En avril et mai dernier LaPrimaire.org a réalisé en partenariat avec le CNRS, l’Université de Paris Dauphine et l’Ecole Polytechnique une expérimentation scientifique sur le jugement majoritaire dans le cadre de l’élection présidentielle. Michel Balinski, directeur de recherche (émérite) CNRS à l’Ecole Polytechnique, et Rida Laraki, directeur de recherche CRNS à l’Université de Dauphine et professeur à l’Ecole Polytechnique, inventeurs de ce mode de scrutin, ont répondu à nos questions.
Qu’est-ce que le jugement majoritaire ?
Le jugement majoritaire est un mode de scrutin que nous avons inventé après l’élection présidentielle de 2002. Le mal observé durant cette élection illustre un paradoxe que les théoriciens connaissent depuis longtemps : la multiplication des candidatures peut changer le gagnant de l’élection. Au delà de ce problème, le scrutin majoritaire empêche l’électeur de s’exprimer : on le force à choisir un candidat alors qu’il a des opinions sur tous les candidats.
Le jugement majoritaire repose sur une théorie mathématique développée dans un livre paru chez MIT Press en janvier 2011. Il est basé sur une idée démocratique simple : permettre à l’électeur d’exprimer pleinement son opinion sur chacun des candidats dans un langage courant et naturel. Pour ce, il lui est posé une question solennelle : « Pour présider la France, ayant pris tous les éléments en compte, je juge en conscience que ce candidat serait » et l’électeur y répond en donnant son avis sur chaque candidat en lui attribuant une mention dans l’échelle commune de mesure : Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, A rejeter. Il n’y a qu’un seul tour et le gagnant de l’élection est le candidat le mieux évalué par une majorité (ayant la « mention-majoritaire » la plus élevée).
Il est démontré, en théorie et en pratique, que parmi toutes les méthodes de vote évitant les paradoxes d’Arrow (ajouter ou retirer un candidat « mineur » ne change pas le gagnant) et de Condorcet (il existe toujours un gagnant), le jugement majoritaire est le mode de scrutin le moins manipulable.
Qu’est-ce qui a motivé cette expérimentation ?
En 2007 et 2012 (au premier tour de la présidentielle), et en 2011 (au premier tour des primaires socialistes), le jugement majoritaire a été expérimenté à la sortie des bureaux de vote. Les électeurs, après avoir voté officiellement, ont été invités à voter sur papier avec le jugement majoritaire. Quelque mille à deux mille électeurs ont participé à chaque expérimentation. En 2016, LaPrimaire.org a adopté le jugement majoritaire et l’a utilisé pour l’élection de la candidate citoyenne Charlotte Marchandise avec plus de 33 000 électeurs au second tour. Plusieurs innovations ont été introduites : vote électronique, technologie blockchain, tirage aléatoire au premier tour. L’objectif de cette expérience est de populariser le jugement majoritaire et permettre au plus grand nombre d’électeurs de se familiariser avec ce mode de scrutin.
Concrètement, comment avez-vous procédé ?
La participation à l’expérience a été limitée aux électeurs ayant un compte Facebook ou un compte LaPrimaire.org pour éviter des votes multiples. La collecte des résultats était anonyme et le vote difficilement falsifiable grâce à l’utilisation de la technologie blockchain Ethereum à travers le module de vote Cocorico. Au premier tour, le vote a été ouvert sur Facebook entre le 11 avril et le 23 avril 2017. Les électeurs ont d’abord été invités à évaluer les onze candidats officiels, puis dans un second lieu, à évaluer les quatre finalistes des différentes primaires (Yannick Jadot, Alain Juppé, Charlotte Marchandise, et Manuel Valls). Le faire en deux temps montre à l’électeur que, sans changer son opinion ni son vote sur les onze candidats, il peut continuer à s’exprimer sur les autres candidats (ce qui n’est pas possible avec le scrutin majoritaire).
