Gilles Kepel, auteur de “Terreur dans l’Hexagone”, spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain. Il revient sur les origines du terrorisme djihadiste et son ampleur en Europe aujourd’hui.
Béatrice Marre – Pouvez-vous, en premier lieu, rappeler pourquoi, quand et comment, L’Europe est devenue une cible privilégiée pour le terrorisme djihadiste ?
Gilles Kepel – L’Europe a constitué une cible pour le terrorisme djihadiste dès le milieu des années 1990, avec l’émergence du djihad en Algérie (le GIA-Groupe islamique armé, djihadisme de première génération1), et ses débordements sur le continent ; chacun se souvient de la prise en otage de l’Airbus d’Air France en décembre 1994, des attentats de l’été 1995, le plus meurtrier ayant été celui du métro parisien (la station Saint-Michel le 25 juillet).
Après la mort de Khaled Kelkal, le principal acteur de cette vague d’attentats, abattu près de Lyon en août 1995, la France sera épargnée pendant près de seize ans – jusqu’à l’affaire Merah de 2012 –, car les services français ont compris le logiciel d’Al Qaïda – djihadisme de deuxième génération.
C’est ainsi qu’ils démantèlent en 2001 le réseau qui préparait un attentat contre l’ambassade des USA à Paris, et font arrêter et extrader en France Djemal Beghal, l’un des cerveaux de l’opération. C’est toutefois ce même Djemal Beghal, qui, en prison, aura une influence décisive sur Amedhi Coulibaly et les frères Kouachi.
Mais d’autres attentats, perpétrés par ces djihadistes de seconde génération (Al Qaïda) ont lieu en Europe : le 14 mai 2004, 911 jours après le 11 septembre, un groupe lié à Abou Moussab Al Suri, qui deviendra le principal théoricien du djihad de troisième génération (Daech) mais très proche à l’époque d’Oussama Ben Laden, attaque Madrid, suivi le 2 novembre 2004 de l’égorgement à Amsterdam de Théo Van Gogh par Mohamed Bouyeri, puis des attentats de Londres en juillet 2005, revendiqués par Ayman Al Zawahiri (bras droit de Ben Laden).
Béatrice Marre – Qu’est-ce qui, de votre point de vue, caractérise le terrorisme actuel, que vous qualifiez de « djihadisme de troisième génération » ?
Gilles Kepel – Il revient à Abou Moussab Al Suri, en fuite après la riposte des États-Unis d’Amérique sur l’Afghanistan consécutive à l’attaque du 11 septembre 2001, de théoriser les échecs de la première génération du djihadisme (GIA) contre les régimes « apostats », notamment d’Algérie et d’Égypte, comme de la deuxième génération (Al Qaïda), contre « le grand satan » américain. Il considère en effet que, le djihadisme contre l’ennemi proche (pays arabes), comme celui dirigé contre l’ennemi lointain (USA), s’ils ont réussi à sidérer l’adversaire, ne sont pas parvenus à mobiliser les masses musulmanes derrière l’avant-garde djihadiste, ou ses chefs.
Sur la base de ces expériences, Al Suri poste en ligne, en janvier 2005, son « Appel à la résistance islamique mondiale », qui fait de l’Europe la cible d’un djihad « par le bas », dont les soldats seront, selon lui, recrutés dans les rangs des « 45 millions », selon ses dires, de musulmans européens. Il les estime en effet « disponibles » parce qu’ils sont tous, d’après lui, mal intégrés, victimes du racisme (« l’islamophobie »), et surtout travaillés en profondeur par le salafisme qui prône une rupture culturelle avec les valeurs démocratiques et laïques de l’Europe.
Or il poste ce texte sur internet, quelques jours seulement après la création, le 14 février 2005, de « Youtube » en Californie, et la percolation entre l’existence de ce site de partage de vidéos, suivie peu après de la création de « Twitter », crée les conditions du développement météorique de ce djihad « 3G ».
Béatrice Marre – Qu’est-ce qui explique, selon vous, l’incapacité des Européens à endiguer ce phénomène ?
Gilles Kepel – Il me semble que la raison principale tient au fait que les services de renseignement, obsédés par Al Qaïda, djihadisme pyramidal de seconde génération, n’ont pas pris au sérieux ce phénomène, et ont loupé la révolution du djihadisme « 3G ».
