La médiatisation des mouvements sociaux s’est transformée sous l’influence des technologies numériques, au point que certaines mobilisations ont fait le pari de s’émanciper des logiques traditionnelles de représentation en s’appuyant sur une communication en ligne. Jusqu’à quel point l’usage des plateformes numériques a-t-il permis de remplir cet objectif ?
Àl’ère du numérique, la communication des mouvements sociaux se transforme pour tendre vers davantage d’autonomie vis-à-vis des institutions politiques traditionnelles, qu’il s’agisse des pouvoirs publics, des organisations militantes (partis, syndicats) ou des médias. D’après le sociologue Benjamin Ferron, la présence en ligne de ces mobilisations contribue « à politiser un discours – enjoué ou critique selon les cas – sur le « pouvoir de la communication », des « médias » et du « journalisme » participant d’une reconfiguration des règles du jeu politique». Cet article propose d’éclairer quelques enjeux de l’usage des plateformes numériques pour la communication des mouvements sociaux en interaction avec les institutions journalistiques et politiques. Il examine les modalités d’appropriation de ces outils par les organisations militantes, en prêtant une attention particulière à celles qui incarnent un renouveau de la contestation politique en ligne.
UNE STRATÉGIE D’HORIZONTALITÉ ET D’ÉLARGISSEMENT DES PUBLICS
L’usage des réseaux sociaux numériques (RSN) par les mouvements sociaux remplit tout d’abord une fonction stratégique liée à leur organisation. Tandis que les organisations militantes traditionnelles, telles que les partis politiques et les syndicats, privilégient la verticalité, le numérique a permis d’injecter une dose plus ou moins importante d’horizontalité dans les mobilisations. Bien entendu, cela ne signifie pas que le numérique ait été délaissé par les partis politiques, mais son usage continue d’obéir aux impératifs des instances dirigeantes. Cette modalité doit être rangée aux côtés de deux autres formes d’organisation spécifiques d’ « action connectée », selon une classification élaborée par les chercheurs W. Lance Bennett et Alexandra Segerberg. Une première variante, parfois reprise par des mouvements politiques, consiste à adapter le réseau à l’organisation qui va se contenter de fournir des outils aux militants, et leur permettre de jouir d’une certaine liberté dans leurs usages. C’est la voie qui a été choisie par Bernie Sanders aux États- Unis en 2016 et par Jean-Luc Mélenchon en 2017, ces campagnes électorales s’étant appuyées sur des outils collaboratifs en ligne en laissant les militants décider des initiatives à prendre, l’organisation n’exerçant qu’une surveillance minimale sur les choix effectués.
Une seconde variante, emblématique des mouvements sociaux des années 2010, consiste en des réseaux autorganisés caractérisés par une absence de direction centrale et dont l’organisation – outillée numériquement – s’appuie sur des actions individuelles qui se réalisent aussi bien en ligne qu’hors ligne.
C’est cette dernière catégorie qui a marqué les esprits lors des Printemps arabes du début des années 2010, puis lors de la mobilisation des Gilets jaunes en France à l’automne 2018.
Ce mouvement, dépourvu de structure formelle et centralisée, est né d’appels aux blocages émis spontanément sur des groupes Facebook locaux, qui ont ensuite débouché sur l’organisation d’actions physiques qu’il s’agisse d’occupations de ronds-points ou de rassemblements dans de grandes villes. Notons tout de même qu’une certaine coordination fut opérée par la suite afin de conjurer le danger d’éparpillement qui guette ce genre d’initiatives éclatées géographiquement. Comme cela avait été remarqué par la sociologue turco-états-unienne Zeynep Tufekci pour les Printemps arabes, cette utilisation de RSN populaires est de plus en mesure d’élargir considérablement la réception de cette communication militante à des publics moins investis politiquement que les militants traditionnels.
UNE ORIENTATION INTERNE DE LA PRODUCTION DE CONTENUS
Toutefois, les effets des RSN sur le militantisme ne se limitent pas à faciliter sa coordination.
