Noëlle Lenoir, ex-ministre des Affaires étrangères réagit, pour la Revue Politique et Parlementaire, aux résultats des élections européennes.
Revue Politique et Parlementaire – Les élections européennes viennent de montrer une importante progression des partis nationaux-populistes en France. Quelle lecture faites-vous de ce résultat ? Quelles en sont les causes principales ?
Noëlle Lenoir – Le Rassemblement national obtient en effet près du tiers de voix exprimées. Les causes de cette poussée sont connues, mais rien n’a été fait pour répondre à la révolte sourde que ce vote reflète.
Ce résultat est d’abord le produit du sentiment d’abandon éprouvé par les classes moyennes, qu’il s’agisse des habitants des banlieues livrées aux trafiquants de tous acabits, des entrepreneurs individuels victimes de la désindustrialisation, des agriculteurs exaspérés par l’empilement des normes environnementales européennes qui n’ont plus aucun sens ou encore de certains fonctionnaires particulièrement exposés comme les enseignants ou les forces de l’ordre qui sont confrontés à la violence quotidienne de jeunes qui bénéficient d’une impunité de plus en plus insupportable. Ces catégories sont en proie à une révolte qui s’exprime dans les urnes en faveur du Rassemblement national.
La deuxième raison de la poussée de ce parti est liée à une politique migratoire erratique au niveau national, mais avant tout au niveau européen. Le gouvernement n’est pas le principal responsable ; ce sont les juges français et européens qui entravent l’action de l’État qui sont à l’origine de cette poussée. Je ne suis nullement étonnée qu’un tiers de l’électorat ait décidé de se tourner vers le parti qui s’affiche le plus sensible à cette dimension de l’évolution de la société française conçue par beaucoup comme un enjeu existentiel. Le constat de l’islamisation de la société française, comme de la société belge ou britannique en particulier, a été fait depuis longtemps. Le remarquable ouvrage publié en 2002 Les Territoires perdus de la République en dresse un constat parfaitement documenté. Or même après la tuerie de Charlie Hebdo et le massacre au Bataclan, pour ne citer que ces meurtres de masse (il y aussi eu les assassinats atroces de Samuel Paty, Sarah Halimi, Jacques Hamel ou encore Dominique Bernard, parmi tant d’autres suppliciés), la politique migratoire et de sécurité est restée ineffective.
Les émeutes dans les banlieues, dont l’ampleur et la sauvagerie vont croissant, sont un des facteurs de la montée en puissance du Rassemblement national. Le ministre de la Justice, Monsieur Dupont-Moretti, avait en 2023 appelé les parents à « tenir leurs gosses », car c’est bien là que le problème se pose ; si même les parents n’encouragent pas leurs enfants à attaquer nos institutions démocratiques ! Dans une tribune du 9 avril 2024 parue dans l’hebdomadaire Le Point, le « Cercle Droit et Débat public » que j’anime avait fait écho à l’inquiétude exprimée par le Procureur national antiterroriste. Celui-ci relevait que, via les réseaux sociaux, « des jeunes se repaissent de vidéos épouvantables, de décapitation notamment » ; et de se demander si « cette radicalité a à voir avec une génération qui n’a connu que le numérique ou est-ce la banalisation de la violence ? ». Nous préconisions de reprendre la proposition de loi de Nicolas About, sénateur centriste, déposée en 2000 et tendant « à renforcer la responsabilité pénale des personnes qui exercent l’autorité parentale sur un mineur délinquant ». C’était prêcher dans le désert !
L’un des indices de la difficulté des partis dits de gouvernement de répondre au malaise actuel est la fracture Paris/Province. En Province, le Rassemblement national est largement vainqueur, tandis qu’à Paris où la maire, Madame Hidalgo œuvre à travers sa gestion, ses constructions et ses aménagements urbains insensés, à transformer l’électorat à sa guise, c’est la liste socialiste qui l’emporte avant la liste Renew, mais avec une liste LFI presqu’à égalité avec Renew ! Les Verts ne sont pas trop mal placés non plus. Que Paris devienne la « cour de Versailles des bobos » peuplée d’une classe sociale déconnectée des réalités comme sous l’Ancien régime et la situation deviendra de plus en plus explosive.
