On ne jure plus désormais que par la brutalisation des enjeux. Cela vaut pour la politique intérieure dans laquelle les adversaires sont devenus des ennemis. Cela vaut aussi pour les relations internationales dans lesquelles le rapport de force devient l’étalon de toute action digne de ce nom.
Bien entendu, si l’on se plonge dans le temps long, on constate que le bruit et la fureur ont le plus souvent dominé le théâtre de l’Histoire et que la pacification des relations politiques consécutive à la chute du mur de Berlin apparaît rétrospectivement pour ce qu’elle fut : un intermède. Dans un tel contexte, il eût été étonnant que la physionomie dominante des chefs politiques restât inchangée.
Force est de constater qu’à travers le vaste monde, les leaders aux ambitions impériales font un retour en force. À croire que l’époque consacrerait l’ascendant des lions aux dépens de celui des renards. Il est en effet tentant de suivre aveuglément les chefs qui parlent fort, les prêcheurs d’aventures, tantôt tonitruants et tantôt impavides, promettant des lendemains grandioses, et qui savent mettre en scène le succès à venir des ambitions qu’ils portent.
Immédiatement vient à l’esprit la comparaison avec les années trente au cours desquelles l’Europe sombra dans une nuit profonde. L’erreur serait toutefois de ramener les leaders populistes d’aujourd’hui à l’expression d’un fascisme éternel. On voit bien en quoi cette qualification indexe le présent sur des événements déjà connus et permet d’éviter de penser le surgissement de toute singularité historique.
Il est commode de dénoncer les agissements du moment au nom d’un précédent qui fait consensus. Il n’est pas certain néanmoins qu’une telle position permette d’en comprendre la logique propre. Point besoin d’être promoteur d’un nouveau totalitarisme comparable à ceux qui ont ravagé le vingtième siècle pour semer le chaosCar c’est bien de cela qu’il s’agit. Les religions séculières du XXᵉ siècle étaient des utopies meurtrières misant sur la foi et la terreur pour fédérer leurs peuples.
Les embardées actuelles seraient plutôt la manifestation d’une croyance aveugle dans l’efficacité d’une parole performative, l’expression de la conviction selon laquelle les émotions guideraient l’action plus efficacement que la raison, l’affirmation du fait que la volonté des uns doit s’imposer aux autres sans concession et dans la négation de toute culture du compromis.
Autant de pétitions de principe qui rendent un dialogue raisonnable impossible.
Telle est la conséquence d’une fuite en avant au terme de laquelle nos sociétés se sont engagées dans des impasses inextricables. La responsabilité en incombe à des leaders qui n’ont pas su endiguer la montée des périls. Dans ces conditions, la tentation du recours à l’homme fort n’est pas portée par une nouvelle espérance idéocratique, elle nous confronte plus simplement à l’hypothèse selon laquelle le chaos serait la solution au chaos, comme c’est toujours le cas lorsque le sentiment de désabusement et de colère finit par l’emporter.
Il est encore temps de prendre conscience du fait que les sociétés ne se rétabliront pas nécessairement grâce au coup de baguette magique de prétendus nouveaux prophètes. C’est même tout le contraire. Raison de plus pour se tourner vers des décideurs aux convictions robustes, les pieds sur terre, sachant faire preuve de courage et d’abnégation, animés du sens de la pédagogie et plus respectueux des peuples que tentés par la volonté de subjuguer les foules. Où sont-ils ? Le temps presse !
Daniel Keller, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental