La controverse déclenchée autour de la série animée Transformers Earthspark, diffusée sur Netflix, illustre la puissance des guerres culturelles dans les sociétés contemporaines. Qu’une série destinée à un jeune public puisse, en quelques heures, devenir le centre d’une controverse transnationale dit quelque chose de la fragilité de nos espaces publics et de la transformation des régimes de légitimité culturelle et politique.
Au départ, l’objet est un produit de divertissement grand public, issu d’une franchise internationale. Mais l’attention s’est cristallisée sur la présence d’un personnage utilisant les pronoms neutres « they/them », symbole de reconnaissance d’identités non-binaires. Relayée par un compte militant américain — Libs of TikTok, spécialisé dans la dénonciation de ce qu’il qualifie de « propagande progressiste » — l’information a rapidement enflammé les réseaux. L’écrivain britannique Graham Linehan a mis en scène la résiliation de son abonnement Netflix. Enfin, Elon Musk, suivi par plus de 180 millions d’abonnés, a tweeté « Cancel Netflix ». Résultat : quarante millions de vues en quelques heures.
Ce déroulé met en évidence trois dynamiques : la capacité des réseaux sociaux à transformer une controverse locale en phénomène transnational, la centralité des plateformes de streaming comme nouveaux lieux de bataille idéologique, et le rôle de figures médiatiques (Musk en tête) dans la redéfinition de l’influence culturelle et politique.
La culture populaire comme champ de bataille
Les guerres culturelles, longtemps cantonnées à l’école, à la morale ou à la religion, se déplacent désormais vers les produits culturels de masse. Là où jadis les polémiques concernaient les programmes scolaires ou la censure littéraire, elles se cristallisent aujourd’hui autour de films, de séries ou de dessins animés.
Netflix est une cible privilégiée. En tant que diffuseur mondial, il concentre sur lui les accusations d’imposer une « idéologie progressiste », notamment sur les questions de genre et de diversité. Chaque production intégrant un personnage LGBTQ+, une héroïne non conventionnelle ou un récit inclusif peut déclencher une réaction en chaîne.
La spécificité de ces batailles culturelles est leur caractère transnational : une polémique née aux États-Unis se diffuse immédiatement en Europe, au Canada ou en Australie. Les réseaux sociaux abolissent les frontières culturelles et rendent ces débats quasi instantanément globaux.
L’emballement numérique : de la controverse locale à l’événement global
Ce cas révèle le mécanisme de l’emballement numérique. Un compte militant crée une première mise en accusation. Des figures intermédiaires (Linehan) mettent en scène leur protestation, transformant un geste ordinaire — résilier un abonnement — en acte politique. Puis une personnalité médiatique majeure, Elon Musk, agit comme un amplificateur massif : par sa seule intervention, une polémique limitée devient un événement transnational.
Ce processus illustre la fonction des réseaux sociaux comme catalyseurs de polarisation. Chaque étape ajoute un degré de conflictualisation : du signalement militant au boycott individuel, puis du boycott au mot d’ordre global « Cancel Netflix ». Un choix de pronoms se retrouve élevé au rang de confrontation civilisationnelle entre progressistes et conservateurs.
La rapidité est inédite : en neuf heures, la controverse a atteint plusieurs dizaines de millions de personnes. Aucune institution traditionnelle — ministère, parlement, média généraliste — n’est en mesure d’atteindre un tel niveau de diffusion en si peu de temps.
Figures d’influence et déplacement de la légitimité
L’un des enseignements les plus marquants de cette affaire est le déplacement de la légitimité. Ce ne sont plus les partis politiques, les institutions culturelles ou les médias classiques qui structurent le débat, mais des comptes militants, des personnalités marginales et des entrepreneurs médiatiques comme Elon Musk.
Cette recomposition brouille les frontières entre culture et politique. En écrivant « Cancel Netflix », Musk ne prend pas seulement position sur une série animée : il s’affirme comme acteur politique global, capable de mobiliser un imaginaire civilisationnel. Il devient un producteur de normes culturelles et politiques à l’échelle transnationale.
Ce phénomène n’est pas isolé. Les grandes plateformes, de Netflix à Disney, sont devenues des théâtres de confrontation idéologique. La culture populaire, loin d’être périphérique, constitue aujourd’hui un espace central où se disputent les batailles pour l’hégémonie culturelle, au sens gramscien du terme.
Les enjeux démocratiques de la polarisation culturelle
Ces dynamiques ne sont pas neutres. Elles révèlent la fragilité des espaces publics démocratiques face aux logiques de viralité et de polarisation. Trois risques principaux se dessinent :
1. Fragmentation des espaces publics : chacun se replie dans des bulles de confirmation où le débat devient impossible.
2. Radicalisation symbolique : une série d’animation devient un champ de bataille civilisationnel, effaçant les nuances.
3. Affaiblissement des médiations : critique culturelle, régulation publique, débats parlementaires apparaissent impuissants face aux logiques virales.
À terme, ces évolutions posent une question fondamentale : qui définit aujourd’hui les normes sociales et culturelles ? Un parlement élu, une entreprise privée comme Netflix, ou une figure médiatique comme Musk ? La réponse reste incertaine.
Conclusion : de l’entertainment à la guerre culturelle
L’affaire Transformers Earthspark est emblématique. Elle montre comment une série animée issue d’une franchise internationale peut devenir le point de cristallisation d’un affrontement idéologique. Derrière la controverse se dessine une interrogation essentielle : dans un monde où la culture populaire structure l’imaginaire collectif, qui détient la capacité de dire le « normal », le « légitime », l’ « acceptable » ?
Ce qui est en jeu dépasse Netflix, Musk ou une série animée. C’est la capacité des démocraties à préserver des espaces de débat, à réintroduire de la médiation et à résister à la logique de polarisation totale. Les guerres culturelles sont désormais des guerres politiques. Reste à savoir si nos institutions disposent encore des ressources nécessaires pour les affronter.
Dr HDR Virginie Martin
Politiste, sociologue
Kedge BS – Medialab
Photo : gguy/Shutterstock.com