Osons une nouvelle fois endosser la tunique du stratégiste[i] à nos risques et périls. Le tournant stratégique brutal opéré depuis un mois par l’administration Trump 2 ne doit pas surprendre. Annoncé et organisé, il semble irréversible car soutenu par une opinion publique américaine qui adhère à sa logique radicale et s’habitue à ses excès. Il clôt l’ère stratégique de l’après-guerre froide et annonce une séquence transactionnelle brutale. Alors ne cherchons ni à le nier, ni à en contester les effets. Voyons comment cette nouvelle donne impose aux pays européens une reprise en main de leur sécurité. La pression russe leur semble irrépressible. Comment y faire face avec sang-froid, résolution et efficacité ?
Tournant stratégique radical des États-Unis.
Nous sortons brutalement du confort paresseux de la réassurance militaire américaine, de la torpeur d’un pacifisme européen normé par la concurrence. Nous sommes entrés dans une zone de forte incertitude car les comportements rationnalisés d’hier ne sont plus garantis. On avait encaissé une première surprise lors du déclenchement inattendu de l’opération spéciale russe le 24 février 2022 ; on redouble deux ans plus tard avec la décision américaine abrupte de la fin des combats imposée aux parties. Les Européens qui n’ont pas su anticiper la radicalité de ces deux choix sont contraints de réévaluer leurs questions de sécurité sur la base étroite de leurs seuls moyens. Notons que l’incertitude résulte en 2025 d’abord de l’imprévisibilité du 47e POTUS, soutenu par une équipe baroque, un élu qui n’est pas un professionnel de la politique mais un dealer compulsif évincé en 2020 qui s’est racheté une présidence des États-Unis pour offrir au peuple profond qu’il sert une nouvelle ère de prospérité par la fin des conflits. Car de l’autre côté, le Kremlin du président Poutine et de ses comparses est assez prévisible et épaulé par une forte administration économique, diplomatique, économique et répressive héritière de la machine soviétique. Face à ces hommes forts, les pays européens désemparés mesurent leurs lacunes militaires et industrielles. Engagés quasi unanimement depuis le début du conflit ukrainien à soutenir Kiev dont ils admirent la vaillance et la détermination, ils se savent aujourd’hui incapables de remplacer les Américains défaillants pour tenir à bout de bras l’Ukraine.
Ils se découvrent à leur tour vulnérables et redoutent qu’une offensive russe sur la ligne de front ne balaient les faibles défenses des pays les plus exposés, les baltes pourtant pays de l’Otan et les moldaves isolés aux confins roumains.
Fin de l’ancien régime transatlantique
Succédant à la mort cérébrale de l’Otan dénoncée en 2019 puis à la foucade de Trump 1 menaçant de supprimer ou de quitter l’Otan, voici le défaut stratégique annoncé des Etats-Unis à l’égard des alliés et protégés de Washington avec cette volonté de mettre fin sans délai aux combats. Cette décision brutale irrite les forces politiques républicaines des États-Unis ralliées à cet étrange président libertarien et indigne des démocrates consternés qui préparent le rendez-vous du mi-mandat en 2027. Elle panique Londres qui réagit en tentant de rattraper la bourde supposée du président américain. Elle estomaque des Allemands déjà prudemment alignés sur les États-Unis dans l’Alliance atlantique aux dépens de la solidarité européenne. Elle hystérise les pays européens de la ligne de front brutalement dépourvus de toute protection automatique. Elle stupéfie la présidence ukrainienne habituée aux égards et au droit de tirage sur les finances européennes et les armes américaines. Le défaut stratégique de l’équipe Trump 2 ruine d’un seul coup la crédibilité de l’Alliance atlantique et le mythe commode d’un article V vu comme la garantie de protection des alliés par la plus forte puissance militaire du monde. Le transatlantisme, assurance vie de la guerre froide, relève désormais d’un ancien régime périmé et nul ne pense à une possible restauration de la confiance.
