Tandis que la France attend la nomination du Premier ministre depuis le résultat des élections législatives du 7 juillet 2024, la question du domaine réservé du chef de l’État revient régulièrement. Le pouvoir de déterminer les orientations politiques et stratégiques du pays ressortirait du Président de la République seul, sans que le gouvernement et surtout le Premier ministre n’aient leur mot à dire.
La lettre et la pratique de la Constitution
Les termes constitutionnels du débat sont connus. Aux termes de l’article 8 de la Constitution « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions ». La nomination du Premier ministre incombe donc au seul président de la République. Il n’appartient pas au parlement de faire pression sur lui pour imposer telle ou telle candidature même si le chef de l’État, de façon pragmatique, choisit une personnalité qui, selon les cas, lui sera complètement inféodée (du moins le pense-t-il) ou sera en situation, face à une situation délicate et complexe, de rassembler une majorité pour gouverner. En 1988, le choix de Michel Rocard par François Mitterrand qui le détestait, ne devait rien au hasard. La majorité présidentielle était fragile et seul Michel Rocard pouvait au vu de son profil politique et sur son nom, trouver un accord de gouvernement même s’il fut le champion du recours à l’article 49-3 de la Constitution.
Dans le cas des gouvernements de cohabitation, le choix n’a jamais posé de difficulté : le parti d’opposition disposait d’une majorité solide lui permettant de gouverner. Le chef du parti majoritaire ou la personnalité désignée ou acceptée par ce parti devenait ainsi Premier ministre.
La situation actuelle est inédite puisqu’aucune majorité ne s’est dégagée depuis la dernière élection législative, rendant le choix du président encore plus délicat. Mais il s’agit de sa responsabilité exclusive.
Domaines réservés ou partagés : la question des nominations aux emplois supérieurs de l’État
Toutefois, postérieurement à la nomination du gouvernement, le chef de l’État peut-il revendiquer un pouvoir exclusif dans certains domaines ? Aux termes de l’article 13 : « il nomme aux emplois civils et militaires de l’État ». Cette disposition ne signifie cependant pas que le président puisse s’abstenir, en période de cohabitation, de négocier la nomination aux emplois supérieurs avec le Premier ministre. Nécessairement, les nominations à ces emplois doivent être partagées puisque, aux termes de l’article 20 : « le Premier ministre dirige l’action du gouvernement ». Il est donc nécessaire que les préfets, sous la direction du gouvernement, appliquent les directives qu’ils reçoivent du gouvernement et des ministres. Il en va de même des ambassadeurs et de plusieurs autres hauts fonctionnaires dont les recteurs d’académie qui sont nommés en conseil des ministres et sur le nom desquels les deux têtes de l’exécutif doivent s’entendre. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui qu’avec la réforme voulue par Emmanuel Macron, les grands corps n’existent plus depuis le 1er janvier 2023. Les nominations aux emplois supérieurs de l’État sont devenues encore plus politiques, proches du spoil system (système dit des « dépouilles ») à l’américaine, selon lequel seront désignées des personnalités politiquement proches du gouvernement en cas de cohabitation, ce qui se profile pour la France dans les jours qui viennent.
Sur ce point, il n’existe donc pas de domaine réservé. Tout au plus, le chef de l’État peut-il retenir pour lui un certains nombre de postes, même si un vaste mouvement préfectoral interviendra, dont beaucoup n’auront sans doute pas exercé les fonctions de préfet préalablement.
Pour les ambassadeurs, le vivier restera sans doute le quai d’Orsay, mais là aussi, des surprises ne sont pas exclues dès lors que le corps des conseillers des affaires étrangères et des ministres plénipotentiaires n’existe plus également. Pour la mise en place et la défense de la politique extérieure de la France, le Président de la République devra là aussi négocier les postes avec le nouveau gouvernement.
