Le monde de l’énergie en général, et celui de l’électricité en particulier, est en perpétuel mouvement. À l’heure où les innovations technologiques font largement leur apparition dans le domaine de l’énergie et où les initiatives locales sont florissantes, nous assistons à une révolution des modes de gouvernance.
À cela s’ajoute la politique menée en faveur de la protection du climat et du développement des énergies renouvelables qui propose de nouveaux défis à relever.
Pour atteindre ces objectifs, les réseaux doivent s’adapter pour accueillir en toute sécurité et de façon optimale le développement des énergies renouvelables décentralisées. Dès lors, trois problématiques sont fondamentales : l’adaptation et la modernisation des réseaux, le niveau de gouvernance de la politique énergétique et enfin le poids financier de toutes les décisions prises en la matière. Dans le cadre de ses missions, le régulateur ne peut manquer de se poser ces questions. En effet, la Commission de régulation de l’énergie a, notamment, pour mission de veiller au bon fonctionnement et au développement des réseaux d’électricité au bénéfice des consommateurs finals et en cohérence avec les objectifs de la politique énergétique, notamment les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de maîtrise de la demande en énergie et de production d’énergie renouvelable.
Aujourd’hui, le développement des réseaux dits intelligents est rendu nécessaire par les nombreux enjeux auxquels les systèmes et le marché électriques sont confrontés. Malgré les efforts faits en faveur de l’efficacité énergétique, il faut tout d’abord faire face à la hausse de la consommation électrique. Celle-ci s’explique par des facteurs d’ordre économique, démographique mais aussi par l’introduction de nouveaux usages comme le véhicule électrique. Il s’agit de faire passer plus d’énergie dans les réseaux sans en dégrader la qualité. Par ailleurs, la gestion de la pointe constitue depuis plusieurs années un enjeu particulièrement important. En hiver, faire face à une diminution de la température extérieure d’un degré requiert la circulation de 2 100 mégawatts d’électricité supplémentaire sur les réseaux français, soit la moitié du supplément de la consommation de l’Europe. Enfin, la lutte contre le changement climatique est aussi un enjeu majeur pour les réseaux électriques. Le paquet climat-énergie a fixé des objectifs précis en matière d’intégration des énergies renouvelables, de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’efficacité énergétique.
L’utilisation des nouvelles technologies dans les réseaux électriques va permettre de répondre dans une certaine mesure à ces défis. Les Smart grids permettront de lever certaines contraintes sur les réseaux en rendant par exemple possible la mise en place d’un système de gestion de la demande ou encore la possibilité de délestages plus ciblés. Les réseaux seront plus communicants et plus réactifs.
Les évolutions des réseaux électriques actuels vers des réseaux intelligents se feront progressivement, notamment, grâce au déploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC) sur les réseaux publics de distribution d’électricité en basse tension, qui constituent, à ce jour, le maillon de la chaîne électrique le moins équipé de technologies communicantes.
La Commission de régulation de l’énergie souhaite accompagner et soutenir l’effort d’innovation des gestionnaires de réseaux en leur donnant les moyens de mener à bien les projets nécessaires pour relever les défis posés par l’évolution des réseaux électriques, et en préparant l’adaptation du cadre de développement des projets de réseaux intelligents utiles pour la collectivité.
Avec cette évolution de l’intelligence des réseaux et en particulier l’apparition des compteurs communicants, deux mondes se sont rencontrés : le monde traditionnel de l’énergie et celui de la communication et d’internet. Cela a conduit des acteurs locaux – des collectivités, des communautés de communes, des chambres de commerce – à engager des initiatives auxquelles la Commission de régulation de l’énergie s’est beaucoup intéressée. Elle en a recensé plus d’une centaine sur son site internet et a participé à plus d’une dizaine de tables rondes en région pour rencontrer les acteurs locaux. Cela lui a permis de mettre en évidence que l’innovation vient surtout du niveau local. Cette réalité est aujourd’hui incontournable.
À la lumière de ce constat, il est indéniable que la politique énergétique de demain doit s’envisager non seulement à l’échelle européenne et nationale, mais aussi à l’échelon des territoires.
Cette question de la gouvernance est primordiale. Pour en saisir tout l’enjeu, il est important de prendre conscience qu’en matière d’énergie toute décision a des conséquences à tous les niveaux. L’exemple le plus parlant à cet égard est celui du développement du gaz de schiste aux États-Unis. Imprévu, il a eu des effets considérables sur le marché mondial de l’énergie. La baisse des prix du gaz provoquée par son exploitation intensive a engendré la baisse des prix du charbon. En Europe, cela a notamment eu pour conséquence que l’Allemagne ait massivement recours à ce combustible fossile. Ses émissions de CO2 ont alors bondi et ce, malgré son choix de développer les énergies renouvelables de façon intensive depuis plusieurs années.
Le principal constat concernant la gouvernance de l’énergie est qu’à l’heure où le marché européen de l’énergie se dessine enfin, il y a en parallèle un renouveau de l’action décentralisée en termes de gestion de l’énergie.
