Non erat his locus, notre but n’est pas ici, hic et nunc, d’analyser les raisons, et le comment de cette percée bienvenue.
Notre intention est d’examiner ses conséquences quant à la dissuasion nucléaire, ses transformations ou sa pérennité puisque le Président de la Fédération de Russie n’a pas ouvert la boite de Pandore nucléaire.
Nous avons vécu depuis 1945, à l’abri non seulement d’une nouvelle guerre mondiale, mais aussi protégés et ignorants des conflits sortant véritablement de leur zone d’assignation. Certes le gazon planétaire a été piétiné et bombardé dans maints endroits de la planète et à maintes époques, mais les conflits- bien sûr toujours trop nombreux et trop meurtriers- ont su rester de moyenne, voire haute intensité, en perdant leur caractère dès lors que leurs effets collatéraux s’aventuraient dans le vaste monde pourtant désormais si rétréci.
Cette période de non-guerre et non de calme plat fut rendue possible grâce à une série de facteurs.
Contentons-nous juste de les mentionner.
L’émergence d’un hégémon américain au sortir de la guerre lequel hégémon fut bâti et demeura peu ou prou pérenne jusqu’aux environs de l’an 2010. Même la guerre froide avec la puissance dissymétrique de l’URSS, géant nucléaire et armées conventionnelles menaçantes mais nain économique contribua paradoxalement à l’équilibre délicat mais finalement relativement stable de l’ordre du monde.
Mais surtout, hégémon construit à un coût relativement peu élevé grâce à l’arme nucléaire. Cet hégémon eût aussi l’intelligence de souhaiter ou d’accepter -volens nolens- un minimum de multilatéralisme.
Ensuite nous avons connu la période bienheureuse, quoi qu’on en dise, des Institutions Internationales avec le gonfalon onusien. Le Général de Gaulle, d’habitude bien plus avisé, eut beau qualifier l’ONU de « machin », il n’empêche cette caisse de résonance mais aussi de raisonnance, conserve à travers ses multiples appendices, une utilité irremplaçable, contribua paradoxalement à l’équilibre finalement relativement stable de l’ordre du monde.
Et bien sûr à cette paix, certes relative et au nombre limité de morts. L’indice de conflictualité, établi par des universités américaines est à 0,71 en 1869, 0,17 en 1991 et 0,14 en 2011. Nous devons cette déflation à l’armement nucléaire.
En toute justice, l’armement nucléaire aurait dû recevoir le prix Nobel de la Paix. Certes la plus douloureuse et atroce exception fut bien entendu le génocide des Tutsi par les Hutus au Rwanda.
Aucune idée n’égalera la fameuse pensée de Thomas Schelling : « to give a chance to chance »
Savoir si nous devons cette longue, très longue accalmie à l’ONU et au multilatéralisme ou aux différents traités ABM, SALT I, Salt II, Start, TNP, FNI etc ou si le vrai responsable est l’armement nucléaire, brillant second du multilatéralisme ou si l’équilibre de la terreur a simplement reçu un corpus doctrinaire de l’ONU, n’a qu’une importance relative. C’est le couple Institutions Internationales et armement nucléaire qui a permis ce « miracle » invalidant la fameuse phrase d’Héraclite : « Polémos de tout est le père, de tout est le Roi. »
Et c’est l’armement nucléaire qui a mêmement et durablement validé Hérodote : « Nul homme n’est assez dénué de raison pour préférer la guerre à la paix. »
Pour clore cette brève et incomplète théorie de raisons, mentionnons un facteur psychologique capital. Les horreurs et les drames de la seconde guerre mondiale ont couvert d’une chape de plomb les envies belligérantes de tant d’individus et de tant de Chefs d’État.
Notons pour être complet quelques exceptions notoires. L’on ne saurait remiser aux oubliettes de l’histoire, la guerre civile en Syrie et les 500000 morts du boucher damascène, l’immonde génocide des Tutsis, l’effroyable ethnocide cambodgien et plus récemment la barbarie pogromesque génocidaire du Hamas le 7 octobre.
Pour autant le conflit du Moyen-Orient balbutiait déjà dans les limbes dès avant la seconde guerre mondiale, et malgré les rodomontades de chacun des protagonistes- qui ne veulent pas assumer le prix d’inévitables concessions- a su éviter toute contagion. Le nombre de morts interétatiques y représente simplement l’équivalent de moins d’une semaine de combat lors de la Première Guerre mondiale.