RPP – Que pensez-vous des résultats au niveau de l’Union ? Les partis nationaux populistes dont l’ancrage est confirmé, pour beaucoup d’entre eux, ne proposent plus de quitter l’Union européenne mais souhaitent la modifier, voire la détourner, de l’intérieur. Que vous inspire ces stratégies ? Menacent-elles l’avenir de l’Union européenne ?
Noëlle Lenoir – Les résultats dans l’Union européenne sont différents de ce qu’ils sont en France. Beaucoup avait prédit une montée fracassante des partis nationalistes conservateurs et d’extrême droite. Et ce, d’autant plus que Giorgia Meloni, nationaliste, mais pro-européenne, soutien déclaré de l’Ukraine et de l’OTAN et en outre ouvertement opposée à la vulgate antisémite de ses racines mussoliniennes, montre un visage rassurant. Or malgré cela, les groupes ECR (dont elle fait partie) et ID ont assez peu progressé.
C’est le groupe PPE, c’est-à-dire le centre droit, qui tire le mieux son épingle du jeu. Il reste le groupe dominant. Avec les sociaux-démocrates du SPD et les centristes et libéraux de Renew, même affaiblis, les trois groupes peuvent constituer des majorités semblables à celles du passé.
Naturellement, chaque pays a ses particularités. Ainsi, en Allemagne alors qu’Angela Merkel, chancelière avait imprudemment ouvert les vannes à une immigration incontrôlée, la CDU-CSU qui milite maintenant pour un durcissement de la politique d’asile, tient bien la route avec un tiers des voix ; ce qui n’empêche pas l’AFD que certains qualifie de néo-nazie, du fait de l’immigration, de remporter 16 % des voix ! L’effondrement du SPD avec ses 14 % s’explique par les atermoiements d’une coalition peu convaincante et par le marasme économique dû à la fin de l’approvisionnement en énergie russe bon marché.
En Suède, un pays dont l’ADN est social-démocrate, l’extrême droite des Démocrates de Suède échoue à faire la percée attendue, alors que les Verts font un bon score du fait d’une excellente tête de liste.
En Espagne où le Premier ministre, Pedro Sanchez, fait de l’équilibrisme en s’alliant avec les indépendantistes, le quotidien Libération titre qu’il « s’en sort encore » renvoyant sans le vouloir sans doute aux manœuvres politiques d’un parti, le PSOE qui n’a pas hésité en plein conflit israélo-arabe pour des raisons électoralistes à voter, en même temps que la Belgique, l’Irlande et la Slovénie, pour la création d’un État palestinien à l’ONU.
Autre pays à suivre : la Pologne. Face à la tentative de la Biélorussie de faire entrer des milliers de migrants d’Asie centrale et du Moyen-Orient, en représailles de l’appui apporté aux Ukrainiens, l’extrême droite du PiS et du parti de la Confédération, tiennent leur électorat même si la Coalition civique de Donald Tusk est confortée.
Enfin, dernier exemple de l’influence du contexte national sur les résultats électoraux : en Hongrie, le Fidesz de Victor Orban reste en tête avec 44 % des voix, à peine moins qu’en 2019. Doit-on y voir le résultat de l’acharnement de l’Union – Commission et Cour de Justice en tête – contre le gouvernement hongrois ? Sans doute, l’Union va trop loin. N’oublions pas que si Orban est un populiste avéré et partisan de manière choquante de Poutine, il joue aussi le jeu en ne s’opposant pas pour autant aux sanctions infligées par le Conseil européen à l’encontre de l’agresseur russe.
RPP – La campagne électorale, en France par exemple mais dans d’autres pays aussi, a été assez marquée par la question de la guerre en Ukraine. Cela a-t-il obscurci les autres enjeux européens ?
Noëlle Lenoir – Je ne pense pas que la guerre en Ukraine en France ait pu jouer un rôle quelconque. L’électorat français est concentré sur les sujets de politiques internes, sans savoir souvent d’ailleurs qu’ils sont aujourd’hui largement européens.