Pour la France encore traumatisée par mai 1940 et qui mit du temps à passer de l’indépendance nationale à la sécurité collective qu’elle tenta de conjuguer avec la construction européenne avant d’y renoncer et de se normaliser dans l’Otan en 2009, c’est la réhabilitation de sa posture nucléaire stratégique autonome qui la distingue de ses voisins et se présente comme un dernier recours possible pour les Européens.
Péremption de l’approche européiste
A l’abri de la réassurance américaine dans l’Otan, les pays européens avaient vite encaissé les dividendes de la paix après la guerre froide. Ils avaient négligé d’entretenir leurs moyens militaires sauf pour consolider leurs exportations d’armement dans le régime de concurrence effrénée que la Commission européenne prônait comme aiguillon des démocraties libérales. Voilà pourquoi aucune dynamique militaire opérationnelle ou industrielle n’a pu s’établir dans une Union européenne confinée dans les missions subalternes humanitaires et de police de Petersberg pour laisser à l’Otan l’exclusivité de la défense collective, les Britanniques y veillèrent. On vit pourtant avec les traités de Lancaster House la France sans rancune et par solidarité de force tierce aider le Royaume Uni démuni en 2010 quand les États-Unis retirèrent leur soutien aux armes nucléaires d’une force stratégique britannique pourtant établie sous double clé. Les États membres européens, nations alliées dans l’Otan, s’étaient abonnés aux capacités et aux partenariats de l’Otan, même ceux restés juridiquement neutres. Ils ont fait la sourde oreille aux projets de défense européenne et ont été durement sermonné sur la menace russe et ses dangers par les nouveaux venus de l’Est enfin libérés du Pacte de Varsovie. La requête d’autonomie stratégique européenne leur a semblé incongrue voire dangereuse. Le projet européen d’intégration toujours plus forte n’a pas produit une identité stratégique et un patriotisme européen partagé capable d’affronter une menace commune.
On serait bien en peine d’énoncer aujourd’hui des intérêts vitaux européens suscitant un sursaut de défense commune voire établissant une armée européenne qui restera cette utopie d’intégration militaire totale de la Communauté européenne de défense récusée par la France en 1954.
Réponse française pour faire face à la menace russe ressentie par des Européens
Ceci posé et rappelé, que peut-on et doit-on faire en mars 2025 ? Regardons d’abord de très près ce qu’implique pour la France ce défaut américain accompagné d’une connivence américano-russe qui déclenche une panique européenne. Ensuite voyons comment la France à l’abri de sa dissuasion nucléaire autonome peut en limiter les inconvénients et même en tirer bénéfice. Enfin agissons vite pour encadrer les effets de la tempête que suscitent l’annonce solennelle par Paris d’une menace russe, du réarmement massif et de la mutation de défense qu’elle semble exiger des Français dans un contexte de crise politique et économique aigu.
Le défaut américain présente deux effets positifs sur notre sécurité et un danger majeur
– A long terme, le découplage stratégique transatlantique qui en résulte rend possible le découplage russo-chinois ; c’est sans doute un calcul trumpien. Washington ouvre la porte du business collaboratif à une Russie repoussée jusqu’ici vers l’Asie. En frottant son économie et son peuple aux normes libérales, elle pourra pencher un jour vers son versant européen et s’émanciper de la tutelle chinoise. C’est inespéré. Castex l’avait prédit et Mac Kinder redouté.
– A court terme, le verrou mis dans l’Alliance, en particulier par Londres, à l’identité stratégique des pays européens s’ouvre et la posture nucléaire française devient pour eux un dernier recours possible. La France valorise sa singularité. Tant mieux.
– En revanche, l’accent mis sur la guerre économique à outrance est un défi radical. C’est une guerre annoncée, commerciale (droits de douane) et juridique (extraterritorialité) lancée depuis les années Obama mais dont les investissements vont s’amplifier aux dépens des ressources du Pentagone. Or on a tout à redouter d’une guerre financière lancée pour stopper la dédollarisation et d’une guerre technologique via l’IA dans la Tech menée par les deux rivaux systémique planétaires. Car l’UE fondée sur la rigueur budgétaire et la concurrence active entre Etats membres risque de se diviser fortement sous les assauts américains. C’est un défi majeur.