Ces plateformes permettent simultanément la construction et l’entretien d’une identité collective fondée sur des actes de participation individuelle en ligne tels que la publication, le commen- taire, le partage ou même le simple like.
Cet aspect est en effet crucial lorsque l’on reconnaît que s’engager réclame que l’on se reconnaisse dans les objectifs de la mobilisation, ses modes d’action et ses liens avec son environnement. Or, une des forces du numérique réside dans sa capacité à rendre visibles les traces de la participation, à les faire circuler, en autorisant les réappropriations qui personnalisent et signalent publiquement un engagement sans nécessiter une présence physique. Ainsi, la vidéo publiée sur Facebook le 31 octobre 2018 par un internaute nommé Ghislain Coutard qui appelait à prendre le gilet de sécurité comme signe de ralliement, n’aurait jamais pu fonder l’identité du mouvement des Gilets jaunes sans les partages d’internautes et si la contestation n’avait pas été amorcée préalablement par la pétition de Priscilla Ludosky. Ce fut ensuite par le jeu des partages et de la visibilité configurée algorithmiquement par les plateformes que le mouvement des Gilets jaunes put se donner des mots d’ordre qui devaient déborder la simple opposition à la taxe sur le carburant, et dont le caractère sommaire parvint à unifier des individus issus d’horizons disparates. La dimension conversationnelle des publications sur les RSN relie ainsi les personnes mobilisées autour d’expériences communes. Grâce à ces échanges souvent chargés d’affect, chacun réalise que ses ressentis et ses difficultés ne sont pas isolés, mais partagés au sein d’une « communauté émotionnelle », favorisant l’émergence d’un sens moral et d’une cohésion idéologique qui ont consolidé le mouvement des Gilets jaunes autour de cadres d’interprétation communs des évènements.
De ce point de vue, un changement de paradigme est notable dans la communication de mouvements sociaux qui consiste en une orientation interne de la production de contenus facilitée par les RSN11. Pour le dire autrement, on assiste à une dynamique d’autonomisation vis-à-vis des médias traditionnels qui sont davantage perçus comme des obstacles que comme des relais potentiels de l’expression de la lutte, là où des formes plus traditionnelles de protestation orientaient leurs actions vers une production de l’évènement politique par sa médiatisation journalistique, un phénomène que le sociologue Patrick Champagne avait surnommé les « manifestations de papier ». À titre d’exemple, le mouvement des Gilets jaunes ne s’est pas contenté de refuser les logiques de représentation dominantes, il s’est également livré à une critique virulente des médias. La prise en charge numérique de la médiation de la mobilisation par les manifestants eux-mêmes est ainsi venue remédier à une couverture médiatique jugée insatisfaisante.
Ce faisant, ils ont proposé une représentation des évènements qui correspondait davantage à l’expérience des personnes mobilisées sur le terrain, ce qui constitue un des facteurs essentiels de l’efficacité de ces pratiques automédiatiques.
Les Gilets jaunes ont tiré parti de la possibilité de faire circuler sur Facebook des contenus audiovisuels très présents dans le répertoire d’action du mouvement. Ces usages ont notamment pour objet de contester les discours institutionnels, documenter les manifestations ou communiquer sur la répression, ce qui évoque le copwatching, terme qui désigne les pratiques de surveillance des forces de l’ordre par les citoyens et la production de récits visant à démentir la communication publique des services de police. Elles ont participé à institutionnaliser le document vidéo amateur comme preuve, et la viralité comme garantie de crédibilité des images pour finalement aboutir à la représentation de ce problème public dans l’agenda médiatique, bien que le cadrage des violences policières ait tardé à émerger comme tel dans les médias de grande audience.
