Si la lutte contre le terrorisme relève des compétences régaliennes de l’Etat, les collectivités ont un rôle essentiel à jouer dans la prévention de la radicalisation estiment les sénateurs Jean-Marie Bockel et Luc Carvounas dans un rapport qu’ils ont co-piloté. Jean-Marie Bockel, président de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et de la décentralisation, nous a accordé un entretien.
Quel rôle peuvent jouer les collectivités territoriales dans la prévention de la radicalisation ?
Les collectivités, et en particulier les mairies, sont les premiers « guichets républicains », en contact direct avec le terrain et les habitants. À ce titre, elles sont le premier échelon de proximité des institutions, et le premier lieu d’accès aux valeurs républicaines, qu’elles se doivent de protéger. Ce sont elles qui, les premières, sont confrontées aux difficultés liées au communautarisme ainsi qu’aux risques de radicalisation.
Par leurs compétences, la plupart des collectivités sont concernées par ces phénomènes. Les communes sont en première ligne en matière de radicalisation.
C’est le cas, en particulier, en raison de leurs attributions en matière éducative et d’animation extra-scolaire, d’aide sociale (centres communaux d’action sociale, crèches, foyers de personnes âgées, centres municipaux de santé), de culture (bibliothèques, salles de spectacle et manifestations culturelles), de sport (accès aux équipements sportifs, aide aux activités sportives, y compris les clubs sportifs…). L’ensemble de l’organisation des services publics de proximité qui relèvent des communes peut être touché. Il n’est pas jusqu’aux compétences en matière d’urbanisme qui ne puissent être « percutées » par le sujet lorsqu’il s’agit, par exemple, de s’interroger sur l’implantation d’un lieu cultuel ou même simplement « culturel », ou encore de certains commerces susceptibles de favoriser des attroupements et l’enracinement de certains réseaux (librairie islamique, fast-food de type kebab…). Enfin, bien sûr, les maires sont directement impliqués en raison de leurs compétences en matière de prévention de la délinquance mais aussi de leurs pouvoirs de police.
Les départements sont impliqués à titre principal en raison de leurs compétences en matière de solidarité : l’aide sociale à l’enfance (ASE), la protection maternelle et infantile (PMI), la procédure d’adoption, l’aide aux personnes handicapées et aux personnes âgées : création et gestion de maisons de retraite, politique de maintien des personnes âgées à domicile, les prestations légales d’aide sociale : gestion du revenu de solidarité active. Il faut y ajouter la gestion et des personnels dits TOS (techniciens, ouvriers et de service) des collèges, ainsi que leur compétence partagée en matière culturelle et sportive.
Les régions sont structurellement moins touchées compte tenu de leur cœur d’attributions qui porte sur l’économie. Toutefois, leurs compétences relatives aux lycées, à la formation professionnelle continue et à l’apprentissage, ce qui inclut l’insertion des jeunes en difficulté et les formations en alternance, peuvent être concernées.
La mobilisation de toutes ses compétences, d’abord, pour évaluer les risques de radicalisation, ensuite pour les réduire, fournissent un levier potentiel considérable pour les collectivités territoriales.
Ajoutons qu’une politique de prévention de la radicalisation ne peut se priver de la source d’informations que représentent les collectivités territoriales, leurs élus et leurs personnels. Ceux-ci connaissent leur territoire ainsi que la population qui y vit. Les élus sont amenés à disposer d’informations précises sur la situation de tel ou tel quartier ou portion de quartier. Leur information est souvent plus fine que celle des services de l’État et leur permet de connaître la situation de familles, de groupes ou d’individus. En outre, les habitants, ou les familles d’individus radicalisés, s’adressent bien souvent d’abord au maire, élu de confiance, pour évoquer leurs inquiétudes. Cette connaissance précise du territoire et de la population avait d’ailleurs été une des justifications de la montée en puissance des maires en matière de prévention de la délinquance. Il doit en être de même en matière de radicalisation.
Au-delà des exemples ponctuels que nous avons analysés dans notre rapport, notre conviction est que les collectivités territoriales doivent s’organiser et capitaliser sur les acquis de la prévention de la délinquance. Elles ont en effet la possibilité de mobiliser l’expérience accumulée au cours de plus de vingt années de partenariat avec l’État dans ce domaine. Cette politique a donné aux collectivités une solide expérience en matière de « co-production » de sécurité dans les territoires via notamment les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance. Ce partenariat s’est traduit par la mise en place de dispositifs souples et adaptables aux besoins du terrain et a rendu possible l’établissement d’une relation de confiance entre les collectivités territoriales et les acteurs étatiques. L’ensemble fournit un modèle pour la prévention de la radicalisation. C’est la raison pour laquelle nous proposons plusieurs recommandations permettant aux collectivités de se doter de stratégies territoriales de prévention de la radicalisation, en lien avec leur politique de prévention de la délinquance.