La mémoire des massacres et du tragique s’est cependant désormais considérablement affadie. En outre et c’est le deuxième élément de notre réflexion, le piège de Kindleberger a ouvert une béance dans l’hégémon américain qui doit simultanément faire face au Thucydide’s Trap.
C’est dans ce tableau et dans ce surgissement de ces deux derniers éléments que se produit la percée stratégique ukrainienne, sinon au plan militaire, en tout cas au plan géopolitique.
Napoléon eut un jour cette cultissime réplique : « If you want to take Vienna, then take Vienna. » Le boyard moscoutaire ne cesse de criailler, de fouailler et de brandiller à nos oreilles -urbi et orbi- et erga omnes, que la Russie dispose de moyens formidables et terribles d’anéantir Londres, Paris et Berlin en 200 secondes. Difficile d’être plus aronien, lequel avait défini l’armement nucléaire : « En parler toujours ; s’en servir jamais.»
Les rodomontades grandiloquentes de Poutine relèvent plus de Guignol que d’une stratégie militaire parfaitement pourpensée ont eu- cependant- le mérite de nous rappeler la géographie de Munich dans une histoire tout aussi parfaitement tronquée dans le seul but d’apeurer des populations ne demandant qu’à être apeurées et peuplées « d’idiots utiles ».
Dans ce combat, deux voisins qui en fait ne se sont jamais tant aimés ; un Etat doté, de surcroît, membre permanent du Conseil de Sécurité et un Etat à la géographie et à la démographie non négligeables. Cette configuration sort donc de l’ordinaire. La guerre a déserté la périphérie.
La doxa nucléaire reposait sur l’idée centrale de la deterrence qui figeait également l’ordre existant. Elle a su en outre faire preuve d’une remarquable plasticité pour épouser un monde si labile.
D’une simple force d’appoint en 1945, des esprits embrumés ont adopté la théorie des « massives retaliations » de l’Amiral Ridgway ; des stratèges américains l’ont heureusement substitué avec la théorie de la riposte graduée de McNamara et Kissinger. Chaque position arguait de sa propre logique et recherchait l’efficacité.
D’appendice de la politique étrangère américaine, la dissuasion nucléaire finit par en devenir l’inspiratrice et l’architecte principal. Elle eut une influence considérable sur les alliances. Henry Kissinger la conceptualisa. « Dans les systèmes d’alliances, les membres les plus faibles ont de bonnes raisons de croire que le plus puissant a un intérêt primordial à les défendre ; il s’ensuit qu’ils n’éprouvent plus le besoin de s’assurer son soutien en souscrivant à sa politique. »
Kissinger « De nos jours, la puissance militaire présente donc un aspect paradoxal : son augmentation démesurée lui a fait perdre tout contact avec la politique. Les grands pays nucléaires, qui ont la possibilité de se dévaster réciproquement rencontrent d’énormes difficultés quand ils veulent en jouer sur le plan politique, si ce n’est comme moyen de dissuasion pour garantir leur survie– limite qu’ils interprètent d’ailleurs de plus en plus strictement. Leur capacité de destruction se transforme mal en menace plausible, même à l’égard de pays qui ne peuvent y répondre par des représailles… »
« En d’autres mots, la puissance ne se transforme plus automatiquement en influence. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut être impuissant pour être influent, mais que puissance et influences ne sont plus automatiquement liées… »
Pour autant l’armement nucléaire ne put jamais forger une compellence parfaite. L’arme nucléaire permit donc d’éviter des conflits majeurs et totalisant. Son but n’a d’ailleurs jamais été d’empêcher les conflictualités de second rang voire des conflits par proxys interposés. Ainsi lors de la guerre de Kippour, des pilotes soviétiques volèrent à bord de Mig mais sous les couleurs syriennes.
Même les pays dotés- officiellement ou pas- échappèrent à son utilisation. Israël lors de la guerre du Kippour ou Kissinger eût la réflexion certes cynique mais ô combien intelligente de dire : « Let’s the boys play a while » ou la Chine et l’Inde surent heureusement cantonner leurs costilles himalayennes, et enfin Le Pakistan avec l’Inde.
Certes en octobre 1973, les Américains décrétèrent le fameux seuil Defcon III.
