Étant de nature discursive, l’idéologie se manifeste par le développement d’arguments, de récits, d’exemples, de formules axiologiques. Ce corpus aboutit dans un second mouvement à des mots d’ordre et à des actions bien réelles. Les effets politiques et sociaux de l’idéologie reposent donc sur l’adhésion préalable à des propositions doctrinales : pas d’émotion, d’émeutes et de lynchages sans la construction d’un soubassement constitué de propositions intellectuelles. Le palestinisme indigné qui a envahi notre société, sous l’impulsion d’inlassables idéologues, est certes un symptôme d’immaturité politique, mais il est le résultat d’une vision victimaire de l’histoire construite sur le long terme par la superposition de divers cadres de pensée qui vont de l’archive antisioniste arabo-nazie (Haj Amin Al-Husseini, Johann von Leers) au décolonialisme intersectionnel (Judith Butler), en passant par l’agit-prop soviétique[1]. Ces cadres ont en commun de se fonder sur une fiction victimaire faisant des Arabes de la Palestine mandataire les victimes des Juifs.
L’URSS a historiquement mis en place cette construction formulée comme « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (ce que l’antisionisme entend justement dénier au peuple juif) en élaborant un récit où la revendication arabo-musulmane initiale qui s’exprimait comme rejet des Juifs au nom d’une solidarité avec la Ligue Arabe s’est transformée en revendication nationaliste grâce au personnage d’Arafat. Mais l’objectif constant du palestinisme a toujours été de se débarrasser de la souveraineté juive : cette intention génocidaire (« jeter les Juifs à la mer » disait le fondateur des Frères Musulmans Hassan Al-Banna en 1947, « égorger les Juifs » proclamait la changeuse Oum Kalthoum en 1967…)[2] s’est trouvée masquée par le récit victimaire qui domine aujourd’hui le narratif du conflit. C’est ainsi que les avertissements de Mossab Hassan Youssef, fils d’un fondateur du Hamas, décrivant le fanatisme meurtrier de la société palestinienne, semblent avoir moins de poids dans le débat public en France que la propagande mensongère de Rima Hassan qui glorifie l’organisation terroriste en la présentant comme réaction « légitime » des opprimés.
De l’indignation comme conception du politique
La référence nazie comme comble de l’horreur a obsessionnellement construit notre perception du Mal politique dans une perspective manichéenne. Son caractère absolu s’est déréalisé et dépolitisé au point où, en définitive, un tel paroxysme finit par être dénué de véritable sens. En particulier, on a retiré au nazisme sa logique argumentative et politique, empêchant de comprendre comment une population a pu adhérer à l’hitlérisme. Le « plus jamais ça » s’est alors vidé de toute portée concrète puisque ce « ça » est, au fond, l’objet d’un obscurcissement.
De quel « ça » s’agit-il ? De la haine génocidaire envers les Juifs. Or, cette pulsion historique est aujourd’hui déconsidérée quand elle porte le nom d’« antisémitisme » : le raisonnement racial nazi, désormais obsolète, n’est plus fondateur d’un consensus. Mais la détestation des Juifs puise aujourd’hui, selon les contextes culturels, d’une part, à des sources théologiques islamiques et, d’autre part, pour l’Occident laïcisé, se revêt d’un habillage « humaniste », prétextant de Droits de l’Homme instrumentalisés jusqu’au déni.
L’accusation de « génocide » envers Israël qui doit depuis toujours se défendre des attentats, pogroms, incursions et bombardements de ses voisins qu’on persiste à présenter comme persécutés parait alors un apogée de cynisme qui obéit aux normes hypocrites du discours du « droit international » tel que le pratique l’ONU, réunion légaliste des dictatures de la planète, ou la CPI, simulacre de justice répondant à des tractations politiques partisanes.
Il suffit donc de se réclamer de l’indignation morale, même si elle est factuellement fabriquée en prétextant du « racisme » et du « génocide », pour s’en prendre à Israël qui est pourtant victime d’une extorsion criminelle au sadisme inédit : on le force à échanger des centaines de terroristes islamistes bien vivants contre les corps suppliciés des enfants de la famille Bibas.