De quoi s’agit-il ensuite pour la France ? Quelle feuille de route s’impose ?
D’abord de consolider le rôle central que joue dans la sécurité de la France la dissuasion nucléaire stratégique qui ne peut être dévoyé par l’acceptation implicite du combat de haute intensité où l’on rechercherait la supériorité militaire dans un cadre militaire multinational. D’éviter la déroute de l’Ukraine, de rassurer les Européens de la ligne de front, de mettre le Kremlin au défi en manœuvrant la dissuasion nucléaire puis de réviser sa grammaire nucléaire stratégique issue de la guerre froide qui est devenue d’un seul coup obsolète. De planifier enfin plus tard dès que ce sera possible un retour à une coexistence pacifiée sur le continent européen et à une concertation stratégique rationnelle pour affermir la place des Européens dans une planète de plus de 8 milliards d’habitants. Vaste programme aurait dit le Général !
La France ne peut pas changer de concept de défense aujourd’hui, en pleine incertitude stratégique. Ce serait imprudent. Le cœur de sa défense est depuis longtemps sa dissuasion nucléaire stratégique autonome qui la protège de toute atteinte à ses intérêts vitaux. C’est sa spécificité européenne et sa garantie autonome. Elle y consacre une grande part de ses moyens. Pourtant la dissuasion nucléaire stratégique française n’a encore joué aucun rôle public pour rassurer les Européens et mettre en garde les Russes. Elle n’a pas été manœuvrée. On aurait sans doute pu éviter la fébrilité des pays européens de la ligne de front par l’affirmation politique de la valeur de l’article 47-2 du traité de Lisbonne ratifié par tous les Etats-membres de l’UE. Mais la France seul Etat-membre doté d’un arsenal nucléaire autonome a jusqu’ici choisi de soutenir l’Ukraine d’abord dans un cadre euro-atlantique, hors publicité nucléaire. C’est que la période actuelle la confronte à deux impératifs de cohérence stratégique difficiles à décliner.
- Le premier est de ne pas chercher à se substituer à la puissance militaire américaine, celle-là même qui aujourd’hui fait défaut aux Ukrainiens et fragilise les Européens. Si elle peut continuer à signifier que ses intérêts vitaux ne diffèrent guère de ceux de ses voisins européens, elle ne peut définir ni parapluie, ni couverture, ni parler de partage nucléaire ou de stationnement nucléaire de réassurance chez un voisin … Sa force nucléaire stratégique reste strictement nationale et c’est à l’adversaire russe d’évaluer la dimension européenne des intérêts vitaux français et pas à Paris de les préciser au profit de ses voisins. On peut toutefois manœuvrer la dialectique dissuasive de différentes façons pour mettre en garde Moscou de tout coup facile sur les Etats membres les plus exposés ou les plus fragiles. On peut avec les états concernés contenir la tentation d’intervention russe directe sur leurs fragilités et ainsi tester notre posture nucléaire, par un catalogue de précautions militaires comme le déploiement d’un rideau défensif de forces agissant en détonateurs. Déjà déployé, il peut être encore étoffé. Pour prendre le relai en cas de tension croissante, on peut aussi procéder à des avertissements, militaires ou non, solennels ou non, collectifs ou non, ciblant les multiples vulnérabilités de l’adversaire et menaçant d’un déblocage progressif des avoirs russes consignés en Europe, la saisie des biens privés d’oligarques, l’entrave à leur circulation ou leurs activités, des mesures offensives de guerre cyber ou financières jusqu’à des frappes de semonce sur des intérêts russes hors d’Europe … Si la dissuasion nucléaire ne se partage pas, l’intimidation le peut. Mais il faut alors aussi activement se préparer à contrer les mesures de déstabilisation non militaires de l’adversaire russe dans le champ immatériel de la guerre informationnelle et de la lutte cyber et à pratiquer la contre ingérence qui pourrait accompagner la pression russe.