L’invasion russe en Crimée puis en Ukraine fut sur le plan pratique une vraie rupture. Cette guerre fut la mise en pratique de la sanctuarisation agressive : j’attaque un pays non nucléaire car celui-ci ou d’éventuels alliés ne procéderont à aucune retaliation car je suis détenteur de l’arme nucléaire.
Ce débordement stratégique sans briser le tabou nucléaire, permit cependant un renforcement certain de la compellence nucléaire. A sa façon il ne franchissait pas la dernière marche du fameux escalier nucléaire.
Voici donc plus de dix jours que des troupes ukrainiennes se sont emparées de plus de 1000 km² de territoire russe. Les Ukrainiens frappent le territoire sacré de la Rodina et ils le frappent, autre symbole, autour de Koursk qui fut le théâtre de la plus grande bataille de chars de toute la seconde guerre mondiale.
Les T 34 soviétiques l’emportèrent sur les chars allemands. A ce jour, 110000 civils russes ont dû être évacués devant l’avancée des chars ukrainiens mais de fabrication allemande.
Il est des apologues dont on ne se remet pas.
Concentrons-nous pour les besoins de notre démonstration- à savoir le pourquoi de la non utilisation nucléaire russe- sur la définition de la doxa nucléaire russe. Car à en croire Poutine, les Occidentaux que nous sommes, allions connaître Armageddon.
La nouvelle doctrine russe aussi appelée Choïgou- ancien ministre de la défense russe et parfait représentant de la voix de son maître- est basée sur un principe simple quoique spécieux: « To escalate to de escalate. ». Le flou artistique y est délibéré mais après tout la deterrence nucléaire a aussi consisté à jouer d’un certain flou pour contenir l’adversaire.
À première lecture, la doctrine Choïgou ne diffère pas fondamentalement de celles forgées en 2014 ou 2010. Pour autant, elle emporte quelques précisions intéressantes.
Ainsi la volonté de conférer à l’arme nucléaire le rang de seule véritable force de dissuasion.
En juin 2020 le décret présidentiel de Poutine définit l’arme nucléaire « exclusivement comme un moyen de dissuasion dont l’emploi est une mesure extrême et forcée. »
Certes on mentionne encore expressément la notion d’intérêts vitaux. Dans un article retentissant, Dimitri Trenin, souligne le fait que la nouvelle doctrine russe est publiée dans un contexte de crise aiguë et profonde avec les USA. Ce décret constitue également un retour aux valeurs traditionnelles de la Russie éternelle.
Vu de Moscou, il constate, voire consacre, le déclin de l’Occident et son affadissement dont la conséquence, selon Moscou, est une « Ferocity » accrue envers la Russie.
L’arme nucléaire sera donc déclenchée si les intérêts vitaux de la Russie sont menacés. Pour être délibérément vague, la notion d’intérêts vitaux s’est considérablement élargie. Elle couvre la protection de la souveraineté, la préservation de son intégrité territoriale. Force est de constater que pour un pays qui annexe quatre oblasts étrangers, l’occupation de son propre territoire par une force armée étrangère est une atteinte flagrante à sa souveraineté et à la préservation de son intégrité territoriale.
Donc la nouvelle doctrine russe élargit de façon significative, et l’incertitude et le champ des menaces.
Ainsi, il est explicitement mentionné que les intérêts vitaux concernent : « le déploiement par l’adversaire potentiel à proximité des frontières de la Russie ou alliés même par des forces conventionnelles. »
L’observateur attentionné ou inquiet se rappellera que la Russie a transféré, au mépris des différents traités nucléaires, des armes nucléaires dans l’Etat vassalisé de Biélorussie. Dimitri Trenin relève et approuve le fait que s’il y a une dégradation de la sécurité, même externe, de la Russie alors « to escalate to de escalate » doit être envisagé.
Le décret de 2020 envisage donc le recours à des « dommages inacceptables » envers l’ennemi. La publicité accordée au missile Burevestnik se veut un signal fort. Certes dans son paragraphe 5, le texte se veut clairement défensif mais il se différencie de la doctrine de 2014 par le niveau d’attaque auquel la Russie doit faire face.
Le threshold est considérablement abaissé. Il permet une réponse nucléaire de très grande envergure non seulement en cas d’attaque globale- aussi appelé scénario du « global conflict » mais dans un scénario de « regional conflict », si les forces conventionnelles russes sont insuffisantes ou bousculées. Le document va cependant très loin au paragraphe 9, puisqu’il parle de deterrence par « punishment » plutôt que par « denial ». Il ne s’agit pas ou plus seulement de déterrer l’agresseur, voire l’adversaire par des dommages inacceptables.