La complicité discursive
Les responsables politiques d’extrême-gauche, qui sont entrés à l’Assemblée nationale — avec l’appui de la gauche — ont tenu un discours radical de dénigrement envers Israël dont l’ampleur (des milliers de tweets de Caron, Portes, Hassan…) se reflète dans les actes antisémites commis en France. Ils ont été suivis, dans leur moutonnière majorité, par leurs électeurs, les artistes et enseignants, les journalistes et étudiants, les cadres intellectuels faiseurs d’opinion — Arte qui fustige la « propagande anti-Hamas » ; Le Monde et tous ceux qui ont parlé d’« otages palestiniens » pour les terroristes échangés contre des civils et des cadavres ; Le Parisien qui récite la propagande délirante de Mahmoud Bassal, porte-parole de la Défense civile et officier du Hamas, parlant des « nouveau-nés morts de froids à Gaza » alors qu’il y fait des températures parfaitement clémentes ; qui évoque le blocage de l’aide par Israël alors que l’on peut vérifier l’acheminement de 260 camions de denrées et de 16 camions de carburant par le passage de Kerem Shalom (cas unique dans l’histoire de la guerre où l’on permet à l’ennemi de s’approvisionner). Et les médias reprennent en cœur l’idée d’une famine à Gaza, pourtant démentie par les propres chiffres de la CPI qui en accusait Israël.
Cachée derrière une fausse objectivité, l’AFP adopte une formulation asymétrique, accusatoire concernant Israël (« colons israéliens »), légitimante pour leurs ennemis (« combattants palestiniens »).
Ces tendances discursives contribuent à la construction d’une rhétorique de la banalisation des jihadistes, mis sur un pied d’égalité avec les Juifs qu’ils agressent et légitimés dans leur combat.
Les médias relayent complaisamment des récits fictifs : un hôpital palestinien victime d’un tir palestinien deviendra ainsi un crime de guerre israélien. Dans l’ordre de la propagation discursive, les démentis du fact-checking autorisé seront suffisamment flous et tardifs pour ne rien démentir du tout. Il est vrai que certains médias se fondent essentiellement sur les sources du Hamas, comme la BBC, notamment, ainsi que le montrent des données quantitatives massives[3]. Tous ces complices du jihad anti-juif, par leurs atténuations, leurs déformations, leurs mensonges, ont participé à la déconsidération diplomatique d’Israël et aux passages à l’acte de ceux qui se sentent confortés par ces discours que l’on tient à l’Assemblée ou sur les plateaux télé.
Criminalisation et victimisation sont les deux dynamiques argumentatives du palestinisme : Aymeric Caron affirme ainsi que « À Gaza les bébés meurent de froid. […] Ces bébés ont été tués par Israël » et parle du « gouvernement terroriste israélien ». Dolorisme et diabolisation fonctionnent alors comme arguments justifiant l’indignation. Ce dénigrement permanent, hyperbolique, mensonger, déformant la réalité jusqu’à l’affabulation, nourri des éléments de langage et des chiffres fournis par le Hamas — Rima Hassan affirmant même que les chiens israéliens sont dressés pour violer les prisonniers palestiniens…
On comprend mieux l’emprise idéologique du nazisme quand on regarde celle qui s’est emparé des parangons de vertu d’aujourd’hui, ceux qui trouvent de bonnes raisons humanistes pour défendre les membres du Jihad Islamique, du Hamas, du FPLP, du Fatah, unis dans les mises en scène macabres des remises de cercueils pour affirmer leur hostilité ontologique envers les Juifs.
La fiction victimaire du nazisme, qui voyait le Völk germanique assailli par le bacille juif et estimait devoir s’en défendre, n’est pas différente de celle qui anime le jihad, persuadé de devoir se débarrasser des Juifs nocifs, ou de celle des antisionistes occidentaux, convaincus qu’ils œuvrent pour le bien de l’humanité en luttant contre Israël.