UNE AUTONOMISATION DES COMMUNICATIONS EN LIGNE À NUANCER
Activistes et citoyens utilisent ainsi les plateformes numériques pour contester la manière dont les institutions sélectionnent et représentent les problèmes de société. Ces engagements peuvent être ponctuels ou le fait d’agents qui se professionnalisent au fil des mobilisations. Le chercheur Gino Canella a examiné les interactions contemporaines complexes entre pratiques journalistiques et activisme à travers le prisme de la lutte symbolique pour le pouvoir qui se construit et se négocie dans l’espace des organisations médiatiques. Il montre que les pratiques informationnelles sur les RSN « remettent implicitement et explicitement en question l’autorité du journalisme traditionnel et soulèvent des questions importantes autour de ce que signifie faire du journalisme et qui a accès aux espaces où se décident le pouvoir et la vérité ». Cependant, si la lutte politique de mouvements sociaux récents s’est consolidée autour d’une critique des médias et via la production d’espaces alternatifs de communication, l’autonomie de ces réseaux et leur incidence sur l’action publique doivent être nuancées.
En ce sens, l’insatisfaction exprimée par les Gilets jaunes vis-à-vis des médias mainstream révèle implicitement la centralité persistante de l’espace public institutionnalisé pour la démocratie de manière générale.
D’une part, les publics semblent jouer un rôle de plus en plus actif dans la construction de la représentation des évènements par des pratiques de participation, de collaboration et de reconfiguration des contenus médiatiques. Cependant, les pratiques informationnelles en ligne peuvent également renforcer certaines inégalités en fonction des niveaux de littératie médiatique et numérique des usagers, en particulier dans le contexte des mouvements sociaux où la sélection des moyens d’expression par les organisations militantes est conditionnée par la répartition des ressources, qu’elles soient matérielles ou symboliques, au sein de leurs membres. D’après Benjamin Ferron, les individus issus des classes populaires sont en effet moins familiers avec les compétences valorisées pour mener des stratégies médiatiques avancées (notamment numériques) et orienter leur activité vers les professionnels de l’information. Ces contraintes les conduisent à se tourner vers des formes de communication perçues comme peu légitimes par les acteurs dominants le monde politique et médiatique, telles que le témoignage sur les RSN. En ce sens, l’action étatique ne s’est que très peu intéressée aux revendications qui ont émergé dans les espaces communicationnels des Gilets jaunes. Elle a fondé sa réponse politique sur la production de cet évènement par les grands médias, ce qui ouvre un questionnement plus général sur « l’inertie des pratiques et les systèmes de représentation des journalistes et des gouvernants ».
Dans le cas de la mobilisation des Gilets jaunes, nous avons vu que les messages médiatiques sont produits, transformés et remobilisés de manière active, mais les productions dominantes influencent malgré tout le cadrage des communications internes. Le chercheur Laurent Thiong- Kay a montré l’influence réciproque entre communications endogènes et exogènes de ce mouvement social, qui s’est efforcé de répondre aux injonctions des pouvoirs publics à clarifier ses demandes (ce qui a motivé le RIC comme revendication centrale) et qui, en dépit de sa défiance, s’est montré très attentif aux cadrages opérés par les grands médias. Dans une perspective similaire, Bilel Benbouzid et Hervé Guérin ont montré que l’annonce du « Grand débat » par le gouvernement a eu pour effet de remplacer les revendications démocratiques, présentes dans les contenus autoproduits en ligne, par des discours critiques sur l’organisation de cet évènement, conduisant de facto au recadrage des débats dans l’espace médiatique global. L’exemple des Gilets jaunes illustre ainsi les limites que peut représenter l’usage des RSN pour les acteurs de mouvements sociaux qui n’en maîtrisent pas les paramètres et dont l’expression politique n’est pas perçue comme légitime, en dépit des perspectives d’horizontalité, d’élargissement des publics et de politisation des vécus que les plateformes numériques ouvrent.
Mélanie Lecha* et Raphaël Lupovici**
*Doctorante en Sciences de l’information et de la communication en cotutelle entre l’Université Polytechnique des Hauts-de-France et l’Université de Mons
**ATER en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-Panthéon-Assas