Le paragraphe 10 parle ainsi de dégâts « commensurate » au lieu de « tailored » qui figurait dans le texte précédent.
Le paragraphe 17 mentionne clairement « wich puts the very existence of the Russian Federation under threat ».
La notion de souveraineté consubstantielle certes à chaque pays mais encore plus particulièrement à la Russie mentionne en son paragraphe 4 : «… Sovereignity and territorial integrity of Russian Federation. »
Sauf à vouloir faire preuve d’irénisme- l’on ne sache pas que cela soit la qualité principale de Poutine, la situation actuelle semble indiquer un profond désarroi, une grande faiblesse de l’appareil militaro-gouvernemental russe ainsi peut-être qu’un grand souci de ne pas froisser l’amitié éternelle et immarcescible de la Chine et la compréhension indienne.
Poutine ne nous avait point accoutumé à une telle angélique patience. Ses déclarations et écrits antérieurs relevaient plutôt d’une allure martiale.
Qu’on en juge le décret intitulé : the Basic Principles of the Russian Federation’s State Policy in the Domain of Nuclear Deterrence précise après les rappels classiques, l’usage du nucléaire : “… and also in the case of aggression against the Russian Federation with the use of conventional weapons, when the very existence of the state is put under threat.”
Force est de constater que l’Ukraine s’est saisie de 1000 km² de territoire russe avec la plus extrême facilité et bien entendu avec les seuls moyens conventionnels puisque l’Ukraine avait renoncé – malencontreusement et naïvement- dans le cadre des memoranda de Budapest à l’armement nucléaire.
Rappelons que la doctrine nucléaire américaine s’interdit d’utiliser l’arme nucléaire contre un pays non doté. Certes d’aucuns diront que les intérêts vitaux russes ne sont guère menacés, vu son étendue géographique.
D’autres commentateurs rappelleront que l’Ukraine ne semble pas et n’a ni les moyens ni surtout l’envie d’annexer la Russie ! Poutine a beau qualifier Zelinsky de nazi, dont une partie de la famille fut déportée par les nazis, de nazi, sa folie ne va pas jusqu’à lui faire perdre raison et le sens des réalités.
Le 24 février 2022, Poutine averti solennellement : « …With consequences that “will be such as you have never seen in your entire history.” »
Le 27 février il ordonna à Choïgou de transférer les « deterrence forces » à une unité de « special combat readiness. »
A ce jour on ne peut que constater l’absence de ses habituelles et hilarantes rodomontades. Le 24 février, il précisait sa notion d’intérêt vitaux : « For the United States and its allies, it is a policy of containing Russia, with obvious geopolitical dividends,” he said. “For our country, it is a matter of life and death, a matter of our historical future as a nation. This is not an exaggeration; this is a fact. It is not only a very real threat to our interests but to the very existence of our state and to its sovereignty”»
Le mot qui nous interpelle est « historical future. » On ne saurait être plus clair quant à sa signification en termes d’intérêt vital. Ce rappel est d’autant plus significatif quand on connaît l’utilisation de l’histoire et de la nation qu’en avait faite Staline.
Si Poutine a émis maintes critiques à l’encontre de Lénine, notamment au sujet de l’Ukraine, il n’a de cesse d’avoir des mots louangeurs envers le petit père des peuples, Joseph Djougachvili.
Pour un pays qui met si frénétiquement en avant la Grande Guerre Patriotique-même si Poutine se trompe quant à la date de début de la guerre, l’Histoire sublime et exacerbe l’intérêt vital.
L’alinéa a du paragraphe 18 énumère la liste des conditions précisant l’utilisation définitive du nucléaire. Parmi celles-ci, si la Russie estime qu’une « second strike » ne sera pas suffisante car elle aura été empêchée même partiellement par une attaque américaine même conventionnelle ou portée par les nouvelles technologies dont le cyber. Ainsi cet alinéa précise une attaque conventionnelle : « … threatens the very existence of state a conventional attack that exceeds the capability of russian conventional forces will be met with a nuclear response. »
A ce stade il n’est pas inutile de colorer la notion d’intérêts vitaux dans l’esprit d’un autocrate dont les penchants dictatoriaux sont chaque jour plus prégnants. En Russie comme dans toute dictature, brandir la menace extérieure suffit à cimenter la population autour de la notion d’intérêts vitaux. Que le régime russe et non la Russie viennent à chanceler, c’est l’intérêt vital de Poutine qui s’écroule.
