La transition numérique de l’école peine à s’imposer. Ses usages soulèvent des craintes et des interrogations, tant sur le plan de l’outils que de la maîtrise des données que nous transmettons ou de la véracité des informations que nous consultons. Sous l’impulsion de Bruno Studer, la Commission des Affaires culturelles et de l’Education de l’Assemblée nationale a initié une mission parlementaire d’information chargée de réfléchir à la place et au rôle du numérique à l’école, ainsi qu’à l’éducation aux médias.
Revue Politique et Parlementaire – La Commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale a initié, sous votre impulsion, une mission d’information sur « l’école dans la société du numérique ». Pourquoi avoir créé cette mission et quel est son rôle ?
Bruno Studer – Le sujet du numérique à l’école me tenait particulièrement à cœur : avant d’être député, j’étais enseignant d’histoire-géographie dans un collège en réseau d’éducation prioritaire. J’ai constaté à quel point les écrans étaient omniprésents dans la vie de nos élèves, à quel point ceux-ci voyaient le monde à travers ce prisme. Au moment de l’attentat contre Charlie Hebdo, j’ai été marqué par la difficulté de répondre aux théories complotistes véhiculées par les réseaux sociaux.
Parallèlement, alors que l’on parle souvent de l’agilité numérique des jeunes, il y a une profonde inégalité sociale dans la maîtrise de l’outil informatique, entre ceux qui comprennent sa logique et ceux qui le conçoivent comme une sorte de « boîte noire ».
De ces expériences, j’en ai tiré la conclusion qu’on ne peut laisser à eux-mêmes les élèves face aux écrans : l’école ne peut pas se concevoir comme un sanctuaire à l’abri du numérique. Ce n’est pas en isolant nos jeunes du monde tel qu’il est que nous les préparerons au mieux à s’y orienter, à y jouer leur rôle de citoyens et à s’y épanouir. Ces préoccupations sont partagées par un grand nombre de mes collègues au sein de la Commission.
On sait aujourd’hui que tous les métiers seront affectés par la révolution numérique, même les professions qui s’estimaient à l’abri, comme les avocats ou les médecins. Le métier d’enseignant est pareillement amené à changer : les professeurs eux-mêmes souhaitent utiliser des outils numériques en classe, qui facilitent l’utilisation de contenus multimédias, qui dynamisent le cours par des approches innovantes, qui favorisent les interactions dans la classe et qui sont des vecteurs de diversification pédagogique. Ces évolutions interrogent la forme scolaire et la spatialisation même des établissements.
Si l’école publique ne s’adapte pas, elle court le risque de perdre sa pertinence, de deux manières : d’une part car de plus en plus de parents se tournent vers des écoles alternatives, qui répondent mieux à leur demande de pédagogies plus actives. D’autre part, j’ai pu voir l’importance grandissante – et problématique à plusieurs égards – des plateformes numériques sur les questions d’éducation. Notre système scolaire est donc à la croisée des chemins.
RPP – Quels sont les axes de travail de la mission d’information ?
Bruno Studer – Cette mission d’information vise à proposer des préconisations concrètes et applicables aux différents acteurs institutionnels et professionnels. Notre travail s’est articulé autour de trois axes principaux : l’éducation au numérique et à l’informatique, l’éducation par le numérique, l’éducation aux médias et à l’information numériques. Il faut bien entendu différencier selon les niveaux, car les objectifs ne sont évidemment pas les mêmes au primaire, au collège et au lycée. Le champ couvert par cette mission est très large, parce que nous avions la conviction que tous ces éléments se font écho et se recoupent, car le numérique est aujourd’hui un fait social total.
L’éducation à l’informatique, dont les origines remontent aux années 1980, apparaît aujourd’hui incontournable, car la transformation numérique correspond à un véritable changement de paradigme.
Même les élèves qui ne se destinent pas à une carrière scientifique ou informatique doivent connaître certains fondements de ce qu’il faut qualifier de pensée informatique et certaines notions qui sous-tendent ce que l’on appelle aujourd’hui la « culture numérique » : code, algorithme, données, pour n’en citer que quelques-uns. C’est essentiel pour que les adultes de demain soient des acteurs éclairés de la société numérique, et non de simples consommateurs. La réforme du baccalauréat s’accompagne d’une restructuration salutaire de l’enseignement du numérique, qui pose néanmoins la question des professeurs à mobiliser pour ces cours.
