Ce n’est pas la première fois que le Kremlin se place en héraut d’un ordre mondial stato-centré tout en piétinant allègrement la souveraineté des territoires environnants. La reconnaissance de l’indépendance du Donbass fait suite à celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en 2008, puis de l’invasion de la Crimée en 2014. Le discours de Vladimir Poutine sur l’Ukraine a achevé de lever les doutes qui pouvaient subsister sur l’actualité de l’irrédentisme russe.
Au-delà du bruit médiatique
Le caractère spectaculaire de l’événement, la violation du droit international qu’il constitue, la mégalomanie de la déclaration de Vladimir Poutine, pourraient faire oublier les déterminants de long terme qui ont conduit à cette crise. Et d’abord un fait évident : la reconnaissance de l’autonomie du Donbass et de Lougansk est surtout la sanction d’un état de fait existant depuis 2014. Ces régions russophones, militairement soutenues par Moscou, servaient déjà de facto de « régions tampons », à moitié satellisées par la Russie.
On voit à vrai dire mal en quoi cette séquence constitue une victoire pour le Kremlin, au regard des mesures de rétorsion qui suivront probablement : abandon de Nord Stream 2, accroissement des sanctions, adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. La formalisation juridique d’une domination existant déjà de facto compensera-t-elle, pour la Russie, ce contrecoup ? Ou faut-il considérer qu’il s’agit du chant du cygne de l’irrédentisme russe, et qu’ayant acté l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, Vladimir Poutine a voulu annexer les territoires russophones tant qu’ils pouvaient encore l’être ?
On voit mal en quoi la Russie avait intérêt à rompre le statu quo tel qu’il existait depuis 2014 : sa mainmise sur le Donbass et Lougansk lui offrait un confortable moyen de pression sur son voisin ukrainien, tandis que l’Europe continuait d’accueillir à bras ouvert ses exportations de gaz.
L’OTAN, les intérêts américains et l’Ukraine
L’adhésion future de l’Ukraine à l’OTAN, cauchemar du Kremlin, a en effet été à maintes reprises évoquée par des dirigeants ukrainiens et américains – notamment par le secrétaire d’État américain Anthony Blinken depuis juin 2021. Un an plus tôt, l’OTAN étendait à l’Ukraine son programme « Nouvelles opportunités », visant à accroître l’inter-opérabilité entre les forces armées ukrainiennes et celles de l’Alliance. Le moins que l’on puisse dire est donc que les demandes de garantie de non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, formulées de manière répétée par le Kremlin depuis les événements de Maïdan, n’ont pas été satisfaites. Celui-ci garde en mémoire – et en travers de la gorge – l’expansion continue à l’Est de l’Alliance atlantique depuis l’effondrement du bloc soviétique, malgré les engagements pris par les États-Unis.
Où se trouve l’intérêt des États-Unis à une telle diplomatie confrontationnelle ? On sait l’intérêt décroissant qu’ils portent à l’Europe depuis le pivot asiatique initié par Barack Obama. On sait, plus encore, à quel point la Chine a remplacé la Russie comme adversaire principal des États-Unis.
N’aurait-il pas été dans l’intérêt des États-Unis de cesser les hostilités avec la Russie pour mettre à mal son rapprochement avec la Chine ?
Cette approche semblait avoir les faveurs de Joe Biden peu après son élection. Il l’a manifestement abandonnée depuis, sous la pression d’une campagne médiatique et politique intense, menée par les partisans d’une approche “dure” à l’encontre de la Russie, tant au sein du Parti républicain que démocrate.
