Dans un contexte national particulièrement défavorable à la majorité présidentielle, Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense depuis mai 2012, est élu en Bretagne avec plus de 51 % des suffrages au second tour des élections régionales de 2015.
Proche d’un Président parmi les plus impopulaires de la Ve République, il est le mieux élu de tous les présidents de Région. Déjà élu en 2004 et 2010 à la présidence de la Région, Jean-Yves Le Drian réalise une performance électorale inédite.
Comment expliquer cette victoire dans une France qui se droitise inexorablement ? Les raisons sont à rechercher tout à la fois dans le « grand basculement »1 Revue d’histoire politique, hors série 10, p. 23-36.] de la Bretagne électorale de ces trente dernières années et dans le parcours personnel de Jean-Yves Le Drian. En effet, la Bretagne a connu de profondes évolutions socio-économiques et culturelles qui ont bénéficié pour l’essentiel à une gauche réformiste en phase avec l’héritage démocrate-chrétien de la région. La trajectoire politique de Jean-Yves Le Drian incarne cette évolution d’où une stratégie habile de rassemblement autour d’un homme symbolisant une forme de syncrétisme breton. Il va sans dire que cette stratégie a été facilitée par un contexte international périlleux où les missions régaliennes qu’il exerce ont renforcé encore cette image de « protecteur » de la Bretagne. Si l’ampleur de la victoire de Jean-Yves Le Drian est incontestable, reste pour lui le plus difficile : transformer cette victoire inédite en un projet mobilisateur pour la Bretagne du XXIe siècle. Dernier grand leader politique de sa génération, il a désormais la légitimité pour proposer une gouvernance régionale renforcée. Sans cela, il pourrait être le dernier menhir de la gauche bretonne.
L’empreinte démocrate-chrétienne
Terre majoritairement conservatrice, longtemps dominée par le château et l’Église pour reprendre la formule d’André Siegfried2, la Bretagne change profondément à la fin du XIXe siècle3. Dans l’Église catholique des courants de pensée progressistes s’affirment à la suite du Sillon de Marc Sangnier ; l’école de la République pénètre dans les campagnes, les paysans accèdent en plus grand nombre à la propriété, les ports connaissent un développement rapide et des pôles industriels apparaissent. À mesure que ces piliers idéologiques, économiques et sociaux bougent, le visage des droites change aussi en Bretagne.
Ainsi, dès le début du XXe siècle, la droite monarchiste se voit concurrencée par une nouvelle force politique démocrate-chrétienne qui conquiert des positions électorales dans le Léon, en Morbihan et en Ille-et-Vilaine. S’appuyant sur la force médiatique du journal L’Ouest-Éclair, fondé en 1899 par des abbés démocrates, dont l’abbé Trochu, ce courant se développe autour du conflit entre l’Église et l’État dans des zones de contact entre les zones de droite traditionnelle et des secteurs plus progressistes comme dans les secteurs de Loudéac, Morlaix, Dinan, le bassin de Rennes4.
Ce centre droit connaît son véritable apogée dans les décennies d’après-guerre sous l’égide du Mouvement républicain populaire (MRP) qui représente le courant démocrate-chrétien en Bretagne. En 1946, il obtient 40 % des voix, et dix-huit députés en Bretagne. En 1951, malgré la concurrence du mouvement gaulliste, le MRP obtient dix sièges de députés dans la région. Le poids de la démocratie chrétienne se maintient aux législatives suivantes de 1956 où il redevient la première force du paysage politique breton avec 22,8 % des suffrages exprimés et treize sièges parlementaires. Ce score se démarque largement de la moyenne réalisée par le parti à l’échelle nationale. Il est plus de deux fois supérieur (10,8 %) à la moyenne française et reflète l’identité d’une Bretagne catholique et encore rurale, dans laquelle le poids des notables demeure important.
La politique est en effet à cette époque encore très largement perçue au travers de personnalités bien ancrées, dont l’appartenance politique importe moins que la notoriété locale. Parmi les piliers centristes, on trouve André Colin, issu de l’Action catholique et résistant qui domine la vie politique finistérienne pendant trente ans ; Paul Ihuel, agriculteur, député du Morbihan de 1936 à 1942 puis de 1946 à 1958 et président du Conseil général du Morbihan de 1946 à 1964 ; Paul Hutin-Desgrées, député d’Ille et Vilaine et fondateur de Ouest-France à la Libération, Marie-Madeleine Dienesch, professeur en lycée et députée dans les Côtes-du-Nord ou encore Henri Fréville élu maire de Rennes en 1953 et qui le restera jusqu’en 1977.