L’éducation par le numérique revient à prendre acte des potentialités du numérique en matière éducative, en particulier pour l’apprentissage des langues vivantes ou des mathématiques. Loin d’une vision déshumanisée de science-fiction, je suis convaincu que le numérique éducatif apporte au contraire un supplément d’humain. Les outils et services numériques doivent devenir les auxiliaires de l’enseignant, afin que celui-ci délègue certaines tâches qui peuvent être automatisées (certaines corrections par exemple) et qu’il se concentre sur les tâches à la plus forte valeur ajoutée : le contact interpersonnel.
L’éducation aux médias et à l’information est pratiquée depuis de nombreuses années : la semaine de la presse et des médias dans l’École célèbrera l’année prochaine sa trentième édition. Je suis convaincu qu’il faut aller plus loin, par un enseignement plus régulier. La révolution numérique a profondément bouleversé nos moyens d’accès à l’information et les modes de production de celle-ci. Le défi n’est plus d’apprendre à trouver l’information, mais d’apprendre à trouver la bonne information. L’apprentissage de la recherche documentaire, de l’esprit critique, du recoupement des sources est d’autant plus nécessaire que la production d’information est désormais plus horizontale et sa diffusion, accélérée par les réseaux sociaux. À l’heure du regain de manipulations de l’information et de l’émergence des « deep fakes », des images ou des vidéos aussi vraies que les vraies, il est primordial de nourrir les anticorps démocratiques des citoyens de demain.
RPP – Quel est son fonctionnement ?
Bruno Studer – La mission d’information sur l’école dans la société du numérique a été lancée le 17 janvier dernier. Elle est composée de 18 membres issus de tous les groupes politiques et j’en assume les fonctions de président et de rapporteur.
De février à début juillet, nous avons mené une trentaine d’auditions publiques, dont plusieurs tables-rondes. Nous avons rencontré les acteurs institutionnels, de l’État mais aussi des collectivités, les représentants des communautés éducatives (enseignants, parents d’élèves, intervenants associatifs ou professionnels), les acteurs économiques (éditeurs, EdTech, plateformes numériques), des scientifiques et des spécialistes du domaine, mais aussi des personnes critiques vis-à-vis du numérique éducatif. Nous avons même auditionné des youtubeurs producteurs de contenus pédagogiques ou de vulgarisation.
Une consultation publique en ligne a été ouverte tout au long du mois de juin, pour que tout un chacun puisse prendre part aux réflexions de la mission. Cette consultation s’articulait autour de trois débats : ce que l’on peut attendre du numérique éducatif, les problèmes qu’il soulève ou les freins auxquels son déploiement est confronté, et les solutions pour en garantir la réussite.
RPP – Quel est votre calendrier ?
Bruno Studer – Le rapport est aujourd’hui en cours de finalisation ; il sera présenté aux députés de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation le 10 octobre. Il sera également remis au ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer le même jour.
RPP – Quelles sont vos premières conclusions ?
Bruno Studer – Vous verrez le 10 octobre, mais ce qui est sûr, c’est que j’ai à cœur de proposer des préconisations concrètes qui pourront être mises en place en lien avec le ministère de l’Éducation nationale.
Dès lors que l’on décide d’aller vers une intégration du numérique à l’école – un choix confirmé par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer au mois d’août, lors de son déplacement à l’université d’été du numérique éducatif Ludovia – se posent d’abord des questions techniques sur les équipements, les infrastructures et l’accès aux contenus.
En matière d’infrastructure, il faudra donner une nouvelle impulsion qui sorte de la logique des plans d’équipement qui s’enchaînent depuis les années 1980.
La formation initiale et continue des enseignants est également apparue comme un enjeu crucial : pour s’approprier les outils et services numériques, il est essentiel de les maîtriser et d’en connaître le potentiel pédagogique.
J’ai également réfléchi à la possibilité de consacrer un cours, au cours d’une des années du collège, à l’éducation aux médias et à l’information, cruciale pour éduquer au discernement et à l’esprit critique les citoyens de demain.
RPP – Quelles suites seront données à ces travaux ?
Bruno Studer – En quelque sorte, il y a déjà eu des applications concrètes ! La proposition de loi sur l’encadrement du téléphone portable à l’école est une pierre angulaire de l’école numérique que nous voulons bâtir. Par ailleurs, la proposition de loi contre la manipulation de l’information, dont je suis le rapporteur, apporte de premières avancées en matière d’éducation aux médias et à l’information. Il y a une forte attente des acteurs de l’éducation pour une nouvelle impulsion en matière de numérique éducatif, je sais que le Ministre sera à l’écoute des propositions que nous ferons.
Bruno Studer
Député de la 3e Circonscription du Bas-Rhin
Président de la Commission des Affaires culturelles et de l’Education
Propos recueillis par Florence Delivertoux