La charge sociale qui pèse sur les actifs est lourde, les retraités y ont leur part, mais ils ne sont pas les seuls. Les actifs financent les retraites, c’est un fait, mais les 15,3 millions de retraités (CNAV, statistiques 2024) ne sont pas les seuls inactifs, il faut ajouter les 11,4 millions de moins de 16 ans (INSEE, population par âge et par sexe, chiffres-clés, 14 janvier 2025) et 2,3 millions de chômeurs (BIT, T4 2024). À ces 29 millions d’inactifs, il faut ajouter aussi le financement des rémunérations, par l’impôt, des 5,7 millions d’agents publics, non qu’ils soient non actifs, mais parce que leur revenu est financé par transfert social. Oui, la charge est lourde, trop lourde ! D’autant plus lourde que les actifs d’aujourd’hui font moins d’enfants que les générations précédentes et, progrès social oblige, travaillent moins.
L’avenir peut paraître sombre, sombre au point de faire des inactifs les boucs-émissaires. Les retraités, nombreux, se présentent comme la victime expiatoire. Ils ont du patrimoine, ils ont un revenu garanti et, pour certains, supérieur au revenu moyen d’un actif. Taxer les retraités, au motif légitime qu’ils doivent participer à l’effort collectif, vient comme la solution pour sauver le régime des retraites.
Cette taxation se présente comme socialement morale et responsable, mais c’est un faux constat qui la fonde.
Un faux constat, parce que pour comparer la situation des générations entre elles, il ne suffit pas de comparer les situations des actifs d’aujourd’hui et des retraités d’aujourd’hui. La comparaison pertinente doit se faire entre la situation des actifs d’aujourd’hui avec celle des actifs d’il y a 25 ou 30 ans. Les actifs d’aujourd’hui sont-ils une génération sacrifiée ? Les boomers étaient-ils, alors qu’ils étaient actifs, mieux lotis que ce que le sont les actifs d’aujourd’hui ? La comparaison pertinente est là et non pas entre le revenu de l’actif et celui du retraité d’aujourd’hui ; la comparaison pertinente n’est pas entre le patrimoine de l’actif et celui du retraité qui, pour l’immense majorité, est le résultat « d’une vie » de travail et d’épargne – deux mots aujourd’hui, semble-t-il, choquants.
Les études économiques sont rares dans ce domaine. Celle sur « Les inégalités de niveaux de vie entre les générations en France » nous apprend que « Les générations nées plus tard ont un niveau de vie supérieur ou égal à celui des générations qui les ont précédées et il n’y a pas de génération sacrifiée, au sens d’une génération qui aurait eu un niveau de vie inférieur à celui de ses aînées ». Les auteurs précisent que « les baby-boomers ont eu un niveau de vie supérieur à celui des générations nées avant-guerre, mais inférieur ou égal à celui des générations nées dans les années 1970 » et constatent « une stagnation pour les cohortes nées entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1950, qui semblent donc avoir été plus touchées par la rupture de la croissance économique à partir des années 1970 ».
Il n’y a pas eu de génération sacrifiée, mais une comparaison intergénérationnelle biaisée impose une fausse vérité, jusqu’à faire de la taxation des retraités une nécessité d’ordre moral. Ce qu’il y a derrière ce biais, René Girard nous en a légué une clef de lecture. Ce qui s’exprime, c’est une violence symbolique, une violence propre à toute société humaine.À l’origine de cette violence, qui fait désigner un bouc émissaire pour que la société se survive, il y a, nous disait René Girard, le désir mimétique, le désir d’imitation de l’autre, le désir d’appropriation de ce que l’autre a. N’est-ce pas là ce que nous disent, expressément, ces comparaisons de revenu, de patrimoine ? Taxer les retraités n’est pas seulement une solution comptable au financement du système des retraites, c’est le moment sacrificiel du boomer-émissaire qui permettrait au système des retraites de survivre… Jusqu’à une prochaine réforme. Le boomer, nouveau bouc émissaire, est « nombreux », mais peine à se défendre, victime expiatoire quil’exonère tous les autres inactifs ; quand on ne peut pas faire des moins de 16 ans ni des chômeurs des boucs émissaires, il évite de poser la question de l’effectif des agents publics : ce sont des populations à protéger (jusqu’à la prochaine réforme des retraites dont ils seront, peut-être, les boucs émissaires).
Un faux constat conduit, inévitablement, à une mauvaise idée. Taxer les retraites aujourd’hui, c’est les taxer pour toujours. Taxer les retraites aujourd’hui, c’est « partager le gâteau sans le faire grossir », ça s’inscrit dans la même logique que celle des 35 heures de 1998. Taxer les retraités les plus aisés n’est qu’un refus d’obstacle qui fait repousser, une fois encore, l’échéance d’une vraie réforme. N’est-ce pas, aussi, une solution nécessaire et compensatoire au désir de travailler moins ? Les promoteurs de cette taxation ne voient-ils pas que taxer les retraités d’aujourd’hui, c’est taxer ceux qui le seront demain ? Les actifs d’aujourd’hui sont les retraités pour lesquels « une baisse de ces transferts pourrait à l’avenir remettre en cause le niveau de vie estimé des générations nées depuis les années 1970 ». (in « Les inégalités de niveaux de vie entre les générations en France »3) …
L’effort à faire pour faire vivre le système de protection sociale est un effort collectif. Si les retraités bénéficient d’avantages, ce sont ces avantages qu’il faut supprimer, c’est une question de justice.
Parmi ces avantages, l’abattement de 10 % n’est pas légitime. L’indexation sur l’inflation peut, de la même façon, être remise en cause et pilotée en fonction des niveaux des retraites. Parmi les avantages illégitimes, il y en a de plus « sectoriels » curieusement absents du débat, comme celui par exemple des pensions de réversion des pensions publiques sans condition de ressources. Revenir sur ces avantages n’est pas qu’une question de solidarité, c’est une question de justice. Ces mesures, des mesurettes budgétaires mais fortes de contenu social, ne suffiront pas : ce qui garantit aux générations futures que leur situation sera meilleure que celle des générations antérieures, ce n’est pas le partage du gâteau. C’est la croissance économique qui fait grossir le gâteau. Les actifs d’aujourd’hui ont eu comme un « repas gratuit » avec la réduction du temps de travail dont une part des retraités actuels n’a pas, ou partiellement, bénéficié.
L’effort à faire est collectif : chacun selon ses moyens, mais aussi chacun selon ses capacités ; travailler plus, et plus nombreux, c’est accepter de payer le repas. Il faut inviter les actifs d’aujourd’hui à lire Keynes, le Keynes de la Lettre à nos petits-enfants.
Michel Monier, membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale – think tank CRAPS, est ancien DGA de l’Unedic.