Pour la Revue Politique et Parlementaire, Matthieu Caron, maître de conférences en droit public, directeur général de l’Observatoire de l’éthique publique a interviewé Frédéric Potier, préfet et essayiste. L’auteur de Pierre Mendès France, la foi démocratique, plaide notamment pour la suppression de l’élection présidentielle.
Matthieu Caron – « Pour rompre la politique spectacle, supprimons l’élection présidentielle » avez-vous lancé dans une tribune parue dans les colonnes du journal Libération le 25 octobre 2021. Cette prise de position n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que vous venez de consacrer un essai à l’œuvre de Pierre Mendès France, lequel est demeuré l’un des grands opposants à l’élection présidentielle jusqu’à la fin de ses jours.
Frédéric Potier – L’élection présidentielle au suffrage universel direct telle que nous la connaissons depuis 1965 a permis de renforcer la légitimité de la Ve République puis de stabiliser le régime en rassemblant la droite et le centre. Puis elle a poussé au rassemblement de la gauche sous l’impulsion de François Mitterrand ce qui a abouti à l’alternance de 1981. Mais ce qui était une clé des voûtes des institutions est en passe de devenir le principal facteur de dérèglement de la vie politique. La présidentielle alimente en effet les querelles d’égo, les guerres de chapelle, la désaffiliation électorale. C’est devenu le règne de la politique spectacle.
La présidentielle clive et déconstruit les Français, elle ne les rassemble plus.
En cela, Mendès France avait vu juste quand il dénonçait un « théâtre de vedettes » et une « porte ouverte à tous les aventuriers »…
Matthieu Caron – Vous êtes bien conscient que la suppression de l’élection présidentielle est constitutionnellement compliquée si bien que vous préconisez davantage l’inversion du calendrier électoral. Imaginons un instant les deux scenarii. Quels seraient les avantages d’une telle suppression ou d’une telle inversion ?
Frédéric Potier – Dans le premier scénario, celui d’une réforme constitutionnelle, il s’agirait au fond de revenir au texte initial de la Ve République rédigé notamment par Michel Debré, c’est-à-dire une élection du Président de la République par un collège de grands électeurs. Il faut à cette fin modifier les articles 6 et 7 de la Constitution, ce qui n’est pas mince. Dans le deuxième scénario, celui de l’avancement de la date des élections législatives par une loi simple, l’élection au scrutin direct serait maintenue mais le Président se trouverait dans un rapport de pouvoir complètement modifié vis-à-vis du Parlement. Dans les deux cas, le chef de l’Etat retrouverait un rôle d’arbitre, de représentation dans les affaires internationales, et d’action sur le temps long. On sortirait ainsi du mythe messianique du Président de la République capable de résoudre seul tous les problèmes du pays.
Matthieu Caron – N’y-aurait-il pas un risque de retour au régime d’assemblée si, à cette inversion, venait s’ajouter l’instauration d’une dose de scrutin proportionnel ? Pour le dire autrement, pensez-vous qu’on puisse épouser le régime parlementaire allemand en France sans risquer l’extrême-centrisation de la vie politique sinon la paralysie ?
Frédéric Potier – L’instauration d’une dose de proportionnelle est un sujet que l’on peut déconnecter de la réforme de l’élection présidentielle. J’y suis pour ma part favorable à condition qu’elle reste mesurée.
La proportionnelle intégrale est extrêmement dangereuse dans la mesure où elle donne aux franges minoritaires les plus organisées de l’électorat une influence démesurée, comme on peut l’observer en Israël.
Cela étant, je ne crois pas que le régime parlementaire aboutisse forcément à une vie démocratique instable ou inefficace. Les démocraties britanniques, allemandes ou scandinaves viennent le démentir. Par ailleurs, Mendès France ne manquait pas de rappeler que Winston Churchill avait conduit son pays à la victoire jusqu’en 1945 sans rogner les pouvoirs du Parlement !
Matthieu Caron – L’un des grands échecs de Pierre Mendès France n’est-il pas d’avoir laissé gouverner ses épigones ? En s’enfermant dans son refus d’être candidat à l’élection présidentielle, n’a-t-il pas privé son pays de sa vision et de son talent (si tant est qu’il fût élu) ? Du reste, lorsqu’il fut président du Conseil entre 1954 et 1955, il adopta une pratique relativement présidentielle du pouvoir mais su gouverner en personnifiant plutôt qu’en personnalisant sa politique. Au fond, ce dont manque la France aujourd’hui, n’est-ce n’est pas moins d’un autre système institutionnel que d’un grand homme d’État, d’un grand serviteur de l’envergure de Pierre Mendès France qui saurait présider autrement en revenant à la lettre moniste de la Constitution ?
