Nombreux sont ceux qui rapprochent l’émotion qui gagne les Français ces jours-ci de celle qui a envahi la nation à l’annonce du décès de Victor Hugo. A juste titre. Parce que, comme Hugo incarnait le combat pour la République, Johnny Hallyday et Jean d’Ormesson représentent une partie du rêve français : celui de la réussite individuelle par le Marché pour l’un, par l’Ecole pour l’autre. Ceux sont deux « Grands hommes », qui sont entrés dans le Panthéon imaginaire national, parce qu’ils incarnent l’esprit de leur temps, le républicain et le démocrate.
Dans un article fameux paru en 1989 dans le Nouvel Observateur, « Etes-vous démocrate ou républicain », Régis Debray s’inquiétait de la « confusion mentale, la confusion intellectuelle entre l’idée de république issue de la Révolution française, et l’idée de démocratie, telle que la modèle l’histoire anglo-saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un terme pour un autre. » Et il s’essayait à distinguer l’une de l’autre, multipliant les oppositions, déclinant les différences et notamment celle-ci : « Les meilleurs en république vont au prétoire et au forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que donne ici le service du bien commun, ou la fonction publique, c’est la réussite privée qui l’assure là. » En 2017, la France reste encore à la fois démocrate et républicaine, pour le pire et le meilleur. En pleurant simultanément Johnny Hallyday et Jean d’Ormesson, les Français se refusent à choisir entre l’idée de démocratie et l’idée de république.
Johnny Hallyday, le démocrate ?
Johnny Hallyday représente l’individu démocratique par excellence. C’est le fils de personne, qui n’a ni passé ni histoire familiale. Et s’il s’est élevé jusqu’au sommet, ce n’est pas en empruntant les voies de la méritocratie républicaine jalonnées d’examens scolaires et de concours universitaires, mais grâce au Marché : l’idole des jeunes, l’homme aux 110 millions de disques vendus, est le symbole de la société de consommation et de loisirs qui naît au lendemain de la guerre. Magnifique interprète, bête de scène monstrueuse, il est d’abord et avant tout un génial entrepreneur dans un secteur qu’il aura vu naître et aura en partie façonné : l’industrie de la culture de masse.
Sa vie et son œuvre cristallisent les espérances et les déceptions, les excès et les réussites de cette société de consommation et de loisirs qui prend son envol à partir des années 1960. En lui se concentrent les principales préoccupations de son époque : la libération sexuelle, l’avènement de la figure de l’adolescent, la douce rébellion à l’autorité parentale etc. En véritable Démocrate, il est un des principaux relais de la vague d’américanisation de la France qui va découvrir tour à tour le rock’n’roll, le twist, le mashed potatoes, le rythm’n’blues, etc. Mais cette américanisation de la culture populaire est surtout une adaptation : il sera d’abord et avant tout un interprète, reprenant les rythmes et mélodies américaines sur lesquels on aura greffé des textes en français.
En ce sens, Johnny Hallyday aura pleinement accompagné les mutations de la société française qui se sont opérées durant la Ve République, dans sa vie privée comme sur la scène.
Il est un des acteurs et un des sujets de cette « seconde révolution française » décrite par Henri Mendras.
Il incarne la France des Trente Glorieuses et celle de l’après.
Jean d’Ormesson, le républicain ?
Jean d’Ormesson représente quant à lui l’ultime avatar de la République des Lettres. Si Johnny Hallyday symbolise le monde issu de Mai 68, l’académicien incarne celui qui l’a précédé. Issu de la noblesse et de vieilles familles françaises, il est avant tout un héritier, d’un titre et d’une histoire. Fils d’un grand commis de l’Etat – son père était ambassadeur, il a emprunté les voies de la méritocratie républicaine, ses études le conduisant au lycée Henri IV puis à l’Ecole normale supérieure et enfin à l’agrégation de philosophie. Homme de lettres et d’ordre, il préféra aux clameurs de la scène le silence studieux d’une bibliothèque et fut un éminent et durable membre de l’Académie française, haut lieu qui s’efforce de résister à l’américanisation de la langue et de préserver la culture humaniste.