Vous notez dans votre rapport que certaines collectivités ont d’ores et déjà engagé des politiques de prévention de la radicalisation. Pouvez-vous nous citer quelques exemples ?
De nombreuses initiatives locales montrent que des possibilités d’action existent dans cinq champs distincts : la sensibilisation et la formation des personnels, la détection de signaux faibles et l’identification d’individus concernés, la prise en charge des personnes suivies, la participation à des réseaux internationaux de partage et d’échange sur la radicalisation, l’action sociale et, en particulier, la protection de l’enfance pour ce qui concerne spécifiquement les conseils départementaux.
En matière de sensibilisation, d’information et de formation notre rapport évoque notamment :
- le programme de prévention globale de la Ville de Sarcelles dont le cœur et de former les personnels et acteurs locaux et de constituer un centre ressources de dimension nationale sur la « prévention de la radicalisation » ;
- le volet formation-sensibilisation du plan global de lutte contre la radicalisation du département des Alpes-Maritimes qui a permis de sensibiliser plus de 2 000 collégiens par la participation à des séances de projection d’un film suivies de débats.
En matière de détection et de signalement, nous présentons l’initiative du maire de Chalon-sur-Saône qui a créé une cellule municipale d’échange sur la radicalisation (CMER) qui s’appuie sur les signalements d’agents de terrain volontaires, issus de divers services, formés à repérer les signaux faibles de radicalisation. Nous exposons aussi les procédures de signalement des conseils départementaux des Ardennes ou des Alpes-Maritimes.
Troisième champ d’intervention, plus difficile : la prise en charge des personnes suivies. C’est au cœur de notre rapport, car une fois détectées, les personnes en voie de radicalisation, ou susceptibles d’être radicalisées, ne relèvent pas toutes des procédures judiciaires. C’est ici que se joue l’essentiel de la prévention : éviter à ces personnes de basculer véritablement ou les aider à engager un processus de désengagement par rapport à la radicalisation. Nous présentons deux programmes très différents qui nous semblent les plus intéressants à ce jour : le programme de prévention et de lutte contre la radicalisation développé par la Cour d’appel de Colmar et celui du Centre d’action et de prévention contre la radicalisation des individus (CAPRI) de Bordeaux. Le premier marque une certaine distance à l’égard de la question religieuse, mais est porté par des autorités publiques très volontaristes et une association de mise en œuvre très sérieuse qui s’est donné les moyens d’agir. Le second est très aidé par les associations musulmanes de Gironde et développe une approche interdisciplinaire novatrice.
Il faut dire un mot de l’implication des conseils départementaux qui doit absolument se renforcer, notamment dans la perspective du retour de familles avec enfants des zones de combat. Nous présentons les cas du Val-de-Marne, des Ardennes et des Alpes-Maritimes. Il faut prendre conscience que les enfants soumis à un endoctrinement islamiste radical sont en danger et, à ce titre, doivent pouvoir être pris en charge par la protection de l’enfance, si nécessaire. Par ailleurs, services des conseils départementaux et services de l’État doivent impérativement travailler ensemble. Ce n’est pas toujours facile. Il faut beaucoup former et informer. Mais le message passe. Il est vrai que la prévention de la délinquance a donné à nombre d’acteurs locaux une expérience des partenariats de ce type.
Enfin, les collectivités ne doivent pas se sentir seules face à la radicalisation. Non seulement elles doivent pouvoir faire appel aux services de l’État, mais elles peuvent aussi bénéficier du conseil des réseaux internationaux d’échange en la matière.
Je pense au Forum européen pour la sécurité urbaine (EFUS) dont le représentant en France est le Forum français pour la sécurité urbaine (FFSU) qui joue un rôle important pour diffuser les bonnes pratiques en matière de prévention de la délinquance. Je pense aussi au réseau mis en place par la Commission européenne, Radicalisation Awareness Network (RAN).
Comment renforcer la coopération entre l’État et les collectivités territoriales dans ce domaine ?
En matière de partenariat, beaucoup a été fait pour mieux informer et mieux associer les collectivités, mais des marges de progression importantes existent que nous détaillons dans notre rapport.
La question du partenariat avec l’État a trop longtemps tourné autour de la question de la « fiche S ». Cette question est pour nous mal posée. Nous ne demandons pas la communication de ce qui est un outil très particulier des services de renseignement : les maires n’en ont pas besoin et, généralement, ne le demandent pas. Par ailleurs, disposer de ces fiches les mettrait le plus souvent dans l’embarras, car qu’en faire ? En revanche, l’État doit garantir un bon niveau des informations pertinentes aux élus.