La politique militaire de la France
Ainsi, s’agissant des nominations aux emplois civils, il n’existe pas de « domaine réservé » du Président de la République. Son pouvoir est plus important s’agissant des emplois militaires. Aux termes de l’article 15 de la Constitution : « le Président de la République est le chef des armées ». Cette disposition lui confère uniquement la responsabilité du commandement de l’armée, notamment en cas de guerre. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne doive pas composer avec le gouvernement qui, aux termes de l’article 20 de la Constitution « dispose de l’administration et de la force armée ».
Une délicate répartition des responsabilités va donc s’opérer dans ce domaine entre les deux responsables de l’exécutif.
« Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Pour le cas où on en douterait, cet article signifie clairement qu’il n’existe pas, en droit, de domaine réservé du président de la République contrairement à ce que l’on peut lire de façon récurrente. Dans les faits et en pratique, lorsque le gouvernement dépend de la seule majorité présidentielle, le pouvoir est concentré à l’Élysée. C’est ainsi que la Vème République a connu depuis sa fondation un mouvement incessant de présidentialisation, la mise en place d’un régime quasi-présidentiel, où, au final, tout a pu apparaître comme relevant d’un domaine réservé, chaque ministre étant « doublé » par un conseiller de l’Élysée donnant des orientations et directives.
Le retour à la conception parlementaire de la V° République
Ce schéma s’efface lors des périodes de cohabitation où le régime redevient parlementaire et le gouvernement met en œuvre la politique de la nation décidée par lui en fonction de sa majorité.
Il en va ainsi pour la politique européenne et étrangère de la France dont beaucoup de commentateurs affirment qu’il s’agit aussi du « domaine réservé » du chef de l’État. Il est vrai qu’en temps ordinaire, la cellule diplomatique de l’Élysée définit la politique étrangère et européenne sous l’impulsion du chef de l’État. Cela résulte de l’esprit de la Vème République où, depuis le général de Gaulle, la vision stratégique de la France, dont la politique de dissuasion nucléaire, relève de l’Élysée. Toutefois, en période de cohabitation, la situation est différente. Le gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la nation », a bien évidemment sa propre vision des relations internationales à défendre. Sur l’Europe, tous les champs des relations internationales, l’Ukraine, le conflit israélo-arabe, les points de vue peuvent être divergents. En ce sens, le Premier ministre et le gouvernement reprennent du pouvoir. Il appartient ainsi aux deux têtes de l’exécutif de se mettre d’accord sur le nom d’une personnalité la plus consensuelle possible pour exercer les fonctions de ministre de l’Europe et des affaires étrangères. En effet, si la détermination de la politique étrangère est partagée, il est indispensable que la France, puissance nucléaire et membre permanent du conseil de sécurité des Nations-Unies, s’exprime d’une seule voix.
Il ne saurait être question que le Président de la République et le Premier ministre, comme cela est arrivé dans le passé, s’expriment chacun de façon différente dans des conférences de presse séparées lors d’un conseil européen ou d’un sommet international. Il en va de la crédibilité de la France.
Vers la VI° République ?
Au final, le domaine réservé du chef de l’État, en période de cohabitation, se réduit à une peau de chagrin. C’est le glissement d’un régime présidentialiste vers un régime parlementaire qui était la vision de Michel Debré, qui fut le premier Premier ministre de la V° République.
S’exprimant devant le Conseil d’État le 27 août 1958, ce dernier s’exprimait ainsi : « Pas de régime conventionnel, pas de régime présidentiel : la voie devant nous est étroite, c’est celle du régime parlementaire. A la confusion des pouvoirs dans une seule assemblée, à la stricte séparation des pouvoirs avec priorité au chef de l’État, il convient de préférer la collaboration des pouvoirs : un chef de l’État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second, entre eux un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l’État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté. Le projet de Constitution, tel qu’il vous est soumis, a l’ambition de créer un régime parlementaire (…).
Revenons à l’esprit de la Constitution ! Si la nouvelle expérience qui s’ouvre d’ici quelques jours devait se solder par un échec ou finir dans la confusion, il serait alors temps de passer à la VI° République 1
Patrick Martin-Genier
- « Vers une VI° République, ou comment refonder la démocratie française ? », Studyrama, 2021 ↩