Ceux-ci sont soutenus par de puissants intérêts économiques. Les gaziers et pétroliers américains cherchent à se substituer à leurs concurrents russes dans l’approvisionnement de l’Europe, et ont un intérêt évident à des sanctions contre ceux-ci – sans compter qu’une raréfaction des flux entrants en Europe provoquerait une hausse des prix. Les entreprises liées au complexe militaro-industriel bénéficient également de cet accroissement des tensions. Les 4 % de PIB américain alloués chaque année au secteur de la défense sont sous le feu des critiques de l’aile progressiste du Parti démocrate ; ils sont d’autant plus difficiles à justifier que les États-Unis se sont retirés d’Afghanistan1. On comprend donc que derrière cette campagne médiatique visant à justifier l’intervention des États-Unis aux côtés des Ukrainiens, on trouve de nombreux dirigeants d’entreprises de ventes d’armes, de consultants pour le Pentagone ou d’ex-fonctionnaires des services de renseignement2.
L’impuissance géopolitique des nations européennes
La Russie pourrait donc sortir fragilisée de cet épisode sur la scène internationale. Une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et un accroissement des sanctions constitueraient un camouflet important pour Vladimir Poutine, même s’il pourra regagner en popularité auprès des mouvements nationalistes comme cela avait été le cas en 2014. L’effectivité des sanctions dépendra des alternatives dont dispose l’Europe pour se fournir en gaz. Il faut noter que si l’importation du gaz américain, azéri, algérien ou qatari3 peut réduire la dépendance du Vieux continent à l’égard de la Russie, celle-ci risque cependant de demeurer – ce qui relativise la sévérité des sanctions qu’elle pourrait subir. En dehors de la dépendance allemande au gaz russe, il ne faut pas non plus oublier qu’un géant industriel français comme Total, dont 17% de la production en pétrole et en gaz provient d’exploitations en Russie, est toujours largement engagé dans le projet d’usine Artic LNG24au nord de la Russie.
L’Europe et les États-Unis sont désormais impuissants à enrayer la marche vers l’intégration du Donbass et de Loubansk dans l’empire russe ; celui-ci, à l’inverse, ne dispose plus d’aucun levier significatif pour prévenir l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
Sanctions limitées, statu quo territorial, OTAN et Fédération de Russie bientôt limitrophes mais désormais sans moyen de se nuire – par des moyens autres que des escarmouches : cet épisode dramatique ouvre-t-il finalement la voie à un nouvel équilibre ? La tension ne disparaîtra pas, bien au contraire : l’irrédentisme russe demeurera, tandis que l’Ukraine ne renoncera pas à récupérer ses territoires perdus. Ainsi, l’OTAN sera justifié à demeurer en Europe, la Russie à conserver ses troupes à sa frontière, les fournisseurs d’armes américains à en inonder le Vieux Continent, et Vladimir Poutine à persister dans sa rhétorique de citadelle assiégée. Ce triste épisode entérine enfin les limites de la diplomatie européenne, incapable d’affirmer une forme d’indépendance tant ses moyens demeurent inféodés à des intérêts nationaux fondamentalement divergents. Peut-être aura-t-il pour mérite inattendu de révéler l’inexistence géopolitique de l’Union européenne, à l’heure où les projets de « défense européenne » sont sur toutes les lèvres…
Vincent Ortiz et Victor Woillet
- Il faut ajouter un élément non négligeable. Les ventes d’armes comptent aujourd’hui pour 15 % des exportations américaines. Elles constituent donc un facteur d’équilibration de la balance commerciale américaine… et une valeur sur laquelle la valeur du dollar est ancré. Dans le contexte d’une contestation tous azimuts de l’hégémonie du dollar, un affaiblissement marqué de la valeur de celui-ci est-il quelque chose que les États-Unis peuvent se permettre ?. ↩
- https://lvsl.fr/ukraine-les-pompiers-pyromanes/. ↩
- Le récent rapprochement entre le Qatar et les États-Unis n’est pas anodin. Que la Commission européenne ait abandonné une enquête anti-trust visant des producteurs qataris ne semble pas non plus le fruit d’une coïncidence. ↩
- https://www.usinenouvelle.com/article/le-projet-arctic-lng-2-de-totalenergies-finance-grace-aux-banques-russes-et-asiatiques.N1165227. ↩