En dernière analyse d’aucuns se posent la question quasi ontologique : la Russie a -t-elle adopté une stratégie de- escalation ou privilégie -t-elle la stratégie de escalate to de escalate avec les risques inhérents que cela comporte ?
Le paragraphe 4 y répond, on ne peut plus clairement. En dernier ressort la Russie emploiera l’arme nucléaire pour mettre un terme à l’agression, et bouter l’ennemi hors du territoire de la Rodina sacrée et revenir au statu quo ante voire en l’améliorant.
Le discours nucléaire russe était corseté dans le symbole de la parité avec les États-Unis. C’est ce qui restait de la représentation russe de sa grandeur et de sa puissance. Ce qui touche à l’armement nucléaire russe était et demeure l’apanage de toutes les attentions, de toutes les largesses budgétaires dans un pays dont le PNB est celui de l’Espagne et dont l’économie ressemble à bien des égards à celle d’un pays sous-développé. La formule qualifiant la Russie de pays station service couverte de missiles est on ne peut plus juste.
Mais l’armement nucléaire demeure ce qu’il y a de meilleur en Russie. L’arme nucléaire est la gardienne et l’émanation de la fierté nationale et donc de l’intérêt vital. Elle est la dépositaire de la sécurité physique et morale. Elle est la gardienne du temple.
Physique. Ainsi juste avant l’attaque du 22 février, Poutine a procédé à un exercice nucléaire.
Physique car elle comble la peur d’une première frappe américaine et de la crainte d’un abaissement du threshold d’intervention américaine rendant une seconde frappe russe moins efficiente.
L’appel ou le rappel incessant au nucléaire répond à la perception russe que l’Ouest a moins peur de son propre armement nucléaire. Plus les Russes le ressentent, plus ils éprouvent le besoin de le brandir. Plus ils constatent que les Ukrainiens, dorénavant de plus en plus aidés par les Occidentaux, ont de moins en moins peur et plus on menace de frappe nucléaire. Poutine a beau gesticuler, le soutien occidental, loin de reculer, s’enhardit chaque jour davantage. Et c’est heureux !
Mais il est un facteur psychologique qui questionne quant à la non-utilisation d’une absence de réponse nucléaire. Une frappe nucléaire correspondrait au discours messianique et quasi eschatologique du patriarche Kyrill, ce saint-homme ! Le discours existentiel messianique de Kyrill tangente la théorie nucléaire de la guerre juste. Ses répétitions imprègnent la population russe.
Mentionnons Medvedev, triste sire servile et imbibé d’alcool, qui n’étant plus à une monstrueuse bêtise près, s’est aventuré à dire en Juillet 2023que la Russie pourrait « use nuclear weapons to conclude the wars in a few days. »
Dans un pays où l’on tombe si fréquemment et malencontreusement de son rez de chaussée, contentons-nous de constater qu’il est encore en fonction. Et il l’est car il participe de la tactique de Poutine.
Les docteurs Folamour sévissent également sous d’autres latitudes et sans être véritablement sanctionnés.
A force de justifier une guerre nucléaire dont le caractère sacré est vanté par Kyrill, son hypothèse est de moins en moins improbable au sein de l’establishment militaire et au sein de la population russe.
Le tabou, à force de se fissurer est dorénavant brisé. Le discours nucléaire s’est affranchi de son maître : le tabou.
Et pourtant après avoir dressé cet inventaire à la Prévert, une constatation adamantine s’impose. Il n’y a pas eu, il n’y a pas et il n’y aura pas de recours au nucléaire.
Pourquoi et quelles en seront les conséquences quant à la doctrine nucléaire au niveau mondial.
Dès avant l’annexion de la Crimée Poutine mettait en avant voire en alerte la force de dissuasion russe, symbole de sa fierté. La Russie possède en effet plus de 6000 têtes nucléaires ce qui en fait de la Russie le plus grand détenteur de ces armes, à défaut de posséder les plus modernes.
La non-utilisation ou la non mise à exécution de la menace nucléaire met fin à notre confort douillet et à l’assuétude de la chrononymie de l’équilibre de la terreur. Avec la non-réussite de l’invasion russe et du succès de la contre-attaque ukrainienne en Russie, nous assistons à de véritables changements disruptifs en matière de sécurité et de doctrine nucléaire.