Pourtant quelques universitaires, tels le Norvégien Brynjar Lia et votre serviteur, ont traduit les textes de Abou Moussab Al Suri dès 2008, et pointé leur importance ; mais les institutions et les élites européennes affichent un tel mépris pour les universitaires, qu’ils n’en ont tiré aucun enseignement.
Or, Suri préconise des attaques sur l’Europe « ventre mou de l’Occident », ciblées sur les « islamophobes » les « apostats », notamment les soldats et policiers européens d’origine musulmane, et les juifs, de façon à « pogromiser », en réaction contre les attentats, les musulmans en Europe, et à déclencher la guerre civile, dont il espère qu’elle permettra l’édification du « Khalifat » sur les ruines de l’Europe implosée.
C’est ce que Mohamed Merah applique à Toulouse le 19 mars 2012 – jour précis du 50e anniversaire du cessez-le-feu de la guerre d’Algérie –. Les journalistes, comme les services de renseignement, ignorants de la langue arabe, font de Merah un « loup solitaire », alors que ce dernier, socialisé dans les réseaux djihadistes de Midi-Pyrénées (parmi lesquels se distingue déjà Fabien Clain, grand recruteur de jeunes Français pour le djihad en Syrie), a fréquenté toute la mouvance djihadiste moyen-orientale.
Béatrice Marre – A-t-on une idée de l’ampleur du phénomène djihadiste en Europe aujourd’hui ?
Gilles Kepel – Les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 ont révélé que le phénomène n’est pas seulement français, même si la France est particulièrement ciblée car elle possède la plus importante population d’origine arabe (contrairement par exemple à la Grande-Bretagne, dont la majorité des populations non-anglaises est d’origine pakistanaise, ou encore à l’Allemagne, chez qui l’origine majoritaire non-allemande est surtout turque).
Or le djihad « 3G » depuis le « Front Al Nostra » syrien, jusqu’à « l’État islamique », a un référent sémantique de langue arabe, même si la plupart des jeunes Maghrébins nés en France n’ont plus une connaissance opérationnelle de l’arabe : cette langue est révérée et idéalisée, et le salafisme se pense en arabe.
Toutefois, si la Belgique a constitué d’abord un terreau favorable au djihadisme, en raison de la faiblesse de son appareil sécuritaire et de la possibilité de créer facilement sur son territoire des enclaves communautaires, financées par le trafic de drogue notamment, comme Mölenbeck en a donné l’illustration (et qu’on commence d’ailleurs à trouver en France), les réseaux djihadistes sont partout présents en Europe.
On trouve, en Syrie, des djihadistes de toutes nationalités européennes, même si, pour les raisons déjà évoquées, la France fournit le plus gros contingent.
Béatrice Marre – Une dernière question, qui fait flores en ce moment dans les milieux d’extrême droite de nombreux pays, France en tête : n’est-ce-pas l’amalgame entre réfugiés et terroristes djihadistes qui accroît les difficultés de l’Europe ?
Gilles Kepel – Si, bien évidemment, l’immense majorité des réfugiés sont des gens qui fuient la guerre et la terreur chez eux, et n’ont rien à voir avec le terrorisme, le fait que deux des kamikazes du stade de France étaient passés par la Grèce au milieu des réfugiés (Grèce, pays où Abdelhamid Abaoud, abattu le 18 novembre 2015 à Saint-Denis, avait coordonné les passages terroristes vers l’Europe) a favorisé l’émergence de cet amalgame politicien.
L’impéritie des pays européens sur la question de la frontière gréco-turque pose avec acuité l’incapacité de l’Union à définir une politique étrangère et sécuritaire commune, que la Commission Junker devra résoudre sous peine d’assister au naufrage de l’UE. Le vice-président Frans Timmermans s’y attelle aujourd’hui, car on a conscience à Bruxelles, que la mauvaise gestion de cette question peut mettre le projet européen en péril.
Gilles Kepel
Auteur, notamment, de “Terreur dans l’Hexagone”
Propos recueillis par Béatrice Marre
Photo : Chatham House, Wikimedia Commons
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- NDLR : Gilles Kepel identifie trois générations de djihadistes :
– 1ère génération : le GIA (Groupe Islamique Armé) algérien (années 1990), djihadisme de
« l’avant-garde » ;– 2e génération : Al Qaïda (années 2000), djihadisme « pyramidal », ou du « culte du chef » ;
– 3e génération : Daech (années 2010), djihadisme réticulaire ou djihadisme « 3G ». ↩