Dans les décennies d’après-guerre, d’autres personnalités centristes venues du radicalisme ou d’un socialisme non marxiste, comme René Pleven dans la région de Dinan, complètent l’image d’une Bretagne modérée sur le plan politique.
Le gaullisme prend progressivement la relève du centrisme en Bretagne, mais sans jamais le dominer complètement. Le RPF (Rassemblement du peuple français), créé par de Gaulle « contre le régime des partis » et contre les communistes, fut ainsi le grand vainqueur des législatives de 1951, mais sa dissolution interdit l’enracinement précoce d’un gaullisme électoral.
Il faut attendre les élections législatives de 1962 pour que l’Union pour la nouvelle République (UNR) devienne majoritaire en Bretagne avec 30 % des suffrages exprimés contre 23 % au MRP. Attachée à l’homme du 18 juin, la Bretagne le lui manifeste lors des élections présidentielles et des référendums des débuts de la Ve République. Lors de l’élection présidentielle de 1965 les Bretons accordent respectivement au premier tour 48,69 % à Charles de Gaulle, 26,54 % à François Mitterrand et 19,5 % des voix à Jean Lecanuet. Il serait pour autant difficile de diagnostiquer la disparition de la sensibilité centriste en Bretagne.
Ainsi, en 1995, Édouard Balladur, dont le profil est proche de la famille centriste, devance Jacques Chirac en Bretagne au premier tour de l’élection présidentielle (21,8 % contre 20,6 %). Lors du premier tour de l’élection présidentielle de mai 2007, François Bayrou obtient en Bretagne l’un de ses résultats les plus significatifs avec 22,5 % des suffrages exprimés contre 27,8 % à Nicolas Sarkozy et 28,1 % à Ségolène Royal.
L’emprise d’une gauche réformiste
Terre de démocratie chrétienne, la société bretonne reste attachée à des valeurs telles la modération politique et morale, la croyance dans le travail et l’ascension sociale, la défense d’une culture singulière et de formes décentralisées d’organisation. Ces valeurs traditionnellement incarnées par les leaders MRP dans la Bretagne des années 1950-1960 correspondent aujourd’hui aux leaders d’une gauche progressiste qui assument l’héritage chrétien et l’engagement à gauche. Nombre de grands leaders politiques de gauche de ces dernières décennies comme Edmond Hervé, Charles Josselin, Louis Le Pensec ou Jean-Yves Le Drian incarnent bien cette synthèse orginale entre l’humanisme laïc et chrétien.
L’extension de ce vote à gauche repose avant tout sur une série de facteurs économiques et sociaux. Les décennies d’après-guerre voient l’encadrement social et économique du vote évoluer considérablement en Bretagne. Le développement économique s’accélère, la pratique confessionnelle décroît très largement favorisant une large évolution des mentalités. À partir des années 1960, de nombreux catholiques franchissent le pas d’un engagement à gauche via la CFDT ou le PSU des années 19705. L’agitation sociale et politique des années 1970, avec des conflits sociaux comme le Joint français ou politiques avec des combats pour l’environnement ou la langue bretonne, profitent également à la gauche qui capte ces problématiques émergentes. Par ailleurs, à partir des années 1960, la Bretagne s’urbanise rapidement pour connaître aujourd’hui un taux d’urbanisation très proche de la moyenne nationale. La péri-urbanisation de plusieurs agglomérations bretonnes bénéficie aux forces de gauche. La périphérie de Rennes est particulièrement affectée avec une cinquantaine de communes qui passent de droite vers la gauche entre 1958 et 2001. Mais on trouve des évolutions similaires à la périphérie de Brest, de Lorient, Quimperlé et très récemment à la périphérie de l’agglomération vannetaise. Dans la première décennie du XXIe siécle, la Bretagne est donc devenue un bastion du Parti socialiste.
