Combien de temps encore lui faudra-t-il compter les jours, les semaines peut-être ? Ce 26 juillet, Mohamed Bazoum, le dernier président démocratiquement élu du Niger, entame une troisième année de séquestration. Son successeur, le général putschiste Abdourahamane Tchiani assiste, impavide, à la descente aux enfers de son pays.
Sur un plan strictement juridique, cela porte un nom : « détention arbitraire, extrajudiciaire et abusive ». Sur un plan humanitaire, il s’agit d’un long calvaire pour ce président visionnaire, jadis tant apprécié de ses pairs. Ses journées s’étirent à l’infini et pourtant Mohamed Bazoum ne varie pas. Tel un roc, il continue d’opposer une tranquille résolution face à l’adversité. Il ne fera pas à ses geôliers le cadeau de sa démission.
Au seuil de la troisième année, l’ancien président demeure donc cet otage et ce bouclier d’un régime d’exception, reclus avec son épouse Khadija dans quelques mètres carrés de son ancienne résidence présidentielle, coupé depuis désormais 731 jours de tout contact avec le monde.
A l’extérieur, ses partisans continuent d’entretenir la flamme. Exilés, parfois déchus de leur nationalité, eux non plus ne lâchent rien. Leurs chaines WhatsApp ou Telegram sont prises d’assaut par des dizaines de milliers de leurs compatriotes, à la recherche d’une information véridique, remontée de sources fiables sur le terrain. Leur force est là : ils ne mentent jamais. Chaque soir, le Niger tout entier, du putschiste au simple paysan, se connecte pour écouter en langue hausa « Mu Duba Mu Gani », littéralement « Regardons Voir », l’émission de l’animateur Maidalili Namu. Ce programme, le plus suivi de toute l’histoire du pays, s’est imposé à la fois comme source d’information et vecteur de résistance civile.
Parce qu’il est le symbole d’une démocratie entravée, le combat de Mohamed Bazoum revêt une dimension d’universalité. Mais son destin contrarié est aussi emblématique d’un Sahel, où les coups d’État militaires passent désormais du statut de « transition » à celui de « DDI », Dictature à Durée Indéterminée.
Son histoire raconte une tragédie africaine, dans un Niger qui faisait pourtant figure de modèle. Personne n’ignore désormais les causes réelles du putsch qui lui a coûté son poste : sa lutte résolue contre la corruption, au cœur même de son propre camp. Ses premiers résultats étaient prometteurs : une ouverture sur le plan intérieur, amorce de la pacification d’une vie politique sous tension ; des succès dans la lutte contre le terrorisme, à la faveur d’une double stratégie de répression militaire et de main tendue aux repentis. Sur le terrain diplomatique, il faisait de Niamey un laboratoire, seule capitale africaine où les troupes françaises opéraient sous commandement des autorités militaires du pays hôte.
Ses fragiles résultats sont désormais balayés. Pourtant, au fil des mois, le vernis souverainiste s’écaille et peine à dissimuler les échecs en série d’un régime militaire dans l’impasse.
Les chiffres ne mentent pas : 837 morts au premier semestre 2025, 300 pour le seul mois de juin, le plus meurtrier depuis mars 2021 selon ACLED[i], des mutineries à répétition dans les casernes ; un isolement diplomatique marqué notamment par la fermeture des frontières avec les voisins béninois et nigérian ; un budget de l’État en chute, passé de 3200 milliards de francs CFA en 2023 à 2700 milliards en 2025, une baisse de 9% alors que le pays est devenu exportateur de 100.000 barils jour de pétrole brut, et que les projections avant le putsch tablaient sur un budget d’environ 4500 milliards à échéance 2025; une dette de plus de 2000 milliards auprès des investisseurs du marché régional ; une misère qui mine le moral des populations, surtout les agents de l’État, dont les rémunérations sont perçues avec des semaines de retard.
Le général Tchiani a finalement été investi en mars dernier président de la République pour 5 années. Il sent le vent tourner et perçoit la nouvelle popularité de son prisonnier. Il entend monter l’expression « Saï Bazoum » – Bazoum ou rien – comme un regret, parfois même un remords. Il n’ignore pas que les « 25 lettres au président Mohamed Bazoum »[ii], ouvrage collectif de soutien interdit au Niger, a beaucoup circulé sous le manteau dans sa version PDF. Une manifestation est même programmée le 27 juillet à Niamey ; l’un des mots d’ordre est la libération de l’ancien chef de l’État.
Tchiani, tigre de papier, vit reclus à quelques dizaines de mètres de son célèbre otage, angoissé par l’hypothèse d’un autre coup d’État, dont il serait cette fois la victime. De fréquentes mutineries nourrissent sa paranoïa. Il apparait impuissant face au terrorisme et à une détresse sociale que des consultations populaires fictives ne suffisent plus à masquer.
