Si l’on en croit le commentariat, la France traverserait une crise de régime. Il est vrai que depuis la Révolution française, divers régimes se sont succédé. La république elle-même a connu différentes incarnations. Depuis 1958, la page semblait tournée. Le pays avait enfin accédé à une stabilité institutionnelle qui à défaut de remonter à l’époque de la Glorieuse Révolution faisait tout de même envie.
Cela étant, si la France est incontestablement entrée dans une phase de crise politique, peut-on pour autant affirmer qu’elle est confrontée à une crise de régime ?
Dans Démocratie et Totalitarisme, Raymond Aron recensait les espèces de corruption qui peuvent miner des régimes et conduire à leur remise en cause. Il en distinguait trois sortes, à savoir :
- La corruption des institutions politiques quand « le fonctionnement du système des partis est tel qu’aucune autorité stable ne sort de la rivalité des partis » ;
- La corruption de l’esprit public par excès de l’esprit partisan ou au contraire par excès de l’esprit de compromis ;
- La corruption des rapports sociaux lorsque le pouvoir politique ne parvient plus à maîtriser les rivalités sociales[1].
De fait la situation actuelle semble répondre d’assez près à cette catégorisation idéal-typique de la crise de régime. Nous sommes en effet confrontés à un blocage institutionnel dans la mesure où aucune majorité parlementaire n’est sortie des élections qui ont suivi la dissolution de juin 2024. Rien ne dit qu’il en irait différemment si une nouvelle dissolution intervenait prochainement.
Par ailleurs, l’esprit partisan du moment durcit à l’excès les antagonismes inhérents à toute vie démocratique au point de transformer les adversaires en ennemis. Il menace d’ouvrir la voie à des compromis minimalistes qui seraient incapables de desserrer les contraintes financières étranglant peu à peu le pays et qui plongeraient le pays dans la paralysie. Enfin, après avoir cherché à apaiser la colère sociale en pratiquant un « quoi qu’il en coûte » très généreux, voire dispendieux, le pouvoir en place ne parvient plus à faire tenir dans des limites raisonnables l’opposition entre des catégories sociales qui s’affrontent par bouc-émissaires interposés.
La conjonction de ces trois facteurs constitue le terreau favorable d’une possible crise de régime. Il est toutefois difficile à ce stade de prédire l’événement qui serait de nature à provoquer la coagulation de ces facteurs : le recours à un état d’exception comme en juillet 1830, des manifestations de rue dégénérant dans la violence comme en Février 1848, l’ébauche d’un soulèvement populaire comme le 13 mai 1958. Rien ne permet de savoir dès maintenant la forme que prendrait le passage d’une crise en puissance à une crise réelle.
En contrepoint à ces scénarii, la crise de régime pourrait aussi prendre une autre voie et se diluer dans une crise larvée comparable à celle du 16 mai 1877. Il en avait découlé le renoncement du Président de la République à utiliser son pouvoir de dissolution que les lois constitutionnelles lui reconnaissaient néanmoins. Pour en revenir à la situation présente, que le Premier ministre soit censuré dans les prochaines semaines et qu’une nouvelle dissolution n’apporte toujours pas de majorité claire à l’Assemblée nationale, il y a fort à parier que le Président de la République serait alors de fait sinon de droit contraint à la démission, au risque qu’une telle décision ne crée un précédent et n’affaiblisse durablement la fonction présidentielle. C’est l’esprit de la Vème république qui serait remis en cause, dans la mesure où elle repose sur deux légitimités distinctes, celle issue de l’élection présidentielle et celle issue des élections législatives.
Une telle éventualité ferait insensiblement basculer le pays vers un régime dans lequel le Parlement serait prépondérant, en rupture avec l’inflexion résultant de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962.
Il existe naturellement des solutions susceptibles de prémunir la France d’une crise de régime aigüe. Si l’on reprend les trois causes de corruption identifiées par Raymond Aron, la sortie de crise institutionnelle pourrait passer par un changement de mode de scrutin comme ce fut le cas pour les législatives de Novembre 1958 qui consolidèrent le nouveau régime en lui donnant une majorité solide. Dans un paysage partisan éclaté, la solution pourrait passer par l’introduction du scrutin majoritaire à un tour, comme Michel Debré en avait caressé l’idée en 1958. Ce type de suffrage devrait permettre de dégager une majorité à l’Assemblée nationale et de renouer avec un gouvernement en capacité d’agir.
La menace d’une intervention de l’Union européenne pour trouver une solution pérenne à la crise des finances publiques devrait favoriser l’adoption de solutions plus responsables de nature à résorber les déficits publics et à enrayer l’alourdissement du poids des intérêts annuels de la dette dans le budget de la France. Un esprit de compromis responsable pourrait ainsi refaire surface.
Enfin, la mise en place d’une politique renforçant le taux d’emploi et stimulant le salaire net pourrait apaiser les tensions sociales résultant de la stagnation du pouvoir d’achat et rassembler la communauté nationale autour d’une perspective d’amélioration des conditions de vie de chacun.
Daniel Keller
Ancien membre du CESE
[1] Démocratie et Totalitarisme, coll Idées Gallimard, p. 170 et 171.
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