Ainsi, toutes formations confondues, la gauche socialiste est la force politique qui, en Bretagne, a connu l’évolution la plus significative depuis 19586, Revue d’histoire politique, 2014/3, hors série 10, p. 51-68.]. Elle contrôle aujourd’hui les principales agglomérations bretonnes. Seules les villes de Vannes et Saint-Malo ont résisté à cette inversion de tendance. À cet égard, les élections cantonales et régionales de mars 2004 ont constitué un tournant symbolique important. Pour la première fois dans l’histoire électorale de la Bretagne, la gauche ne domine pas seulement en nombre de voix obtenues, mais également en termes de positions de pouvoir dans les collectivités territoriales. L’élection présidentielle de 2007 confirme cette évolution à rebours de l’ensemble hexagonal, la Bretagne votant majoritairement pour la candidate socialiste, Ségolène Royal, au premier tour (28,14 % contre 27,81 % à Nicolas Sarkozy) comme au second (52,62 % contre 47,38 %), ce qu’ont confirmé les élections législatives du mois de juin (quatorze députés de gauche élus contre douze pour la droite). Les élections sénatoriales de 2011 et les élections présidentielle et législatives de 2012 ont encore amplifié cette domination avec l’élection d’une majorité de sénateurs de gauche et de vingt-deux députés sur vingt-sept possibles ! (tableau 1).
Tableau 1 – Le rapport droite-gauche en Bretagne administrative lors des élections législatives (1978-2012)
Le déclin des droites
À droite, en revanche, le déclin s’est accéléré. Dans les années 1980-1990, les accords électoraux entre l’UDF et le RPR permettent à la droite bretonne de conserver certaines positions. Ainsi, Yvon Bourges (1988 à 1998) puis Josselin de Rohan (1998-2004) occupent la présidence de la Région. Cependant, le déclin des droites est déjà en marche. Elles deviennent pour la première fois minoritaires lors des élections législatives de 1981 avec 48,1 % des suffrages. Pourtant, en terme absolu, la droite est restée stable. À quelques milliers de voix près, le poids de son électorat est très comparable des débuts de la Ve République à nos jours. Mais les apports de population liés à l’urbanisation des agglomérations bretonnes, à partir des années 1970, lui sont plutôt défavorables. La création de l’UMP en 2002 accélère ce déclin. Les derniers grands leaders du courant centriste en Bretagne, en particulier Pierre Méhaignerie, député-maire de Vitré, rejoignent la nouvelle organisation sans pour autant parvenir à faire vivre en son sein un courant centriste. L’UMP, machine de guerre du candidat Sarkozy, a pour stratégie de capter les voix du Front national, ce qui suppose une droitisation de son positionnement idéologique. De fait, cela contribue en Bretagne à l’éloigner de l’héritage centriste et modéré d’où une série de défaites historiques aux élections municipales de 2008, régionales de 2010, sénatoriales de 2011 et législatives de 2012. Seul le Morbihan, dirigé par François Goulard, échappe de justesse à cette Bérézina de la première décennie du XXIe siècle.
Le temps de l’hégémonie est donc loin derrière les droites bretonnes même si les élections municipales de mars 2014 et les élections cantonales de mars 2015 ont redonné espoir à la droite bretonne. Dans un contexte national très favorable, la droite prend le contrôle de vingt villes de plus de 10 000 habitants sur les trente-sept que compte la Bretagne. En mars 2014, six villes basculent de gauche à droite : Quimper avec la défaire symbolique de Bernard Poignant, Pontivy, Auray, Ploemeur, Cesson-Sévigné et Bruz dans l’agglomération rennaise. Une seule de plus de 10 000 habitants, Quimperlé, bascule dans l’autre sens, de la droite vers la gauche. Si les deux plus grandes villes restent à gauche (Rennes et Brest), trois conseils d’agglomération basculent à droite : Saint-Brieuc, Quimper et Concarneau. Les élections départementales de mars 2015 marquent une nouvelle progression de la droite avec la conquête inespérée du conseil départemental des Côtes-d’Armor, contrôlé par le Parti socialiste depuis 1976. La droite bretonne pouvait donc être optimiste pour les élections régionales de 2015.