Il y a une espèce d’inertie nucléaire. Cela ne peut que nous interroger sur d’éventuelles conflictualités rendues désormais possibles par cette anomie.
Tout le problème consiste en déceler les raisons, les manifestations et les conséquences. La sanctuarisation agressive fut déjà une rupture de la doxa nucléaire essentiellement conçue comme une doctrine d’évitement et défensive. Certes Raymond Aron avait déjà pensé dès 1975 dans un article retentissant que : « Théoriquement on pourrait utiliser la menace nucléaire offensivement pour changer le statu quo. »
La sanctuarisation agressive permettrait en quelque sorte, et en toute impunité, une guerre low cost.
Certes Hiroshima et Nagasaki furent les deux seules et monstrueuses exceptions. Cette erreur ne se répéta point lorsque Truman démit MacArthur en Corée. Par la suite, la sortie imbécile du traité ABM par les Américains ouvrit une brèche béante permettant le détricotage de presque tous les traités FNI et New start compris. C’est une tendance lourde qui nourrissait la nouvelle pensée stratégique russe et pourtant le signalement nucléaire russe n’est pas allé plus loin. Signal fort ? Signal faible !
Alors qu’est-ce qui a donc empêché Poutine ?
D’abord et l’on n’ose pas dire à tout seigneur tout honneur, la crainte réelle d’une riposte américaine soit par des moyens conventionnels très fortement améliorés par les nouvelles technologies ainsi que par le cyber, soit bien entendu la crainte d’une seconde Strike nucléaire.
Le concept américain de « shock and awe » n’est pas un vain mot dans l’analyse russe. Il y a parmi les dirigeants russes une vraie peur de ne pas être en mesure d’assurer une seconde frappe efficace et donc d’assurer une vraie détérrence. Ainsi l’on pourrait inverser la formule concernant la mise à feu, les missiles russes ont beau être loaded, ils sont locked.
Poutine n’est donc pas prêt ou pas capable ou est tout simplement empêché : « to rock the nuclear boat. » En sus de la crainte d’une riposte américaine plusieurs raisons incapacite l’utilisation du nucléaire.
La topographie du terrain ne s’y prête pas. En Ukraine, les oblasts annexés mais non complètement conquis sont peuplés majoritairement ou en grande partie de russophones
Il serait encore plus en inenvisageable de lancer des bombes même tactiques sur le sol russe.
Quant à frapper l’ouest de l’Ukraine, Poutine ne saurait y songer, la réponse occidentale serait cette fois-ci foudroyante. Par ailleurs l’armement nucléaire pour être efficace doit être complété par un méta armement particulièrement fourni et sophistiqué, or la Russie en manque cruellement et ne dispose pas d’un nombre suffisant de soldats pour occuper le terrain et le « service après-vente » de la guerre.
Car une frappe nucléaire loin d’amener l’Ukraine à capituler renforcerait la résistance ukrainienne. L’histoire nous a appris, même si Paul Valéry nous a mis en garde en affirmant : « L’histoire justifie ce que l’on veut » que les bombardements même éminemment meurtriers renforcent l’esprit de résistance sur le long terme.
Nous savons grâce à Thucydide que : « L’épaisseur d’une muraille compte moins que la volonté de la franchir. »
En outre, même si l’Ukraine n’est pas juridiquement alliée aux pays de l’OTAN et aux États-Unis, l’action otanienne en serait renforcée et parfaitement déterminée.
Pour vaincre l’Ukraine sur le terrain, la Russie devrait aussi neutraliser le nœud logistique dans l’est de la Pologne qui permet le transit de 80% de l’aide occidentale.
Enfin il est deux autres pays qui ont mis en garde on ne peut plus fermement la Russie : l’Inde et la Chine.
Certes l’influence indienne ne revêt pas la même force adamantine que la Chine, pour autant elle n’est pas totalement négligeable vu son influence dans le Sud Global et sa coopération militaire avec la Russie.
La Chine quant à elle, lui oppose un veto formel, quand bien même sa position sur l’emploi de la force nucléaire est désormais amphigourique. À l’origine, et cela correspondait à l’état de dénuement de son arsenal nucléaire, la Chine s’interdisait non seulement l’emploi en premier du nucléaire mais elle avait inscrit la défense de ses intérêts vitaux comme condition prérequise. Cela reste certes toujours la ligne officielle.