Au deuxième tour, l’expérimentation a été ouverte du 27 avril au 7 mai. Cette expérimentation n’avait pas été annoncée avant la fin du premier tour pour éviter une confusion puisque le jugement majoritaire ne nécessite qu’un tour. 15 251 électeurs y ont participé. Les raison de l’expérimentation du second tour sont multiples :
- jamais le jugement majoritaire n’avait été expérimenté pour deux candidats ;
- certains prédisaient que les électeurs allaient donner la mention maximale au candidat qu’ils préfèrent et la minimale à l’autre candidat. Nous voulions vérifier cette hypothèse ;
- même avec deux candidats, le scrutin majoritaire peut se tromper (le paradoxe de domination) et ce paradoxe a une probabilité élevée de se produire et même avec deux candidats ;
- le scrutin majoritaire oblige les électeurs à faire un choix alors qu’ils ont des opinions très variées.
Quels sont les résultats de cette expérimentation ?
52 809 électeurs ont participé au premier tour. 54 % ne connaissaient pas le jugement majoritaire, mais 95 % ont préféré exprimé leur opinion selon le jugement majoritaire plutôt que le scrutin majoritaire.
Au premier tour, les résultats sont extrêmement biaisés : Mélenchon est le candidat préféré de 41 % des électeurs suivi de Hamon 20 % puis Macron 16 %. Le jugement majoritaire respecte cette ordre, Jean-Luc Mélenchon se place premier avec la mention-majoritaire « Bien », « Benoit Hamon arrive deuxième avec la mention « Assez bien », puis Emmanuel Macron est jugé « Passable ». L’analyse en détail des résultats de cet échantillon très biaisé à gauche suggèrent que :
Les électeurs de Mélenchon apprécient Hamon et inversement. La présence de Hamon a probablement empêché Mélenchon d’accéder au second tour, et celle de Mélenchon a réduit considérablement le score de Hamon au premier tour. Avec le jugement majoritaire, la présence de l’un ne va pas nuire à l’autre ;
Les résultats sur les quatre candidats finalistes des différentes primaires montrent que Alain Juppé est apprécié autant que Emmanuel Macron alors que François Fillon est rejeté par ces mêmes électeurs. On peut imaginer que Alain Juppé aurait été un concurrent dangereux pour Emmanuel Macron ;
Les résultats du deuxième tour sont plus intéressants scientifiquement. Seulement 6 % d’électeurs ont attribué « Très bien » à un candidat et ont rejeté l’autre et 20 % ont rejeté les deux candidats.
Macron aurait gagné (en suffrage exprimé) 87 % contre Le Pen. Cependant, une grande partie des électeurs qui préfère Macron donne une mention « A rejeter » à Le Pen et une mention « Passable » ou moins à Macron. Ainsi, les chiffres des résultats avec le scrutin majoritaire masquent une réalité beaucoup plus nuancée. Gagner avec 87 %, 55 % ou 51 % n’implique rien sur l’appréciation des qualités respectives des candidats.
Quels enseignements en tirez-vous ?
L’enthousiasme exprimé par les participants et la multiplication des initiatives citoyennes pour vulgariser le jugement majoritaire par des vidéos, des BD, ou des textes illustrés montrent que les électeurs ont un désir profond de pouvoir exprimer leur opinion. Certains électeurs votent utile depuis toujours et voient dans le jugement majoritaire une solution pour échapper à ce dilemme. Depuis des siècles les scientifiques connaissaient les défauts du scrutin majoritaire. Depuis des années, les Français se rendent compte que ce système les empêche de s’exprimer librement. Désormais il y a un remède. Un débat national sur le choix d’un mode de scrutin s’impose.
Michel Balinski
Directeur de recherche (émérite) CNRS à l’Ecole Polytechnique
Rida Laraki
Directeur de recherche CNRS à l’Université de Dauphine, professeur à l’Ecole Polytechnique
Propos recueillis par Florence Delivertoux