Face aux retournements de l’Histoire, est-il possible d’en imaginer l’issue, d’agir ou de les comprendre ? Avec rigueur et passion, l’historien Marc Ferro explore ces questions, décrypte les causes des aveuglements de notre monde et repère la lucidité de quelques visionnaires.
Pourquoi experts avisés, savants et hommes politiques ont-ils été incapables de détecter les moindres signes annonciateurs d’événements porteurs de bouleversements dans nos conditions de vie ? L’historien Marc Ferro tente dans son ouvrage L’aveuglement : une autre histoire de notre monde de trouver des réponses adéquates. Car que de drames nous ont pris au dépourvu : la Première Guerre mondiale que tout un chacun imaginait courte, la grande dépression de 1929 que personne n’avait prévue, la montée du nazisme, l’extermination des juifs, les émeutes de Mai 68, la révolution islamique en Iran, la chute du mur de Berlin et la fin de l’Union soviétique considérées comme impensables ou encore, plus récemment, l’émergence soudaine du fondamentalisme islamique radical. Peut-on tout prévoir ? Face aux bouleversements de l’Histoire, est-il possible d’en entrevoir l’issue, de les comprendre pour mieux agir ?
Marc Ferro défriche ainsi les broussailles qui obstruent et aveuglent le discernement face à l’Histoire : aveuglements des grands de ce monde, des appareils d’État, aveuglement idéologique, intéressé, mais aussi aveuglement du simple citoyen qui ne considère pas faire partie de l’Histoire. L’auteur dissèque cette cécité dramatique et ses multiples formes, parmi lesquelles : « l’inattendu », « ces nébuleuses qui font l’Histoire », comme par exemple l’éveil chinois, Mai 68 et Al-Qaïda suivi de l’agression du World trade center en 2001, des évènements longtemps « invisibles aux yeux des sociétés constituées d’unions, institutions ou organisations brevetées. Qui donc pouvaient les juger aptes à bousculer l’Histoire ? » se demande Marc Ferro.
La « méprise des masses » constitue une autre forme d’aveuglement. « En revisitant les évènements du 11 novembre 1918, on s’aperçoit qu’une réjouissance paradoxale anime ce jour-là les habitants de Berlin : ils croient avoir gagné la guerre et ignorent que c’est en vaincus qu’ils ont signé l’armistice. Il s’agit d’une méprise de masse qui s’explique par un lavage des cerveaux que la population a subi depuis le début de la guerre sur la surpuissance et l’invincibilité de l’armée allemande. » Nous retrouvons souvent ce genre de méprise dans l’Histoire, « rappelons la joie des Français qui accueillent comme un héros Daladier au retour de Munich en 1938 car ils croient que la paix a été sauvegardée. » ajoute Marc Ferro.
Autres types d’aveuglement : la « crédulité militante » : admirateurs des soviets dans les années 20, « l’auto-persuasion sincère devant la terreur stalinienne ». Après Staline, le culte de nouvelles idoles (Castro, Mao, Khomeiny), « l’optimisme aveugle » lors des crises économiques, « l’esprit doctrinaire », la fascination pour l’Allemagne nazie et les errements des intellectuels. Plus récemment, la « dénégation », le refus de voir la réalité : c’est celui des Européens d’Algérie avant l’indépendance. L’aveuglement naît aussi de la mémoire que les sociétés ont de leur propre Histoire, « Le passé des sociétés est un réservoir inépuisable de ressentiments » écrit-il.
Sommes-nous aujourd’hui plus lucides que le furent les analystes par le passé ? Les grands modèles explicatifs du « sens de l’histoire » ne risquent-ils pas de nous entraîner dans des égarements désastreux ? Marc Ferro nous invite à dessiller notre vision, à raffermir notre clairvoyance et met en garde contre le racisme, la xénophobie, les préjugés sur les étrangers qui sont autant de foyers d’aveuglement. Aussi, se tromper d’ennemi peut-il également nous aveugler. « Le véritable ennemi n’est pas la Russie, comme le prétendent « ceux qui font l’opinion », souligne Marc Ferro. « Notre ennemi en ce moment, ce sont ceux qui tuent nos soldats au Mali, en Syrie. Ce sont ceux qui font des attentats en France. Ce ne sont pas les Russes ». « Il y a une sorte de déni sur l’importance de l’enjeu », insiste-t-il.
Marc Ferro s’interroge également sur la part de responsabilité des médias et des hommes politiques dans l’aveuglement. Il cite à ce propos le constat lucide d’une grande reporter de guerre, Anne Nivat, sur sa profession et sur le rôle des médias dans les aveuglements de l’Histoire. « Soumis à d’énormes pressions, le concert médiatique a trop souvent offert une publicité imméritée aux sources proches des centres de pouvoir qui ont succombé facilement soit à l’excitation psychologique et aux enchères de la guerre, soit à de très professionnelles propagandes gouvernementales. L’excellence de la chorégraphie, la perfection des scenarios, l’inévitable formatage de l’ère du tout médiatique n’ont laissé que peu d’espace à la parole sincère et authentique » (Anne Nivat, Lendemains de guerre en Afghanistan et en Irak, Fayard, 2004, p. 456).
L’ouvrage se termine par un dur avertissement « Si les déséquilibres majeurs, économiques et sociaux, ne sont pas réduits, qu’accords entre États et institutions internationales n’interviennent pas plus en force, prenons garde. La violence dépassera ce qui avait été vu auparavant. Au XXe siècle, le rouge des quartiers de la révolte était le symbole d’un drapeau. Veillons qu’au XXIe siècle le rouge ne soit pas celui de notre sang ».
Marc Ferro dans « L’aveuglement » pose des questions parfois dérangeantes et y répond avec force et pédagogie, sans langue de bois ce qui donne à cet essai un attrait particulier.
« Être historien, c’est réfléchir, se poser des questions, mettre en cause la parole officielle. C’est apprendre aux citoyens à comprendre ; leur apprendre à penser l’histoire… » soutient Marc Ferro, son livre contribue à répondre à cet objectif.
Marc Ferro
Tallandier, 2016
428 p. – 21,90 €