En particulier, les maires ont trois besoins en la matière : Le premier besoin des maires est de connaître la situation globale de la radicalisation sur leur territoire. Le deuxième besoin des maires est d’être informés des situations à risque dans leur domaine de responsabilité, par exemple pour sécuriser des recrutements locaux…Le troisième besoin des maires est de disposer des informations nécessaires pour gérer l’émotion locale.
Parmi nos propositions figure une utilisation plus intensive du nouveau fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT), qui n’est pas connu des élus, alors qu’il est consultable par les maires avant recrutement, via la préfecture. C’est un premier outil. Il ne concerne cependant que des condamnés et il n’inclut pas certains délits, comme celui d’apologie du terrorisme.
C’est pourquoi, au-delà de ce fichier, et notamment pour répondre à la demande de prévenir le recrutement d’individus non encore condamnés mais jugés dangereux, il nous semble important d’engager une réflexion sur la constitution d’un fichier spécialisé et spécifique, distinct du fichier S, destiné à permettre aux présidents d’exécutifs locaux de disposer des informations nominatives nécessaires à l’exercice de leurs fonctions.
Cette réflexion pourrait aussi porter sur la transposition aux procédures de ressources humaines des collectivités locales de la faculté pour un employeur, qui a été créée récemment par la loi dans plusieurs domaines (grands évènements, transports publics de personnes…), de demander, lors d’un recrutement ou d’une affectation sensible, un avis de l’autorité administrative ou une enquête administrative.
Nous pensons aussi que les collectivités peuvent attendre de l’État plus que des informations. L’État doit soutenir les collectivités locales dans leur action, par exemple, lorsqu’il s’agit de faire face à des pressions (entrisme dans des associations, mosquées, MJC…) ou pour lutter contre la déscolarisation des enfants et les écoles clandestines…
Bien sûr, le soutien de l’État, doit aussi être financier. Beaucoup de collectivités n’ont pas les moyens nécessaires pour lancer, seules, des programmes de prévention. Le Gouvernement a renforcé le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). Sans doute faut-il néanmoins consacrer davantage de moyens à la prévention de la radicalisation proprement dite dans les enveloppes dégagées. Sans doute aussi faut-il faciliter l’accès des collectivités petites ou moyennes au FIPD. Enfin, la question se pose, s’agissant d’un problème de long terme comme la radicalisation, de la pérennisation des subventions du FIPD afin de permettre aux collectivités de mener à bien des actions sur le temps long, dans un contexte marqué par de fortes contraintes budgétaires.
Quelles sont vos préconisations pour améliorer et faciliter l’action des collectivités en matière de prévention de la radicalisation ?
J’ai abordé un certain nombre de nos vingt-et-une propositions au fil de mon propos. Mais je voudrais insister sur trois points :
En premier lieu, ce qui manque aujourd’hui c’est une évaluation sérieuse des différentes initiatives locales de prise en charge. Or, les méthodes à utiliser ont été très discutées et certaines initiatives initialement prometteuses (Dounia Bouzar) se sont révélées très décevantes. Une de nos recommandations consiste à demander la mise en place d’un protocole national d’évaluations des initiatives locales, évaluations qui serait réalisées par des spécialistes de l’évaluation de politiques publiques. Une deuxième recommandation suggère que tout programme de prévention comporte, pour bénéficier des fonds de l’État, un volet d’évaluation.
Par ailleurs, il est temps que les collectivités se dotent de stratégies territoriales de prévention de la radicalisation, à l’image de ce qu’elles font depuis des années en matière de prévention de la délinquance, même si les deux sujets ne sont pas totalement réductibles l’un à l’autre. Nous faisons des propositions concrètes pour les aider en la matière.
Mais, troisième point, si les collectivités doivent assumer leurs responsabilités en la matière elles doivent aussi être accompagnées par l’État. À cet égard, le climat de confiance qui a généralement été bâti entre acteurs doit permettre de mieux informer les élus locaux sur la situation de la radicalisation sur leur territoire. Cependant, l’accompagnement de l’État consiste aussi en ce qu’il exerce à plein ses propres missions. Je pense par exemple aux services de l’Éducation nationale, qui doivent jouer tout leur rôle dans le contrôle de la scolarisation à domicile qui se développe significativement dans les milieux radicalisés et forme, en réalité, la base du développement d’un enseignement clandestin.
Jean-Marie Bockel
Sénateur du Haut-Rhin
Ancien ministre
Propos recueillis par Florence Delivertoux