En effet, nous sommes très proches de l’achèvement de l’Europe des réseaux de transport de l’électricité et du gaz. Ces réseaux sont le fondement tangible de la construction du marché européen. Leur optimisation et le fonctionnement des marchés s’approchent de plus en plus des objectifs de sécurité d’approvisionnement envisagés au début de la construction de l’Europe de l’énergie.
Toutefois, avec l’intégration des énergies renouvelables décentralisées et la gestion de la demande au plus près du consommateur, l’échelon local devient incontournable. C’est la raison pour laquelle, le débat sur le partage de responsabilité entre les niveaux européen, national et local est incontestablement un sujet central depuis environ quatre ans.
Ceci n’est pas antinomique. Grâce à leur proximité avec la population et leur connaissance des spécificités de leurs territoires, les autorités locales sont des acteurs de premier plan, à la fois pour faire remonter du terrain des éléments de diagnostic utiles à la définition d’une politique énergétique pragmatique et pour expérimenter de nouveaux dispositifs à l’échelle locale. Les actions des villes et des établissements publics de coopération intercommunale dans le domaine de l’énergie présentent de nombreuses synergies avec les autres politiques urbaines : aménagement, habitat, transport, gestion de l’eau et des déchets. Elles s’articulent aussi avec celles des autres acteurs locaux, comme les CCI ou les régions. Il y a donc là un véritable potentiel d’innovation pour imaginer les politiques publiques qui répondent aux défis économiques, sociaux et environnementaux liés à l’énergie.
De l’autre côté de la chaîne, l’Europe prend de plus en plus de poids dans la gestion de l’énergie. Il s’agit non seulement du rôle de la Commission européenne, mais aussi de l’ACER, Agence de coopération des régulateurs de l’énergie, moins connue du grand public. Cette agence, créée en 2010 dans le cadre du 3e paquet énergie-climat se développe beaucoup. Pour le moment, elle intervient surtout au niveau des contentieux éventuels entre deux régulateurs de pays voisins et dans la surveillance des marchés de gros. Elle a aussi des responsabilités dans la surveillance du marché de détail, et il est certain que son rôle prendra de plus en plus d’importance dans les années à venir.
Ces nouveaux pôles de gouvernance, européen et local, viennent bousculer le système énergétique français qui depuis 1945 était relativement simple, avec deux grands acteurs : l’État et EDF. Pour certains, l’ouverture du marché a “désoptimisé” l’intégration des groupes verticalement intégrés en rendant indépendants les réseaux de transport et en essayant de rendre indépendants les réseaux de distribution.
Il est certain que nous sommes face à plus de complexité, face à la transition d’un monde bipolaire à un monde multipolaire comptant de nombreux acteurs devenus des passages obligés. Ce passage est rendu d’autant plus complexe qu’il doit s’effectuer en respectant le principe de péréquation tarifaire c’est-à-dire l’application d’un même tarif sur l’ensemble du territoire. Ce qui dans le paysage européen, est une spécificité française.
Le foisonnement des initiatives locales pose aussi la question de leur financement. La contribution au service public de l’électricité (CSPE) finance à la fois les énergies renouvelables et la péréquation tarifaire. À ce titre, elle joue un rôle important, et finalement peu connu et mal compris par les consommateurs français. Pourtant, fixée en 2015 à 19 €/MWh consommé, elle représente environ 16 % d’une facture moyenne d’électricité.
Créée en 2003, la CSPE a connu des évolutions notables. Elle suscite des interrogations quant à son encadrement et à sa gouvernance. La Commission de régulation de l’énergie, qui calcule et propose chaque année au ministre chargé de l’énergie le montant des charges de service public et le niveau de contribution permettant de les couvrir, a jugé utile de publier fin 2014 une analyse très détaillée à la fois rétrospective et prospective de ces charges. Entre 2002 et 2013, elles ont presque quadruplé, passant de 1,4 Md€ à 5,3 Md€. Sur cette période, le montant cumulé des charges s’élève à 30 Md€ dont 19 Md€ consacrés aux énergies renouvelables.
Souvent la réelle difficulté réside dans la nécessité de concilier une vision “climat” à moyen/long terme – c’est-à-dire à 2025 ou 2030 – avec des moyens réalistes pour y parvenir. Il faut concilier les idées et la réalité économique, juridique et technique. Nous savons aujourd’hui que les EnR, les réseaux intelligents et les initiatives locales feront partie durablement de notre paysage énergétique. Nous devons donc passer d’un monde que nous connaissons bien à un monde encore peu connu et la proximité jouera un rôle primordial dans la réussite de cet objectif. Nos concitoyens doivent s’approprier les questions complexes relatives à l’énergie, au climat, à la réalité des prix… Tous les échelons devront œuvrer dans le même sens car la loi ne suffira pas à concilier une volonté et une réalité. Comme le disait le sociologue Michel Crozier : “On ne change pas la société par décret”. La nécessaire appropriation par l’individu de réalités économiques très complexes passera avant tout par l’échelon des territoires. Ceci constitue un véritable défi pour l’ensemble des acteurs du monde de l’énergie et pour la Commission de régulation de l’énergie.
Philippe de Ladoucette, président de la Commission de régulation de l’énergie