L’intérêt concret des crypto-actifs est peu clair, et leur valeur fondamentale incertaine, ce qui implique des mouvements brusques de cours puisqu’on ignore la manière dont ils doivent être évalués. Le problème est que, aujourd’hui, il n’est pas exclu qu’un éventuel krach sur le marché des crypto-actifs se propage à l’ensemble du système financier, laissant planer un risque – un de plus – sur la stabilité financière.
Des mouvements de cours brusques et décorrélés de l’économie réelle
Le cours des crypto-actifs est hautement volatil et erratique. Pourquoi un bitcoin, dont la valeur fondamentale est hautement incertaine, vaudrait-il plutôt, 0 dollar, 1 dollar ou 1 million de dollars ? En conséquence, les cours connaissent des embardées qu’il est difficile d’expliquer par des évolutions économiques sous-jacentes. Par exemple, l’annonce de droits de douane américains sur la Chine avait provoqué une chute des cryptos, sans que l’on comprenne bien pourquoi le commerce transpacifique devrait à ce point influencer leur cours. Ces derniers jours, la baisse brutale du bitcoin semble tout aussi inexplicable que la flambée depuis 2024 (à moins que la variation de la popularité de Donald Trump, grand partisan de cryptos au prix de conflits d’intérêts inimaginables, n’explique les mouvements à la hausse comme à la baisse).
Mais à quoi servent (vraiment) les cryptos ?
Depuis la création du bitcoin en 2008, on n’a toujours pas compris à quoi sont censés servir les cryptos. Sauf évidemment les truands de tout poil qui, eux, semblent avoir bien perçu l’intérêt de la chose ; et éventuellement les habitants de pays où le système bancaire est faiblement développé. En seulement quelques années, l’IA – une innovation dont on peut pointer les risques mais dont l’utilité est incontestable – s’est imposée pour de multiples usages. Le bitcoin demeure en revanche, au bout de quinze ans, une innovation qui cherche encore le problème qu’elle pourrait bien résoudre.
Une innovation n’a de valeur que dans la mesure où elle simplifie la vie des agents économiques. La carte bancaire s’est imposée face au chèque car elle est plus facile d’utilisation. Mais les cryptos ne se sont pas imposés face aux monnaies étatiques car leur intérêt demeure nébuleux. Que ceux qui paient leur baguette en bitcoin lèvent la main ! Car utiliser des cryptos dans la vie quotidienne reviendrait, pour les consommateurs comme pour le boulanger, à utiliser deux « monnaies » (les guillemets servent à rappeler que les cryptos ne sont pas des monnaies) et à jongler entre leurs taux de change respectifs. Une innovation doit nous simplifier la vie, et non la compliquer. Quant à l’utilisation de stablecoins, qui ne posent pas – ou moins – ce problème de conversion, on ne perçoit guère l’intérêt d’utiliser une crypto dont le cours est adossé à une monnaie alors qu’on a déjà cette même monnaie dans la poche. La finance et l’économie sont, au fond, des choses simples. Les mécanismes, même les plus obscurs en apparence, sont obligatoirement reliés à une réalité concrète, c’est-à-dire à la vie quotidienne des ménages et des entreprises. Une innovation qui ne peut pas être rattachée à cette réalité concrète n’a pas d’intérêt économique véritable.
Certes, quiconque n’a pas fait de doctorat en informatique, c’est-à-dire à peu près tout le monde y compris moi-même, ne comprend rien au fonctionnement technique des cryptos. Ce qui n’empêche pas de douter de l’intérêt fondamental de la chose. Car pas grand monde non plus ne comprenait le fonctionnement des CDO, CDS et autres produits financiers sophistiqués adossés à l’immobilier et qui ont éclaté en 2008, ce qui n’empêchait pas de douter de la valeur de toutes les maisons construites en Irlande, en Espagne ou aux États-Unis et qui ne seraient vraisemblablement occupées par personne. Cette déconnexion entre la valorisation des crypto-actifs et les fondamentaux économiques devrait inciter à une grande prudence à leur égard. « Quand c’est flou, y’a un loup », comme disait la grand-mère de Marine Aubry, et ce qui vaut en politique vaut aussi en finance.
Des risques potentiels pour la stabilité financière
Il y a encore quelques années, la spéculation sur les cryptos n’était le fait que de rares parieurs, d’amateurs de risques inconsidérés et de libertariens en mal de sensations fortes. Un éventuel krach de leur cours n’aurait eu que des répercussions limitées, ruinant des spéculateurs qui savaient (ou auraient dû savoir) les risques qu’ils prenaient.
Aujourd’hui, les cryptos sont plus disséminés dans l’ensemble de la finance, et la hausse des cours rendrait les conséquences d’un éventuel krach plus dévastateur. Estimer la probabilité d’une crise financière déclenchée par un krach sur les cryptos est à peu près impossible, d’une part parce que les crises financières sont par nature difficiles à prévoir, d’autre part parce que l’opacité et la nouveauté des cryptos rend toute prédiction encore plus hasardeuse. Les autorités de supervision et de contrôle financier prennent en tout cas ce risque très au sérieux. Céline et Nadia Antonin[1] identifient trois risques principaux générés par les crypto-actifs pour la stabilité financière : la concentration des acteurs, qui amènent des plateformes d’échange privées (Binance, Coinbase…) à agir comme des institutions financières traditionnelles mais sans être régulées comme telles, un risque de liquidité qui implique qu’un montant de vente important peut conduire à une chute du prix et un risque et enfin un risque de marché, c’est-à-dire un risque lié à la forte volatilité des cours.
Les stablecoins pourraient, en apparence, générer moins de risque pour la stabilité financière puisque leur cours est – en théorie toujours – lié à celui d’une monnaie étatique. Mais un stablecoin émis implique l’achat d’un actif qui en garantit la valeur, typiquement un titre de dette publique. S’il se produisait des ventes massives de stablecoins, il pourrait en résulter des ventes brutales de dette publique, donc une déstabilisation de ce marché, pourtant central dans l’organisation financière. Quel que soit le type de crypto-actifs considéré, la question est toujours la même : une défiance brutale et massive envers ce type d’actif serait-elle à même de déclencher une crise financière ? Le problème est que nous n’avons pas de réponse certaine à cette question essentielle…
Sylvain Bersinger
Economiste et fondateur du cabinet Bersingéco
[1] Céline et Nadia Antonin, « Crypto-actifs, une menace pour l’ordre monétaire et financier », Economica, 2025.



