Jean-Yves Le Drian : une stratégie syncrétique
Mais c’était sans compter sur Jean-Yves Le Drian qui va déployer une stratégie syncrétique valorisant trois élements clés du « modèle breton » : la valorisation de l’identité régionale, la gestion de la relation au centre parisien et enfin la capacité de rassembler par delà sa famille politique. Cette stratégie le conduit à repousser au maximum son entrée en campagne afin d’apparaître au-dessus de la mêlée partisane. Ainsi, avant même que les attaques territoristes de novembre 2015 ne lui permettent de bénéficier d’un statut de candidat/ministre en guerre, certains de ses challengers comme Marc Le Fur ou Isabelle Le Callennec pour Les Républicains, ou encore Christian Troadec pour les régionalistes, succombent à la tentation d’attaquer frontalement ce ministre populaire. Ces attaques s’avèrent totalement contre-productives. Rien n’a semblé affecter le syncrétisme territorial incarné par Jean-Yves Le Drian lors de ces élections régionales de décembre 2015.
En effet, lorsque l’on interroge les Bretons sur leur identité, le double attachement à leur région et à la France est manifeste. Dans une enquête de 2009 pour le CNRS et la Fondation européenne de la science, 50 % des personnes interrogées se sentaient autant bretonnes que françaises et 24 % plus bretonnes que françaises7. Pour espérer recueillir une majorité des suffrages lors d’élections régionales en Bretagne, il est nécessaire pour les candidats de se positionner sur cette articulation région/nation. À ce jeu, force est de constater que Jean-Yves Le Drian s’est nettement imposé par rapport à ces rivaux. Leader étudiant à la faculté des lettres de Rennes en 1968, acteur des mouvements sociaux et culturels de la Bretagne des années 1970, Jean-Yves Le Drian est resté proche du mouvement culturel et de certaines figures du parti régionaliste de gauche, l’Union démocratique bretonne (UDB). Député-maire de Lorient pendant plus de deux décennies, il a soutenu le développeemnt du festival interceltique de Lorient. Arrivé à la présidence de la Région en 2004, il met en place une politique culturelle et linguistique active en s’appuyant sur des figures du mouvement culturel8. L’attachement de Jean-Yves Le Drian à sa région et à sa culture n’est pas contestable. Cela l’amène, en juin 2014, à menacer de démissioner du gouvernement Valls si la Bretagne était fusionnée avec les Pays-de-la-Loire de Jean-Marc-Ayrault9. Il apparaît aux yeux de beaucoup comme le sauveur de la Bretagne, amputée certes de son cinquième département, mais préférable à un Grand Ouest mou. Lors de la campagne électorale, ses concurrents les plus sérieux sur la question régionale comme Marc Le Fur, défenseur acharné de la langue bretonne et de la Bretagne à cinq départements, ou Christian Troadec, leader des Bonnets rouges et candidat régionaliste, ne parviennent pas à convaincre les électeurs d’une « trahison » de Le Drian sur ses engagements envers la Bretagne. C’est l’image du ministre puissant, populaire attaché à la Bretagne qui s’impose très largement. Celle-ci a d’autant plus de raisonnance que, de mai 2012 à décembre 2015, Jean-Yves Le Drian est resté très présent en Bretagne avec des déplacements fréquents sur le terrain et une relation assidue entretenue avec les députés bretons10. Les résultats du premier tour illustrent bien ce tour de force (tableau 2). Marc Le Fur est relégué à plus de 11 points et Christian Troadec ne parvient à passer la barre des 10 % que dans son fief du Finistère. Les écologistes sont même devancés par les régionalistes et quittent le Conseil régional alors qu’en 2010, Guy Hascoët, allié à l’UDB, avait réalisé le score de 12,2 % au premier tour et 17 % au second !
Tableau 2 – Résultats du premier tour des élections régionales en Bretagne en 2015
La double casquette de ministre régalien et d’élu attaché profondément à sa région a ainsi permis à Jean-Yves Le Drian de construire l’image d’un leader protecteur. Il va y ajouter une autre qualité essentielle en Bretagne, celle de rassembleur, en particulier du vote modéré. En effet, dans cette région marquée par la démocratie-chrétienne et encore relativement préservée des extrêmes, c’est au centre que se gagne les élections. Jean-Yves Le Drian et son équipe vont donc s’attacher à dépolitiser cette élection en enlevant toute référence explicite au Parti socialiste11 pour mieux le positionner en rassembleur, en élu modéré et pragmatique capable de transcender les clivages.