Il a sa vie durant incarné une figure caractéristique de la République, le journaliste-écrivain. Le chroniqueur au Figaro magazine s’inscrit dans le sillage de Châteaubriand, de Zola, de Hugo ou de Mauriac. La généalogie, l’histoire et le souci du temps qui passe marquent son œuvre : son roman La Gloire de l’Empire, succession de pastiches d’historiens, en est l’exemple le plus marquant. Dans ses essais les plus récents, marqués du sceau de la pensée humaniste, il aura tâché de préserver, à rebours de l’industrie culturelle de masse, une conception exigeante de la littérature et de la culture.
Homme de Lettres, épris de culture antique et humaniste, Jean d’Ormesson est un des derniers illustres représentants de la République des Lettres et de l’idéal républicain qui attache un intérêt primordial à l’éducation du citoyen.
Ce souci qui animait l’académicien, Régis Debray, avec le sens de la formule qui le caractérise, l’exprime nettement : « La démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières. »
Démocrates et républicains
Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday semblent donc incarner, de façon quasi idéale, l’opposition formulée par Debray entre démocrate et républicain. Ses phrases semblent écrites pour eux : « La république, dans l’enfant, cherche l’homme et ne s’adresse en lui qu’à ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l’enfant dans l’homme, craignant de l’ennuyer si elle le traite en adulte. […] Une démocratie peut vivre à son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu’à terme un ordre s’en dégagera tout seul. En république, la distinction et le discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La première peut se définir comme un optimisme du bruit et la seconde comme un optimisme du recueillement. La « fête de la musique » (comme s’appelle ce jour-là le bruit) incarne la philosophie d’une démocratie, la minute de silence concentre l’âme d’une république. »
Pourtant, il est intéressant de constater que l’un et l’autre ont cherché à s’extraire de ces catégories. Le Démocrate s’est républicanisé quand le Républicain s’est démocratisé.
Johnny Hallyday s’est progressivement institutionnalisé. Il est devenu le chanteur officiel de la nation, celui auprès de qui s’affichent les Présidents de la République, celui qui inaugure le Stade de France, celui qui commémore le 11 janvier. Qui eût pu prévoir, dans les années 1960, qu’il serait un jour l’homme convié aux cérémonies de recueillement et aux minutes de silence ?
Quant à Jean d’Ormesson, il s’est progressivement fait entrepreneur de lui-même. Il a su jouer le jeu de la société de consommation, notamment celui de la télévision, s’affichant dans des émissions culturelles et mêmes les talk show, devenant un auteur à tirages et troquant son nom pour l’affectueux « Jean d’O ». Il y a tellement réussi que certains, lui rendant hommage, l’ont réduit à un soixante-huitard en costume croisé, ne voyant en lui que l’hédoniste !
Mais leurs évolutions respectives, le rayonnement et l’autorité qu’elles leur ont offerts, n’expliquent qu’en partie l’émoi que suscite leur disparition. Les Français ne pleurent pas seulement un grand chanteur et un grand écrivain.
Leur émotion exprime autre chose également : une inquiétude sur les changements qui secouent leur pays.
On ne célèbre que ce qui est en crise ! Que ce qui est fragile et doit être consolidé, que ce qui menace de disparaître et que l’on cherche à retenir une dernière fois.
Célébrations nationales, inquiétudes populaires
En 1885, en accompagnant le convoi funèbre de Victor Hugo de l’Arc de Triomphe au Panthéon, la nation française avait offert un symbole fort à la IIIe République. Jeune, encore fragile, celle-ci avait besoin d’être fortifiée. 1885 est aussi l’année de parution de Germinal qui montre les échecs de la République sociale. Et d’ailleurs la crise boulangiste éclatera quatre ans plus tard seulement. Plus près de nous, en 1998, avec la célébration de la victoire de l’équipe black-blanc-beur au mondial de football, le peuple français soulignait les faiblesses de la cohésion sociale : là non plus, le traumatisme du 21 avril 2002 et la crise des banlieues n’allaient pas tarder. Dernier exemple en date, l’hommage unanime et émouvant des Français à la mort de Philippe Séguin : ils déploraient tout autant la perte d’un grand serviteur de l’Etat aux convictions affirmées que la crise de l’idéal républicain et la fin du gaullisme.