Pour autant des récentes déclarations officielles chinoises élargissent et la notion d’intérêts vitaux et le timing d’une intervention. En outre la Chine tout en empêchant la Corée du Nord de jouer pleinement sa partition nucléaire n’est pas mécontente de garder une menace certes latente avec la Corée du Nord. Elle semble agir de même avec la Russie.
S’il devait y avoir un emploi nucléaire, la Chine se réserverait à elle et à elle seule, le droit d’y recourir. C’est également la position qu’elle adoptera envers l’Iran.
Finalement la chrononymie de l’ordre nucléaire peut-elle être caractérisée par la permanence de son orthodoxie ou orthopraxie, ou par la disruption à laquelle nous assistons.
En toute honnêteté notre siège n’est pas complètement fixé en la matière. Les Russes, envahis et encalminés par leur hubris, dans une guerre qui les dépasse administrent la preuve de la pertinence de Bernard Brodie :
« The one basic proposition wich must be established in the minds of men if progress is to be made towards resolving our terrible military dilemma is this : limited war must mean also limited objectives. »
La diplomatie de Poutine que l’on pourrait qualifier de « diplomacy straight jacketed by fear » a échoué.
Quelques conséquences.
D’abord concernant Poutine. Dans une directive du Conseil National de Sécurité américain en 1956, Dulles avait décrit le dilemme qui attend Poutine désormais parfaitement encalminé dans le bourbier ukrainien. Poutine a parié et son pari se retourne contre lui.
« The ability to get to the verge without getting into the war is the necessary art. If you cannot master it, you inevitably get into war. If you try to run away from it, you are scared to go to the brink , you are lost. »
Il n’empêche grâce à l’arme nucléaire nous avons connu depuis 1945 peut-être- en tout cas pour certains- la plus longue période de paix de l’histoire de l’humanité.
Ayons la courageuse lucidité de reconnaître que le principal artisan fut la bombe atomique.
Nous avons vu- et peu importe les raisons- la paralysie de l’arme nucléaire. Celle-ci n’a bien sûr empêché ni les conflits locaux, ni les conflits mineurs voire les conflits par proxys interposés. Ce n’était pas son objectif.
Elle a juste garanti la stabilité au niveau supérieur et autorisé l’instabilité à la périphérie.
Ce n’est pas rien et c’est presque tout ! Il faut donc d’urgence redéfinir une nouvelle architectonique nucléaire sécuritaire.
Car débarrassée de la peur l’Armageddon nucléaire, la guerre reviendra tout simplement parce que comme le disait si finement Margaret Atwood :« Wars happen because the ones who start them think they can win .»
Est-ce à dire que l’arme nucléaire est devenue obsolète ? Non sûrement pas. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Iran rejoindra la Corée du Nord dans le cercle des « Beati possidentes. » C’est là leur assurance-vie.
Nous aurons tout intérêt à accompagner et stabiliser ce mouvement plutôt que de s’y opposer sans aucune chance de succès.
C’est aussi une forme de sanctuarisation agressive émasculée. Et émasculée, car elle ne les autorisera pas à franchir des lignes rouges, mais elle les mettra à l’abri d’un « regime changer. »
N’oublions pas que lorsqu’un empire ou une nation se sentent menacées et faibles, c’est là qu’ils entreprennent tous les risques.
Nous troquerons dorénavant un régime finalement sans vrais risques mais avec l’épée de Damoclès pour un monde avec de vrais risques mais aux dommages limités.
Exception pourtant, une guerre chimique ou bactériologique ne possédant pas de tabou serait un cauchemar.
Il est possible que le regretté Henry Kissinger se soit trompé ou ait par trop bien cerné la puissance incapacitante du nucléaire lorsqu’il écrivit dans Nuclear Power and Foreign policy :
« In greek mythology the gods sometimes punished man by fulfilling his wishes too completely.it has remained for the nuclear age to experience the full irony of this penalty «
Reconnaissons à l’arme nucléaire d’avoir été ainsi que l’écrivit Shakespeare dans Hamlet : « C’est bien de la folie mais qui ne manque pas de méthode. »
Patrick Wasjman avait écrit un livre savant : l’Illusion de la détente ; aurions nous donc connu l’illusion du nucléaire ?
Leo Keller