À cet égard, le parcours de Jean-Yves Le Drian plaide en ce sens puisqu’il est directement issu d’une famille de chrétiens de gauche qui bascule progressivement vers le militantisme socialiste. Ce leader de la Jeunesse étudiante chrétienne12 dans le Morbihan, puis de l’UNEF Rennes, incarne naturellement l’humanisme chrétien et laïc, si spécifique à la Bretagne. Cette capacité à glisser d’un monde à l’autre lui permet, tout au long de ses nombreux mandats locaux et régionaux, d’entretenir des relais précieux dans les milieux associatifs, culturels, agricoles et économiques de Bretagne. La liste qu’il conduit aux élections régionales correspond à cette trajectoire. Si les apparatchikfs du PS ont bien leur place on y trouve aussi des communistes, des personnalités de sensibilité écologiste, des agriculteurs, des artistes, un leader syndical du mouvement des Bonnets rouges, et même le navigateur Roland Jourdain… Cette capacité de rassemblement fait défaut à ses principaux challengers. Marc Le Fur, député Républicain, doit affronter une fronde des élus UDI, en particulier dans les Côtes d’Armor où le maire de Paimpol, Jean-Yves de Chaisemartin, appelle à voter Le Drian. Christian Troadec de son côté doit faire face à une fronde au sein des régionalistes de l’UDB13 où plusieurs leaders historiques, comme Mona Braz, appellent à voter Le Drian.
Ce profil de rassembleur adossé à celui de protecteur de la Bretagne explique donc cette vague « ledrianesque » au second tour où le candidat socialiste l’emporte de plus de 20 points (tableau 3), alors que le candidat de la droite réalise un score inférieur à celui de Bernadette Malgorn en 2010 (29,7 % contre 32,6 %). Entre le premier et le second tour, Jean-Yves Le Drian récupère l’essentiel des voix régionalistes et écologistes, mais aussi une part significative du vote centriste. Entre 2010 et 2015, Jean-Yves Le Drian gagne plus de 70 000 voix sur son nom au second tour (670 000 voix en 2015 contre 600 000 en 2010).
Tableau 3 – Résultats du second tour des élections régionales en Bretagne en 2015
La droite bretonne sort laminée de ces élections régionales, tout comme les écologistes et les régionalistes. Ces derniers, alliés en 2004 et 2010, étaient parvenus à stabiliser un pôle écologiste et régionaliste au sein du Conseil régional de Bretagne. Aux élections régionales de 1992, les partis écologistes en lice avaient déjà obtenu 15,5 % de suffrages cumulés. Une alliance inédite avec l’UDB en mars 2004 leur avait permis d’obtenir 9,70 % des suffrages au premier tour des élections régionales, puis 12,2 % au premier tour des élections régionales de 2010, puis 17,3 % au second tour de ces mêmes élections. Tout semble désormais à refaire en dépit du score honorable des régionalistes de gauche qui, bien qu’ayant aucun élu, s’impose comme la quatrième force politique régionale. La situation est plus préoccupante pour les écologistes. En faisant le choix d’une stratégie solitaire, en conflit ouvert avec Jean-Yves Le Drian, il n’y a pas, comme en 2010, de fusion entre les deux tours, ils reculent dans la hiérarchie politique régionale.
En revanche, le Front national est l’autre grand vainqueur de ce scrutin. Que ce soient lors des élections présidentielle, législatives ou régionales, le vote FN en Bretagne était traditionnement très nettement inférieur à la moyenne hexagonale. Ainsi, lors des élections régionales, son score est très nettement inférieur à 10 % de 1986 à 2010. Or, en 2015, il mutiplie son résultat au premier tour quasiment par trois, ce qui lui permet de participer à une triangulaire inédite au second (tableau 4).
Tableau 4 – Résultats du Front national au premier tour des élections régionales en Bretagne (1986-2015)
Bien entendu, avec 18,17 % au premier tour, Gilles Pennel, conseiller municipal de Fougères et nouveau leader régional du FN, est encore loin des 28,4 % recueillis par les candidats frontistes en métropole. Cependant, à l’exception du cœur des grandes villes bretonnes comme Rennes ou Brest, il progresse partout et grignote le vote rural traditionnement acquis à la droite traditionnelle. Ces trente dernières années, la Bretagne a surtout été protégée des extrêmes par une bonne santé économique et un héritage démocrate-chrétien rétif aux excès politiques. Les difficultés actuelles du modèle économique breton, ajoutées à la stratégie de « normalisation » du FN et à l’habilité tactique de son leader régional, pourraient changer la donne à moyen terme.