Frédéric Potier – Le rejet de la Constitution de 1958 isole évidemment Pierre Mendès France dans l’opposition. Solitude accrue après sa défaite aux législatives de 1968 à un moment où François Mitterrand tisse patiemment les fils qui lui permettront de rassembler la gauche. Mais en 1954, si Mendès France devient un chef de gouvernement médiatique et écouté, il dispose également à ses côtés d’une équipe ministérielle d’une très grande qualité composée de fortes personnalités (François Mitterrand, Jacques Chaban-Delmas, Edgar Faure, Robert Buron, Pierre Koenig…) et d’un cabinet exceptionnel (Georges Boris, Simon Nora, Michel Jobert, Stéphane Hessel…) ! Il ne cesse pas non plus d’entretenir des relations nourries avec des grands juristes de l’époque comme Maurice Duverger ou qui le deviendront comme Pierre Avril. Une des grandes leçons de Mendès France c’est qu’on ne peut pas gouverner seul en démocratie. La démocratie est pour lui un état d’esprit, un « code moral », dans lequel le citoyen joue un rôle majeur. Evidemment que nous manquons terriblement d’une personnalité du niveau de Pierre Mendès France, mais nous manquons tout aussi de citoyens désireux de s’engager en politique. Seul un sursaut collectif pourra vaincre la forme d’apathie collective que nous connaissons actuellement.
Matthieu Caron – Pierre Mendès France théorisa et pratiqua « le Gouvernement de législature ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit et en quel sens cette méthode de gouvernement mériterait d’être réhabilitée, voire associée à la planification que Mendès préconisait également ?
Frédéric Potier – Mendès France propose comme méthode de gouvernement le « contrat de législature ». Pour lui l’adoption de ce contrat politique entre l’Assemblée et le Gouvernement vaut acceptation par l’Assemblée des mesures à prendre. Ainsi, l’exécutif n’a pas à négocier en permanence l’ensemble des mesures d’exécution de son programme, sauf à compromettre gravement l’efficacité et la rapidité de l’action gouvernementale.
Dans ce schéma, le Président de la République joue un rôle secondaire mais pas inexistant.
Le chef de l’Etat est amené à être le gardien de la Constitution et des grandes libertés. En cas de crise politique, son influence peut être décisive pour rapprocher les points de vue. Ce modèle est aujourd’hui en vigueur dans plusieurs démocraties telles que l’Allemagne, l’Autriche, le Portugal ou encore Israël. Dans ces pays, le Premier ministre dirige le Gouvernement disposant de la confiance du Parlement, mais le chef de l’Etat joue un rôle discret mais très utile d’influence et d’équilibre.
Matthieu Caron – Pierre Mendès France était à la fois très respectueux de la haute fonction publique et très opposé à l’idée que le Gouvernement de la France devait être confié à ses hauts fonctionnaires. Dans mon travail de doctorat dédié au Droit gouvernemental, j’ai soutenu l’idée que, derrière le « Gouvernement politique » de la France, se dissimule un « Gouvernement technique » qui prend une grande partie des décisions ministérielles au quotidien faute de temps, d’investissement et (parfois) de compétences des membres du Gouvernements ?
Frédéric Potier – Mendès France cultivait un goût très prononcé pour les dossiers techniques comme la fiscalité, la comptabilité publique ou les questions financières internationales, mais il cherchait toujours à bien distinguer les notions de choix (qui appartient au politique) et de technique (domaine qui relève de l’administration).
Un ministre qui ignore les questions techniques se contentera de grands discours sans impact sur le réel, un ministre qui s’enferme dans la technocratie manquera forcément d’idées ambitieuses pour transformer le pays.
Pour cette raison, l’articulation entre le politique et la technique est fondamentale. Un excellent directeur de cabinet doit être tout à la fois une tour de contrôle et un chef d’état-major, mais ce n’est pas lui le stratège, c’est le politique. Si les ministres passaient moins de temps sur les réseaux sociaux et plus dans leurs dossiers ou sur le terrain, ce « Gouvernement technique » – pour reprendre votre expression – aurait une influence réduite.
Matthieu Caron – L’an prochain, nous commémorerons les quarante ans de la disparition de Pierre Mendès France. En quel sens le mendésisme constitutionnel reste-t-il éclairant pour comprendre le fonctionnement de la Ve République. En quel sens les critiques comme les propositions de cet homme d’exception demeurent-elles riches d’enseignement pour le constitutionnaliste, l’historien et les femmes et hommes politiques d’aujourd’hui ?
Frédéric Potier – Il faut relire « La République moderne » qui date de 1962 ou « La vérité guidait leurs pas » de 1976, dont je cite de nombreux extraits dans mon essai. Les démocrates y trouveront une grande source d’inspiration sur l’éthique de la République. Relire Mendès France c’est retrouver aussi une forme d’espérance dans la politique. Ses critiques contre la Ve République sont toujours très argumentées et très pertinentes, en cela elles nous aident à penser l’évolution du régime actuel sans céder à la démagogie ou à la facilité.
Frédéric Potier
Préfet et essayiste, est expert associé à la Fondation Jean-Jaurès. Il a été conseiller du Président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, puis de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve à Matignon.
Il est l’auteur de Pierre Mendès France, la foi démocratique, publié aux éditions Bouquins (2021)
Propos recueillis par Matthieu Caron, maître de conférences en droit public à l’université polytechnique des Hauts-de-France
Directeur général de l’observatoire de l’éthique publique (OEP)