- Le second impératif est plus difficile à mettre en œuvre, il s’agit du nécessaire renforcement de nos forces conventionnelles pour les rendre plus redoutables. Mais il ne s’agit pas de mener des combats de haute intensité comme on aime à le présenter mais de manœuvres de protection de nos voisins fragiles. Le choix de la primauté de la dissuasion exclut l’acceptation de la bataille rangée. Il est alors plus difficile d’apprécier nos besoins et on peut être tenté de se doter des moyens du champ de bataille actuel en suivant l’exemple convaincant des forces ukrainiennes et leurs développements ingénieux et à bas coût. Les leçons apprises du front depuis deux ans ne sont pas applicables à nos forces qui ne doivent pas être taillées pour combattre les forces russes mais protéger nos voisins fragiles. Laissons à d’autres armées européennes le soin de se doter d’armes du champ de bataille. Les forces armées dont la France a besoin aujourd’hui sont celles qui servent ses forces nucléaires, ses moyens de renseignement, de communication et de surveillance aérienne et spatiale, les forces de réassurance conventionnelle de ses voisins et les trains logistiques associés. Il faut y ajouter les forces de souveraineté ultramarine et de régulation stratégique partout où la France a des intérêts et des responsabilités dans le monde. C’est beaucoup.
La défaisance ukrainienne actée à Washington n’est pas une déroute car la nation ukrainienne a gagné de vive force ses droits à une existence en tant qu’Etat nation respecté. Et on l’aidera à se reconstruire. Mais faute d’avoir voulu ou pu établir une structure fédérale regroupant dans ses frontières légales de 1991 ses trois entités constitutives, (Ouest, Est et Crimée), elle devra se replier maintenant sur ses 80 % de citoyens libéraux. Ses buts de guerre sont inaccessibles par le combat malgré la vaillance et la réactivité de ses forces. Elle va devoir s’aligner sur le canevas d’arrêt des combats décidé à Washington. Amputée des 20% de son territoire légal de 1991 pourtant garanti par le protocole de Budapest de 1994, elle va retrouver une homogénéité qui lui faisait défaut avant la guerre.
Réévaluation de la menace militaire russe sur les pays européens. On a sans doute surcalibré les buts de guerre du Kremlin ; ils n’étaient pas d’envahir toute l’Ukraine mais de la neutraliser. Cette erreur s’est propagée et a dopé la guerre. Moscou voulait protéger les citoyens Est-ukrainiens russisés (russes ethniques et russophones historiques) de l’assimilation forcée par leurs concitoyens Ouest-ukrainiens libéraux entreprise en 2018. En 2025, les buts de guerre semblent de stabiliser le front le long du Dniepr en recouvrant militairement la quasi-totalité des oblasts déjà intégrés politiquement dans la Rodina russe. Et un cessez le feu interviendra bientôt quand la situation militaire vu de Moscou le permettra et que Washington y mettra le prix. Mais il est peu probable que l’on y parle de plan de paix.
On craint logiquement que la menace militaire de la Russie gagne ses marches européennes et caucasiennes du fait de leurs minorités russisées également mal assimilées dans des Etats tournés vers l’UE. Mais cette menace qui relève de l’intimidation russe classique comme de l’aventurisme des radicaux européens a peu de chance de se concrétiser mais il faudra surveiller d’abord le sort de ces marches russisées et y faire respecter les équilibres communautaires réels. Le Vice-Pdt US l’a claironné aux Européens. Et se préparer à faire face à des menées subversives et à des tests de notre réassurance française.
Retour gagnant de la défense européenne, dimension nucléaire et réarmement
Après le défaut américain, les élections allemandes et les manifestations d’inquiétude britannique, la France a été identifiée par ses partenaires européens comme le dernier recours nucléaire possible et on l’a pressée d’évoquer sa posture nucléaire stratégique. Trois fronts sur la dissuasion nucléaire sont donc à ouvrir en express à Paris.