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Les élections régionales de décembre 2015 marquent donc l’apogée de la carrière politique de Jean-Yves Le Drian. Ministre populaire, son action est saluée aussi bien à gauche qu’à droite, il remporte très largement des élections régionales qui s’annonçaient difficiles en Bretagne, suite au mouvement des Bonnets rouges. Deux défis cependant restent devant lui : la modernisation de la Bretagne et la préparation de sa succession. Comme beaucoup de régions françaises, la Bretagne doit s’adapter à la mondialisation économique avec un FN désormais en embuscade. Or, les ressources dont elle dispose sont éparpillées dans un millefeuille institutionnel pour le moins roboratif, en tout cas inadapté à la gouvernance puissante et agile que le développement régional contemporain exige. Jean-Yves Le Drian parviendra-t-il à convaincre les élus bretons du bien fondé du projet d’Assemblée unique de Bretagne défendu par son collègue de gouvernement et Garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas ? Rien n’est moins sûr. Par ailleurs, si Jean-Yves Le Drian est à l’apogée de sa carrière politique, il doit aussi penser à l’après et préparer la relève. Quels sont, dans sa famille politique, les hommes ou les femmes en mesure de reprendre le flambeau du syncrétisme régional qu’il a su incarner ? Seule la réponse à cette question pourrait prolonger l’histoire d’amour entre la Bretagne et cette gauche réformiste.
Romain Pasquier
Directeur de recherche au CNRS – Sciences-Po Rennes
Photo : Rémi Jouan/Wikimedia Commons
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- Romain Pasquier, « Bretagne électorale : le grand basculement », Parlement [s ↩
- André Siegfried, « Tableau politique de la France de l’Ouest », Paris, Armand Colin, 1913. ↩
- Jean-Jacques Monnier, « Le comportement politique des Bretons », Rennes, PUR, 1994. ↩
- Christian Bougeard, « Les notables et les forces politiques de droite en Bretagne dans les années 30 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 109, n°3, 2002. ↩
- Tudi Kernalegenn, François Prigent, Gilles Richard, Jacqueline Sainclivier (dir.), « Le PSU vu d’en bas. Réseaux sociaux, mouvement politique, laboratoire d’idées (années 1950-années 1980) », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010. ↩
- Christian Bougeard, « Les socialistes en Bretagne, étapes et facteurs d’une implantation régionale réussie (1905-2012) », Parlement[s ↩
- Romain Pasquier, « Le pouvoir régional. Mobilisations, décentralisation et gouvernance en France », Paris, Presses de Sciences-Po, 2012. ↩
- Jean Yves Le Drian a par ailleurs soutenu l’implantation du premier lycée Diwan à Carhaix, association d’enseignement du breton en immersion dès la maternelle. ↩
- « À l’Elysée une journée sur la Breizh », Libération, 3 juin 2014, https://www.liberation.fr/politiques/2014/06/03/a-l-elysee-une-journee-sur-la-breizh_1033036 ↩
- Jean-Yves Le Drian reçoit une fois par mois les parlementaires bretons à l’hôtel de Brienne. ↩
- Sur les affiches électorales du candidat Le Drian aucune référence au Parti socialiste ou au gouvernement. Simplement sa photo avec une écharpe jaune : le code couleur, le blason du candidat Le Drian (en 2010 c’était un ciré jaune). ↩
- Jean-Yves Le Drian est issu d’une famille catholique ouvrière de la région de Lorient. Sa mère est une militante connue de l’action catholique ouvrière. ↩
- Tudi Kernalegen, Romain Pasquier, dir., « L’Union démocratique bretonne : un parti autonomiste dans un État unitaire », Rennes, PUR, 2014. En juin 2012, Paul Molac, député apparenté UDB, est élu dans la circonscription de Ploërmel. Il siège avec les écologistes à l’Assemblée nationale. ↩