En apparence, tout semble aller pour le mieux au Rassemblement national. Le parti pèse dans les débats médiatiques, n’a jamais compté autant de députés et peut se targuer d’avoir un poids très important à l’Assemblée nationale. Pis, il peut même menacer de faire chuter les gouvernements. Michel Barnier en a fait les frais en décembre 2024, victime de l’alliance baroque entre la gauche et le RN.
À deux ans de l’élection présidentielle de 2027, les principaux candidats et leurs équipes peaufinent leurs projets pour l’après-Macron. Marine Le Pen, elle, travaille depuis déjà plusieurs années avec les Horaces – un cercle d’experts discrets – pour gagner en crédibilité et convaincre au moins 50 % des électeurs de voter pour elle. Cependant, derrière cette façade, des fractures idéologiques profondes menacent l’unité du parti. Elles pourraient, à terme, se transformer en véritables lignes de fracture politiques.
Le RN est aujourd’hui tiraillé entre deux courants économiques opposés : d’un côté, une ligne sociale-étatiste, et de l’autre, une orientation libérale pro-business.
Ces divergences sont incarnées par les deux figures majeures du parti : Marine Le Pen, cheffe historique, et Jordan Bardella, le très ambitieux président du mouvement.
Entourée de figures comme Jean-Philippe Tanguy et Sébastien Chenu, Marine Le Pen défend un État providence fort et interventionniste. Protectionnisme, défense des acquis sociaux, revalorisation des salaires et des retraites, attachement aux services publics : son discours oscille entre gaullisme et chevènementisme. Elle critique le libéralisme dès qu’elle en a l’occasion et n’a pas hésité à qualifier les politiques du président argentin Javier Milei de « trucs de droite ». C’est grâce à cette ligne sociale que le RN est devenu le premier parti des classes populaires et des ouvriers. Mais cette posture a un revers : elle le coupe des milieux économiques et des entreprises, indispensables à la conquête du pouvoir.
Lors des législatives de 2024, Jordan Bardella s’est imposé comme le porte-étendard d’une ligne pro-business visant à corriger l’image de Marine Le Pen, jugée incompétente sur l’économie. Il veut « libérer » l’économie française, réduire la fiscalité sur les entreprises, supprimer les impôts de production, assouplir le protectionnisme et encourager les initiatives privées. Il reprend ainsi l’axe de campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 et parle le langage de la droite économique. En cela, il s’aligne aussi sur les positions politiques de LR et de Reconquête car il a compris qu’un RN trop étatiste pourrait être perçu comme un « socialisme de droite », incapable de séduire les milieux économiques.
Si le RN arrive au pouvoir, ces divergences économiques deviendront inévitables.
Un Premier ministre Bardella pourrait difficilement appliquer une politique sociale-étatiste sans perdre en crédibilité auprès des milieux économiques. À l’inverse, un ministre de l’Économie comme Jean-Philippe Tanguy refuserait d’adopter un virage libéral trop marqué. L’opposition sur la réforme des retraites illustre déjà cette fracture : Marine Le Pen et son camp restent fermes sur le maintien de l’âge à 62 ans, tandis que Bardella défend un système à 40 annuités, impliquant un départ à 65, 66 ou 67 ans selon les cas.
Le RN ne peut pas se permettre de perdre son électorat populaire mais a besoin de l’approbation des milieux économiques, petits et grands patrons pour gagner l’élection présidentielle.
Marine Le Pen devra trancher entre ces deux lignes mais la synthèse semble difficile. Elle en a conscience : en juillet 2024, elle a envoyé Éric Ciotti – son nouvel allié ultra-libéral – débattre devant un parterre de grands patrons, un exercice qu’elle n’affectionne guère, elle, qui s’entoure principalement de souverainistes à la fibre sociale et gaulliste, bien loin du libéralisme économique.
Le parti pourrait connaître un déchirement comparable à la rupture entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, mais cette fois sur une question cruciale : le rapport aux classes populaires, socle électoral historique du RN. D’un parti populaire, il deviendrait celui des entrepreneurs et des classes aisées. Un scénario qui rappelle la campagne de François Fillon en 2017 : au-delà des affaires, à force de proposer un programme libéral radical, il a perdu la classe populaire, pourtant essentielle à l’UMP-LR, et s’est retrouvé bloqué à 20 %.
Jordan Bardella, influencé, et menacé, par Marion Maréchal, Éric Ciotti ou Sarah Knafo, assume ce positionnement libéral-nationaliste.
Comme dans les années 1980 sous Reagan, Thatcher et Chirac, il mise sur la liberté économique et la dérégulation qui ont le vent en poupe, de nouveau, dans les démocraties libérales. Si Marine Le Pen échoue en 2027, elle sera mise sur la touche, et, alors, le président du RN, fort de sa légitimité et de son discours pro-business, pourra imposer sa vision d’un RN libéral et nationaliste, se faisant ainsi l’héritier du Jean-Marie le Pen ultra-libéral des années 80.
Yoann Taïeb,
ancien conseiller ministériel et collaborateur parlementaire
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