– Un front européen de discussions approfondies à valeur initiatique et pédagogique sur la dialectique stratégique française des intérêts vitaux (celle de l’incertitude et non celle de l’ambiguïté) et la solidarité stratégique européenne implicite d’une puissance nucléaire comme la France. Il portera ensuite sur l’unité de commandement inaltérable de ses forces nucléaires, sur la suffisance de l’arsenal nucléaire français, sur la complémentarité en avertissement et frappe en second des composantes aériennes (en raid massif, Poker, en mobilité permanente, FANU) et balistiques. Il rappellera que son effet recherché n’est pas l’emploi apocalyptique de la frappe nucléaire massive imparable en rétorsion mais de rendre la guerre inacceptable. L’emploi nucléaire c’est l’échec. Cette initiative est lancée, elle doit se développer rapidement.
Un débat complémentaire sur la manœuvre politique de réassurance par la dissuasion nucléaire stratégique que peuvent requérir de la France les Etats-membres de la ligne de front qui le souhaitent doit être ensuite ouvert. Un club réduit ad-hoc de pays concernés est à constituer hors UE sans doute avec la Pologne, les Etats baltes, l’Allemagne et l’Italie et la Grande Bretagne (en raison des accords de Lancaster house). Si ce club militaire se forme, il devra éviter toute formalisation organique, se garder des formules bureaucratiques périmées de pilier européen de l’Alliance ou de coopération renforcée de l’Union européenne. Il devra traduire un esprit opérationnel de contingence sous l’autorité d’une chaine d’information à structure militaire linéaire pilotée par une simple Quad. Il n’y sera pas question de plans nucléaires, de ciblages ou de niveaux d’alerte. Mais on pourra y tabler collectivement sur la visibilité et la mobilité de la composante aérienne stratégique française pour faire des simulations ou des déploiements d’intimidation ou d’avertissement.
– Un front stratégique de communication française puis européenne vers la Russie pour avertir le Kremlin de l’intouchabilité militaire absolue des pays de l’UE. On peut vouloir restaurer, rendre publique ou amplifier une ligne directe d’alerte nucléaire entre les FNS françaises et leur équivalent russe pour éviter les méprises. Nos adversaires russes en partagent la logique et ont montré leur aptitude à manœuvrer cette dialectique à leur profit. On peut aussi demander au Conseil européen une mise en garde solennelle sur la protection des Etats membres de l’UE évoquant le traité de Lisbonne et son article 42-7. On doit saisir ce moment pour aborder avec Moscou les armes nucléaires de Kaliningrad et ouvrir des débats sur la régulation nucléaire, et la place spécifique des forces tierces françaises et britanniques.
Deux fronts de déploiement de forces conventionnelles sont à considérer
En matière de déploiement éventuel de forces européennes sur le théâtre ukrainien après une trêve ou un cesse le feu, la sécurité coopérative sera impérative. Aucun déploiement sur le sol ukrainien ne sera possible sans accord formel de la partie russe et concertation soignée sur la couverture aérienne des forces déployées en Ukraine. La France et le Royaume Uni, puissances nucléaires dotées, devront éviter tout cantonnement permanent sur le sol ukrainien. Après un arrêt des combats et un retrait des forces à distance de la ligne de front, on conservera assez de marge pour renforcer notre main politique et militaire et éviter tout retour de flamme des ukrainiens au contact et toute poussée additionnelle russe.
– Un front de débat national sur la nature du réarmement de la France en étoffant et durcissant les forces (« plus de brigades, d’escadrons et de frégates »), non dans une optique de combat direct de haute intensité intégré au sein de grandes unités multinationales comme on l’avait imaginé mais dans une logique de manœuvre nationale de forces mobiles de contrôle, d’appui et d’arrêt déployés dans les pays de l’UE, à l’arrière de la ligne de cesser le feu qui s’établira. Avec un positionnement rappelant celui de la 1ére armée pendant la guerre froide, et doté d’une capacité de réaction rapide. Dans ce domaine, il faudra veiller à se hâter lentement et à ne pas arriver à contretemps à la pleine capacité opérationnelle alors que le contexte va changer rapidement avant 2029. Il suffira d’afficher une capacité opérationnelle initiale avant 2027 pour valider la montée en puissance militaire française sur le front quand il se cristallisera. La guerre ouverte ne reprendra sans doute pas dans les quatre ans comme l’on annoncé les Cassandres patentés. Nul ne connait la suite car l’imprévisible reste probable.
– Une participation active au plan de mise en garde des Européens (« défense européenne » et réarmement). Car si l’économie de guerre peut encore pour une France nucléaire relever du déclaratoire, l’occasion est à saisir immédiatement de sortir nos forces nucléaires des dépenses soumises au pacte de stabilité et des critères de Maastricht voire à faire financer leurs déploiements. La France seule à offrir sa réassurance renforcerait ainsi sa centralité dans la stabilité et la sécurité européenne. Et elle doit pousser à financer le réarmement européen par ce grand emprunt collectif imaginé par la Commission européenne et géré par elle qui lui permettra de valoriser ses armements modernes, de renforcer ses forces conventionnelles et d’étoffer la BITD européenne. Il faut saisir ces occasions à la volée et adhérer d’emblée à ces perspectives.
Pour finir, une refonte profonde de la grammaire nucléaire stratégique apprise pendant la guerre froide va s’imposer
Nous avons été habitués pendant la guerre froide à une réflexion stratégique sérieuse, quasi philosophique voire anthropologique sur les armes nucléaires et leur contribution à la guerre, à la stabilité et à la sécurité de la planète. La France y a excellé par la voix de grands maitres qui s’y sont illustrés comme les généraux dits de l’apocalypse. Leur œuvre restera une vraie référence historique. Mais la dissuasion du fort au faible, celle du fort au fou portent la marque de leur temps, celui de la guerre froide et de ses développements avec la prolifération nucléaire verticale par accumulation d’armes de plus en plus puissantes puis la lutte contre la prolifération horizontale, et les mécanismes de contrôle des armements et des vecteurs balistiques puis celle des missiles intermédiaires … Il en est résulté des concepts comme les six conditions de la dissuasion, la riposte graduée, le non usage en premier, la juste suffisance, les armes décapitantes, les détonateurs, les avertissements… Tous ces développements sont des étapes qui ont conduit l’arme nucléaire à jouer progressivement un rôle positif d’inhibition de la guerre ouverte entre Etats et à favoriser une certaine stabilité car « les puissances nucléaires ne se font pas la guerre ». On a connu en échange le cercle vicieux du terrorisme qui s’est manifesté et a suscité cette guerre globale contre le terrorisme dont nous ne sommes pas sortis.
Il faut réévaluer aujourd’hui notre boite à outils conceptuelle et éviter de transposer par analogie les concepts de la grammaire nucléaire dans la guerre conventionnelle sauf à risquer de fortes déconvenues voire de s’enfermer dans des impasses coûteuses.
Il faut proscrire les idées de dissuasion conventionnelle, de force conventionnelle de persuasion par accumulation de la masse de combat pour intimider l’adversaire qui signifie l’acceptation du combat direct et la recherche de la supériorité militaire. Il faut aussi éviter toute expression de partage nucléaire, d’élargissement de parapluie, d’usage en dernier ressort de riposte nucléaire, de dernier avertissement, ou de dépôts nucléaires hors de France, thèmes inaudibles par les opinions publiques, plus anxiogènes que rassurants et qui occultent la spécificité de l’explosif nucléaire à la puissance incomparable et au maniement complexe et dangereux///
La présente réflexion actualise deux tours d’horizons effectués dans la Revue politique et parlementaire en 2024 ; Dissuader la Russie d’attaquer un pays européen 8 mars et Réarmement stratégique de la France. 14 avril. La menace russe dénoncée solennellement par l’Elysée le 5 mars invite à réfléchir à la sécurité de la France en Europe. Un stratégiste y fait face en évaluant les rapports de force, en préférant les réalités aux perceptions, en cherchant à chassant les biais et mettant à distance les considérations morales et juridiques pour formuler des options stratégiques utiles au pays.
Jean Dufourcq,
contre-amiral (2S), stratégiste, directeur La Vigie- www.lettrevigie.com
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