L’arsenal lexical
Le résultat de cette imagination autoalimentée par les discours faisant d’Israël la quintessence du mal politique est, logiquement, d’imaginer détruire « l’entité sioniste ». Par conviction idéologique vertueuse, on soutient aujourd’hui des barbares qui étranglent des enfants puis mutilent leur corps [4]et qui font tuer leur propre population, à commencer par leurs opposants.
Il suffit désormais d’une incantation lexicale mécanique pour s’en convaincre. Ces manipulations rhétoriques se fondent sur l’hyperbole, la répétition et la déformation factuelle : dire « Netanyahou » au lieu d’« Israël » pour faire passer la défense du pays pour un caprice personnel ; dire « sioniste » au lieu de « juif » pour donner une coloration politique aux accusations contre un peuple entier ; répéter sans cesse « génocide », « apartheid », « raciste », « colonisation » en dépit des faits… Voilà à quoi tient l’argumentation anti-israélienne, à un simple martellement de formules fausses et de mots-étendards. Par la répétition des bribes lexicales de ce discours calomniateur, l’évidence s’est installée dans les esprits fragiles, essentiellement ceux des intellectuels donneurs de leçons.
C’est d’autant plus paradoxal que l’ambition discriminatoire, génocidaire et colonisatrice est une revendication de l’axe jihadiste : le programme du Hamas et le fondement affirmé d’un putatif État palestinien reposent sur la suprématie de l’islam et l’éradication des Juifs qui se voient promis à l’exclusion de leur terre ancestrale qu’ils occupent depuis avant la naissance de l’islam. En effet, le slogan « From the river to the sea », que les étudiants portés par l’ivresse des meutes ont repris avec la puissance psittaciste de l’ignorance, désigne bien l’ensemble d’Israël comme projet de conquête. Qui voudrait d’un voisin dont le projet politique est de vous détruire ?
Perversion et stratégie du martyre
Réclamer un État « palestinien », c’est-à-dire islamiste, paraît une démarche singulièrement perverse : il faudrait récompenser les décennies de meurtres culminant dans le 7-Octobre ?
Il faudrait considérer que le projet palestinien judenrein passant par l’agression de son voisin est légitime ? Gaza a subi un nettoyage ethnique qui l’a vidé de ses Juifs en 2005 — cas rarissime de nettoyage ethnique à l’encontre de sa propre population — cela n’a pas généré la paix mais la mise en place du projet jihadiste. De fait, l’État « palestinien » existe, à Gaza et dans les territoires gouvernés par l’Autorité Palestinienne : on n’y trouve pas de Juif, pas de démocratie, pas de justice sociale ou de paix, uniquement un culte de la mort sacrifiant sa propre population devenu munition vivante. Depuis plus de vingt ans, des psychologues comme Daphné Burdman ont décrit l’endoctrinement au martyr des enfants arabes. L’UNRWA n’a d’ailleurs cessé de fournir des matériaux « pédagogiques » allant dans ce sens.
C’est devenu une réalité culturelle. Cet enrôlement d’enfants-soldats par le Hamas et le Fatah qui relève de la maltraitance et de l’éducation à la violence est pourtant largement passé sous silence comme facteur du conflit.
Cette construction de la victimisation participe de la stratégie du martyre : s’introniser comme victime absolue pour en exiger une compensation politique et la diabolisation de son adversaire. C’est une stratégie qui parle au cœur grégaire de l’Occident, friand des mots de l’engagement et de la rébellion. Le mot d’ordre du sergent-recruteur Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » a ainsi cautionné une fallacieuse démarche anti-israélienne que l’idéologie occidentale a adoptée, enfermée dans les frontières mentales de la Shoah comme paradigme victimaire au lieu de l’envisager pour son historicité, ce que le sociologue Shmuel Trigano a nommé « les frontières d’Auschwitz ». On en voit l’aboutissement avec un tweet révisionniste d’Aymeric Caron prétendant que le responsable du conflit, c’est « Israël, en 1948 », effaçant ainsi radicalement les agressions antijuives qui précédèrent la guerre d’indépendance, elle-même déclenchée par la coalition arabe qui agressa Israël à la suite du vote de l’ONU en faveur d’un plan de partage qu’elle rejeta.
