Qu’est-ce-que Poutine a dans la tête en ce début de siècle imprévisible ? Alors que le président russe est plus que jamais présent sur la scène internationale, Michel Eltchaninoff, spécialiste de phénoménologie et de philosophie russe, tente de répondre à cette question dans son essai intitulé “Dans la tête de Vladimir Poutine”.
Comprendre la stratégie de Poutine à travers la philosophie russe pourrait en étonner plus d’un. Poutine n’est pas féru de philosophie, il n’est pas un intellectuel et ne souhaite pas imposer une idéologie d’état sur le mode soviétique. Il est avant tout un réaliste qui aime lancer dans ses déclarations des idées ancrées dans l’histoire et la tradition russe explique Michel Eltchaninoff.
Pourquoi alors parler des racines intellectuelles de l’offensive russe ? Quels sont les fondements de sa doctrine ? et quelles en sont ses visées ? Michel Eltchaninoff persiste et signe, à travers la pensée russe et l’entourage de Poutine constitué par “les prophètes du conservatisme” qui ont le vent en poupe au Kremlin, une “voie russe” est en train de se dessiner, et pourquoi pas la construction d’un “empire eurasiatique”.
Un entourage influent
Pour étayer son analyse, l’auteur passe en revue les personnes influentes qui gravitent autour de Poutine, les fameux “prophètes du conservatisme”. Outre les conseillers qui rédigent ses discours, il a dans son entourage quelques personnes qui “prétendent au titre d’idéologues”. Le plus impliqué dans la pensée russe et dans la vision ultra-conservatrice du monde est Vladimir Yakounine. Titulaire d’un doctorat en science politique, président de la société de chemins de fer russes, très proche du président, il organise à grands frais des rencontres intellectuelles autour du “Dialogue des civilisations” et défend des positions violemment anti-occidentales.
Enfin, s’ils ne sont pas des politiques, deux autres hommes influencent la réflexion du président russe : le célèbre cinéaste Nikita Mikhalkov, depuis deux décennies, prétend incarner un renouveau d’une “Russie blanche” après la chute du communisme. Il explore inlassablement la figure du philosophe “blanc” Ivan Ilyine. Ce dernier apparaît fréquemment dans les programmes d’examens. Enfin, Poutine aurait un confesseur, le Père Tikhone Chevkounov. Il est puissant et craint. On lui prête une réelle influence.
Poutine a baigné dans le culte du patriotisme, de la culture militaire
Une autre institution occupe une place fondamentale dans sa vie : le KGB (Comité de sécurité de l’état). Il a mal vécu les révolutions en Géorgie fin 2003 et Ukraine fin 2004 et l’adhésion des pays baltes à l’OTAN et à l’Union européenne. Après la période de la présidence Medvedev, de 2008 à 2012 et son retour à la présidence, Vladimir Poutine affirme sa volonté de défendre la “voie russe” contre “l’hostilité de l’Occident” et d’accélérer le projet d’Union eurasiatique (effectif depuis début 2015 avec la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Arménie en attendant d’autres adhésions). L’auteur rappelle que les théoriciens de l’eurasisme ont tenté de montrer qu’il existait entre l’Europe et l’Asie un “troisième continent”, une Eurasie cohérente du point de vue du climat, de la végétation, des langues ou du relief, unissant slaves orthodoxes et turcophones musulmans ou bouddhistes. Selon le président russe, cette diversité interne ne peut toutefois se déployer que dans le cadre d’un État fort qui empêche les tendances centrifuges. À ces conditions, la Russie peut même représenter un modèle pour le monde. Comme il le dit dès 2003, “la Russie, comme pays eurasiatique, est un exemple unique où le dialogue des cultures et des civilisations est pratiquement devenu une tradition dans la vie de l’État et de la société” (intervention lors du Conseil pour la culture et l’art, 25 novembre 2003, Moscou). “Symbole de l’harmonie des différences, la Russie est légitime, aux yeux du président russe, pour prendre la tête de l’Union eurasiatique” explique l’auteur.
“À partir d’un héritage soviétique assumé et d’un libéralisme feint, le premier plan de Poutine est une vision conservatrice. Le deuxième est une théorie de la “voie russe”. Le troisième, un rêve impérial inspiré des penseurs eurasistes. Une théorie hybride qui promet un avenir agité” avertit Michel Eltchaninoff.
Michel Eltchaninoff
Dans la tête de Vladimir Poutine. Les racines intellectuelles de l’Offensive russe
Actes Sud, 2015
176 p. – 18 €