Face à la dégradation de la situation, il a réuni à la mi-juin le ban et l’arrière-ban de la République. Face aux anciens présidents, ex premiers ministres et autres notabilités, il laisse le ministre de l’Intérieur ouvrir le bal. Le général Toumba concède que le pays traverse une « situation sécuritaire difficile ». Un euphémisme ! Abdourahamane Tchiani se contente d’annoncer la possibilité d’autres rencontres de ce type.
En guise de remède, le général – président amplifie une propagande aux relents complotistes. Dans de longues incantations, il dénonce régulièrement les manœuvres de déstabilisation d’une France érigée en bouc-émissaire de tous les maux du pays. Paris reste silencieux.
Emmanuel Macron très en pointe au moment du coup d’État est conscient que toute parole compliquerait encore la situation de l’ancien président. La France n’est d’ailleurs plus la seule en ligne de mire. La Chine devient à son tour une cible, avec une rupture partielle dans le secteur pétrolier, marquée au printemps par l’expulsion de trois cadres chinois.
Et si la solution à la crise multiforme que traverse le Niger passait désormais par la libération de Mohamed Bazoum ? Si au lieu de concevoir sa séquestration comme une protection, un bouclier, la junte acceptait de changer de perspective, d’admettre que l’ancien président est devenu pour elle ce sparadrap qui colle à ses rangers et bloque toute chance de normalisation ?
Deux ans après le putsch, la communauté internationale n’exige plus le retour à l’ordre constitutionnel pour renouer avec le Niger mais certains États font en revanche de la libération du président le préalable à l’octroi de financements. En acceptant, Niamey retrouverait de l’oxygène, la capacité de lever à nouveau des fonds sur les marchés régionaux et d’impulser ainsi des politiques publiques en mesure de soulager la population. Pour le régime militaire, savoir opérer le virage de la libération du couple Bazoum s’impose comme un enjeu majeur.
Cette nouvelle donne, un homme en particulier en a pleinement conscience. Il s’agit du prédécesseur de Mohamed Bazoum, Mahamadou Issoufou, hier loué pour avoir quitté le pouvoir à l’issue de ses deux mandats constitutionnels. Pour avoir tardé à condamner le putsch de celui qui fut le chef de sa garde présidentielle, pour n’avoir jamais manifesté de signe de compassion envers les enfants de son ami renversé, parce-que rien ou presque n’a changé dans son mode de vie, il peine à dissiper le soupçon sur son rôle dans cette tragédie.
Le fantôme silencieux de Mohamed Bazoum hante désormais les chemins qu’emprunte Mahamadou Issoufou. Au fil de ses déplacements internationaux, ses interlocuteurs le somment de débloquer la situation. Ce fut le cas en mai dernier lors d’une réunion de l’Internationale Socialiste à Istanbul tenue sous un grand portrait du président Bazoum, ou encore à l’occasion d’un échange avec le président Alassane Ouattara en marge d’un forum économique à Abidjan. Au sein de la prestigieuse Fondation Mo Ibrahim dont il fut le lauréat en 2020, certains imaginent lui retirer son prix, une récompense dotée de 500.000 euros par an pendant 10 ans. Lorsqu’il envisage l’avenir, le sien, Mahamadou Issoufou ne peut ignorer que la libération de son ancien compagnon de route est devenue le préalable à tout nouveau projet personnel.
Jusqu’à présent, toutes les tentatives de médiation se sont traduites par des échecs. Elles butent sur les modalités de cette libération, ses conditions, la liberté de parole et de déplacement de l’ancien président, le rôle éventuel qu’il pourrait jouer dans l’avenir.
Dans l’histoire du continent africain, aucun chef d’État renversé par un putsch n’est jamais revenu au pouvoir. Pourrait-il en être autrement de Mohamed Bazoum ? Quelles seraient ses aspirations si la question venait à se poser ? Entre le dégoût de la trahison subie et le virus de l’action publique, son cœur balancerait peut-être. Une certitude : contrairement à d’autres, il n’a pas été renversé pour ses défaillances mais en raison de sa vertu ; son statut n’est pas celui d’une banale victime. Il est un symbole de résilience et de courage. L’épreuve a encore fortifié son image.
Passée la mode des Dictatures à Durée Indéterminée, lorsque reviendra le temps de la démocratie, c’est avant tout à lui qu’il reviendra de décider de son destin … En toute liberté !
Geneviève Goëtzinger
Présidente de l’agence imaGGe
Ancienne directrice générale de RFI et de Monte Carlo Doualiya
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer
[i] ACLED : Armed Conflict Location & Event Data : groupe américain de surveillance des crises
[ii] « 25 lettres au président Mohamed Bazoum, philosophe, résistant, prisonnier », Geneviève Goëtzinger et Mamadou Ismaïla Konaté, éditions Karthala, décembre 2024