Reconnaître le Mal
Après des années d’éducation à l’indignation, de slogans militants et de déformation de l’histoire, nos sociétés comportent désormais des factions politiques et des segments de population favorables à la cause islamiste et susceptibles de lui apporter son concours en se justifiant d’une posture victimaire « décoloniale ». Le projet explicitement génocidaire du Hamas reçoit donc la sympathie du camp se présentant en Occident comme « progressiste ». À force de distorsions intellectuelles, la volonté revendiquée de tuer des Juifs et de tremper ses mains dans leur sang est devenue un positionnement politique acceptable. Par son ampleur et son travestissement dans une posture politique prétendument humaniste alors qu’elle sert des intérêts fondamentalement anti-occidentaux, cette falsification morale autant que politique doit être reconnue comme un danger pour nos démocraties et cesser d’être sans cesse excusée et atténuée[5]. Arrêtons donc de faire référence à l’Allemagne nazie comme Mal absolu : le Hamas et les factions jihadistes, les mollahs iraniens et leurs supplétifs européens les ont remplacés avec une cruauté et un cynisme inégalés. Quand ils tentaient de masquer leurs crimes génocidaires, les Nazis, au moins, avaient un peu honte.
Par Jean Szlamowicz,
Professeur des universités, linguiste et traducteur. Auteur de Les moutons de la pensée (Cerf, 2022), Les Humanités attaquées. Discours militants et sciences humaines (PUF, 2024, avec Pierre-André Taguieff), Le sexe et la langue (Intervalles, 2023). Il est membre du directoire du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme (RRA) et dirige la collection Le point sur les idées aux éditions Intervalles.
[1] Sur l’histoire de cette construction idéologique, voir Pierre-André Taguieff : L’invention de l’islamo-palestinisme, Odile Jacob (2025), La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris, PUF (2010) ; Criminaliser les Juifs : le mythe du meurtre rituel et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme), Paris, Hermann (2020). Egalement, Shmuel Trigano : La Démission de la République : juifs et musulmans en France, Paris, PUF (2003) ; Les Frontières d’Auschwitz : les ravages du devoir de mémoire, Paris, Hachette (2005) ; Politique du peuple juif. Les Juifs, Israël et le monde, Paris, Bourin (2013) ; Quinze ans de solitude : juifs de France, 2000-2015, Paris, Berg international, (2015). Et aussi Daniel Sibony : L’énigme Antisémite, Seuil (2001) ; 7 Octobre : les non-dits d’un conflit, Intervalles (2024).
[2] Voir Ephraëm Karsch, Palestine Betrayed (Yale University Press, 2010), Islamic Imperialism: A History (Yale University Press (2006), The Arab-Israeli Conflict. The Palestine 1948 War (Oxford, Osprey, 2002) et Laurent Murawiec, The Mind of Jihad, vol. I, Cambridge University Press, 2008.
[3] Une enquête est en cours sur la BBC qui a admis avoir rémunéré des membres du Hamas dans le cadre d’un documentaire à charge contre Israël dans lequel figurait un des fils du mouvement. « BBC appears to admit that licence fee funds went to senior hamas family » et « BBC: Gaza documentary production paid Hamas member’s wife »
[4] Dans une tentative de diversion mensongère et malgré l’évidence de l’autopsie, Rima Hassan n’a cessé d’accuser Israël d’avoir tué les enfants Bibas dans une frappe aérienne, répétant ainsi la version du Hamas.
[5] Cette volonté génocidaire s’exprime aussi en Syrie aujourd’hui contre les minorités alaouite, druze, kurdes et chrétiennes : étant en position de force, avec un pouvoir aux mains des jihadistes de Abou Mohammed al-Joulani, elle ne se cache pas derrière l’argumentation accusatoire victimaire qui est son mode opératoire concernant Israël et s’exerce sans mise en scène légaliste. De fait, la dynamique expansionniste de l’islam politique impérialiste a vidé le Proche-Orient et le Maghreb de ses Chrétiens et de ses Juifs. Seule la position d’infériorité militaire des islamistes en Israël exige la stratégie victimaire et le recours au « droit international » comme paravent politique. En quoi le palestinisme est solidaire de l’impérialisme jihadiste.