La soirée organisée par le collectif « #agirensemble » le 26 mars dernier pour la République et contre l’islamisme fera date dans la prise de conscience collective des périls que l’islamisme fait peser sur l’avenir de notre pays. Les formules pour désigner cet ennemi ont varié dans le temps et les contours de la menace ont gagné en précision. Nous n’en sommes plus à nous demander si nous faisons face ou pas à une islamisation de la radicalité ou à une radicalisation de l’islam, pour faire référence au débat à distance qui eut lieu entre Olivier Roy et Raphaël Liogier il y a déjà quelques années.
Au cours de cette soirée, plusieurs formules ont cohabité. Les intervenants ont parlé d’islamisme, d’idéologie islamiste, voire de totalitarisme islamique. Transparaît à travers ces formulations l’énoncé du fait que l’islamisme traduirait un projet à caractère politique, ce qui n’a pas toujours été appréhendé ainsi. Voyons-en cela une évolution dans la posture des sociétés occidentales sécularisées, pour lesquelles la religion ne serait plus que le ferment de revendications irrationnelles agitant des terroristes aveugles et désespérés souhaitant imposer par fascination pour le chaos un régime de terreur compulsive, mais nécessairement temporaire.
L’évocation de l’islamisme en tant qu’idéologie, voire de totalitarisme, indique également que l’islam serait à l’origine d’un projet politique global sur le modèle des religions séculières du XXᵉ siècle que furent le communisme ou le nazisme, indépendamment des idéocraties distinctes qui ont sous-tendu ces diverses barbaries. Si tel est le cas, il en résulte que ce mouvement ne s’épuisera pas de lui-même. Il véhiculerait au contraire une ambition alternative au monde qu’ont forgé les sociétés occidentales.
Une différence majeure toutefois les sépare. Le totalitarisme islamique puise en effet sa doctrine dans une religion révélée, alors que les barbaries du XXᵉ siècle se voulaient des religions séculières. On pourrait se demander si ce nouveau totalitarisme incarne authentiquement la religion dont il prétend s’inspirer ou si, au contraire, il la trahit. Mais c’est un autre débat au demeurant récurrent. Il était en effet déjà usuel de se demander si l’URSS avait en son temps trahi ou accompli la prophétie marxiste.
Le détour par l’histoire peut offrir un début de réponse. On pourrait en effet considérer que la révolution khomeyniste de 1979 marqua l’an I de cette nouvelle période, à moins de la faire remonter, comme Jean Birnbaum nous y a aussi sensibilisés, au rigorisme religieux qui travailla la révolution algérienne conduite par le FLN.
En toute hypothèse, parler de totalitarisme renvoie à la construction d’un idéal-type dont Raymond Aron dressait les contours dans son ouvrage Démocratie et Totalitarisme. Il le fondait sur cinq éléments : le monopole de l’activité politique à un parti, l’autorité absolue d’une idéologie, le monopole des moyens de force et de persuasion, l’étatisation de l’ensemble des activités économiques et professionnelles et enfin la terreur policière et idéologique. Au vu d’une telle définition, on pourrait conclure que l’islamisme en Occident n’est qu’un totalitarisme en puissance. Cette définition donne aussi à réfléchir sur le dessein de long terme qu’il porte et permet de replacer les discours apparemment divergents de prédicateurs tels que Youssef Al-Qaradawi ou Abou Moussa al-Souri dans une perspective convergente, dont l’oumma universelle serait le but ultime.
En conséquence, à un projet de société dont on ne veut pas, il n’y a d’autre solution que d’opposer un autre projet de société, comme l’a justement rappelé Jean-Michel Blanquer. Là encore, on mesure l’avancée dans la prise de conscience des élites occidentales que représente la recherche d’un réarmement idéologique. Je nuancerai le constat en précisant qu’une telle démarche n’est pas compatible avec la culture de la repentance et de la haine de soi qui anesthésie pour partie la France.
À ne pas vouloir le reconnaître, on se condamne à prendre part à un combat inégal et perdu d’avance.
Bien que ce projet de société ne soit pas encore sorti des limbes, on observera, au vu des prises de parole, qu’il devrait se fonder concomitamment sur l’exaltation de la République et la résurgence des racines chrétiennes de la France. Charles Péguy n’aurait pas renié un tel alliage. On pourrait reformuler cette double ambition en précisant que notre pays a besoin d’affirmer à la fois des principes et des valeurs qui, loin de s’opposer, doivent au contraire s’épauler mutuellement. Le ministre des Outre-Mer, Manuel Valls, en a justement appelé à la République, à la patrie et à la France, faisant écho à la quête de sens instamment réclamée par le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, qui, en d’autres circonstances, a vanté les mérites de la « fraternité civique ».
De là à y voir un engagement à fronts renversés, je laisse le lecteur se faire son idée.
Certains trouveront dans ces correspondances matière à un rapprochement possible entre les Républicains des deux rives, pour reprendre une formule qui avait émergé sans succès en 2002 ; c’était il y a déjà fort longtemps ! Préfigure-t-il une nouvelle recomposition politique du pays dans un moment où les institutions d’airain de la Ve République sont mises à l’épreuve ? Cette alliance mérite d’être replacée dans la longue durée et peut être comprise comme l’écho lointain de la réconciliation des prêtres jureurs et des prêtres réfractaires sous l’ombrelle de la geste napoléonienne, de celle des soldats de l’an II et de l’armée vendéenne dans les figures charismatiques de Clemenceau et du maréchal de Lattre de Tassigny, ou de celle des deux France réunies dans la boue des tranchées de la Première Guerre mondiale.
Cela étant, le chemin demeure étroit entre les partisans d’un choc d’autorité nécessaire pour lutter à la fois contre les tentations bruyantes de séparatisme prolongées par un entrisme qui avance à pas feutrés et les adeptes d’une plus grande tolérance dont la laïcité deviendrait le sésame miraculeux, au risque de lui demander plus qu’elle ne peut apporter. Accordons-nous au moins sur le fait qu’il y a déjà beaucoup à faire pour réussir cet alliage à l’école, sur la base d’enseignements capables de forger de futurs citoyens qui sauront résister à la montée de l’antisémitisme que l’islamisme apporte dans ses bagages.
Tout irait dans le meilleur des mondes possibles, et chacun comprendra le second degré de cette formule empruntée à Voltaire, s’il n’y avait un caillou dans la chaussure risquant de ranger cette soirée sur les étagères des dénonciations sans lendemain. Un jeune influenceur invité sur la scène demanda en effet « combien il y avait de musulmans dans cette salle ». Le silence renvoyé en réponse fut éloquent. C’est un peu l’inconnu de l’équation que cette mobilisation entendait résoudre.
Lutter contre l’islamisme devra éviter de stigmatiser les musulmans de France très vraisemblablement ballotés aujourd’hui entre des injonctions contradictoires. Mais toute tempête sous un crâne n’exonère pas du devoir de décider. La question demeure entière. Elle est celle de savoir comment un peuple peut se prendre en main par-delà la diversité des origines et des appartenances de ses membres, au profit de valeurs et de principes communément partagés. Bienvenue à tous !
Daniel Keller
Ancien membre du Conseil économique, social et environnemental