Aussi, la volonté qui anime la nation d’offrir à Johnny Hallyday et à Jean d’Ormesson un dernier hommage national ne traduit-elle pas seulement de la reconnaissance pour l’ensemble de leur œuvre, mais également un sentiment de panique morale qui traverse la société. La disparition de Jean d’Ormesson marque celle de la figure de l’Homme de lettres, qui se pique de tout et de rien, qui se fait le messager contemporain du discours humaniste : son décès fait prendre conscience au peuple français des menaces qui pèsent sur sa culture et sa langue, aussi bien dans leur usage quotidien que dans leur rayonnement international. La mort de Johnny Hallyday réveille les inquiétudes qui agitent la société française autour des transformations de la société de consommation et de loisirs. Il incarnait une forme de « méritocratie par le marché ». A travers ce battant, ce survivant, l’homme toujours seul qui triomphe de tous les obstacles et se lance des défis impossibles, il offrait une image positive de la réussite individuelle.
Leur disparition simultanée lève crûment le voile sur les menaces qui pèsent sur le modèle français.
L’émotion populaire nous révèle que c’est non seulement l’idéal républicain et la place qu’il accorde aux Lumières qui sont menacés, mais aussi l’idéal démocratique et les possibilités qu’il offre d’un accomplissement individuel.
Orgueil et bienfaisance
Nombreux sont ceux qui rapprochent l’émotion qui gagne les Français ces jours-ci de celle qui a envahi la nation à l’annonce du décès de Victor Hugo. A juste titre. Parce que, comme Hugo incarnait le combat pour la République, Johnny Hallyday et Jean d’Ormesson représentent une partie du rêve français : celui de la réussite individuelle par le Marché pour l’un, par l’Ecole pour l’autre. Ceux sont deux « Grands hommes », qui sont entrés dans le Panthéon imaginaire national, parce qu’ils incarnent l’esprit de leur temps.
Mais les différences avec les obsèques de Victor Hugo sont encore plus signifiantes. Maurice Barrès, dans une magnifique page des Déracinés, a décrit cet immense cortège et sa signification profonde : « Cette foule où chacun porte en soi, appropriée à sa nature, une image de Hugo, conduit sa cendre de l’Arc de Triomphe au Panthéon. Chemin sans pareil ! Qui ne donnerait sa vie pour le parcourir cadavre ! […] Certains esprits sont ainsi faits que deux points les émeuvent dans Paris : – l’Arc de Triomphe, qui maintient notre rang devant l’étranger, qui rappelle comment nous donnâmes aux peuples, distribuâmes à domicile les idées françaises, les « franchises de l’humanité », – et cette colline Sainte Geneviève, dont les pentes portent la Sorbonne, les vieux collèges, les savantes ruelles des étudiants. L’Arc de Triomphe, c’est le signe de notre juste orgueil ; le Panthéon, le laboratoire de notre bienfaisance : orgueil de la France devant l’univers ; bienfaisance de la France envers l’univers. »
Assurément, Johnny Hallyday est l’orgueil de la France. C’est le « Elvis français » qui a permis à la société française de vivre son rêve américain. C’est aussi cet enfant de la balle, sans père ni famille, qui est devenu le plus grand chanteur populaire, adulé et respecté par tous. Mais son rayonnement ne dépasse pas les limites de la France : si Johnny descendra les Champs-Elysées, il n’ira pas plus loin.
Jean d’Ormesson, quant à lui, représente la bienfaisance de la France. C’est le « Chateaubriand du XXe siècle », qui a traversé les époques et les modes, faisant un peu de politique et de journalisme, tâchant de trouver sa place dans une société nouvelle qui n’était plus la sienne. C’est aussi l’Humaniste qui a essayé de porter la littérature française et la culture classique dans le plus grand nombre de foyers français. Mais son rayonnement là encore ne dépasse pas les frontières françaises : « Jean d’O » recevra un hommage national aux Invalides et ne gravira pas la Montagne Sainte-Geneviève.
L’émotion qui étreint le pays est à la mesure de celle que suscita la mort de Victor Hugo mais aussi de tout ce que la France aurait aimé encore être et qu’elle n’est plus. De là le malaise qui gagne certains à la vue du décalage entre l’ampleur des hommages et la stature de ces hommes. Mais réjouissons-nous, la France est toujours cinquième puissance mondiale et la croissance en 2018 devrait avoisiner les 2 %.
Adrien Dubrasquet