Ce qui a joué, c’est le conflit israélo-palestinien. Il a été instrumentalisé par LFI avec Rima Hassan, la star du moment, pour racoler les jeunes de banlieues habituellement abstentionnistes. Ce sont ces jeunes pour certains islamisés et baignant dans une culture « antisioniste » qui ont permis à LFI, en dépit d’une attitude qui donne des hauts le cœur à l’Assemblée nationale et ailleurs, de rafler 10 % des voix. C’est considérable et pour moi le résultat le plus inquiétant de ces élections européennes.
J’avais annulé le 18 avril dernier une conférence de droit que je devais donner à l’Université de Lille après avoir vu l’annonce d’une conférence de Mélenchon et Hassan avec le logo « Libre Palestine », à savoir le slogan des négationnistes antisionistes. Comment admettre que dans une démocratie, des élus comme David Guiraud traitent un collègue, Meyer Habib, de « porc », l’une des injures les plus graves à l’encontre des juifs ? Comment ne pas y voir des relents de l’affaire Dreyfus ? Émile Zola, pour avoir défendu Dreyfus (il l’a payé de sa vie) avait fait la une en 1899 d’une feuille antisémite intitulée le « Musée des horreurs ». Il y était représenté en porc assis sur une auge remplie de ses livres trempant un pinceau dans un pot de chambre où était inscrit « caca international pour maculer une carte de France ». Autre démonstration insoutenable de LFI : le député Thomas Portes a publié l’an dernier une image où il se mettait en scène le pied sur un ballon à l’effigie d’Olivier Dussopt, ministre du Travail. Or chacun sait que des vidéos qui circulent sur le dark web montrent des membres de Daech jouer au ballon avec des têtes décapitées !
Les élus LFI au Parlement européen devraient être appelés devant la justice, en l’occurrence le Conseil d’État, à rendre compte d’une violation possible des articles L.47 et L.49 du code électoral qui interdisent toute propagande électorale, sous quelle que forme que ce soit, la veille d’un scrutin. Ces règles semblent avoir été enfreintes le 8 juin, lorsque Manon Aubry, Rima Hassan et peut-être d’autres candidats LFI, ont participé à une manifestation de milliers de personnes contre le « génocide » à Gaza, mais du coup également un moyen de faire campagne auprès de certains jeunes pour les élections du lendemain ! Imaginez un instant une manifestation organisée le 8 juin par les candidats d’autres partis pour soutenir Israël ! LFI aurait crié au scandale et réclamé l’annulation des élections des contrevenants ! À bon droit.
RPP – Beaucoup de commentateurs disent que ce sont les enjeux nationaux qui ont dominé ces élections européennes. Partagez-vous cette analyse ? Et peut-on aujourd’hui clairement séparer les enjeux nationaux et les enjeux européens ?
Noëlle Lenoir – La plupart des enjeux ressentis comme nationaux – immigration, agriculture, environnement, droits des travailleurs, politique industrielle et même sous certains aspects, sécurité – sont des sujets européens. La France n’a plus véritablement prise sur ces politiques, sauf à peser davantage à Bruxelles et à Strasbourg. Pour moi ce n’est pas une critique, car l’Europe si elle fonctionne bien nous rend plus forts et mieux respectés dans le monde.
Encore faut-il que les citoyens comprennent pourquoi et comment notre destin est intrinsèquement mêlé à celui des autres pays européens. Pour qu’il en soit ainsi, deux réformes profondes devraient être engagées en France :
Celle du système éducatif et du contenu des programmes, d’abord. On enseigne aux jeunes des thématiques globales, telles que les risques pour la planète du réchauffement climatique ou encore la lutte contre les discriminations en fonction du sexe, de la race ou des orientations sexuelles. Pour dignes d’intérêt que soient ces sujets, ils ne forment pas un citoyen, comme membre de sa nation. Au contraire, à travers une histoire uniquement diabolisée de la colonisation, les jeunes mettent en question leur appartenance à une nation ou à une civilisation européenne si coupables. Stefan Sweig a souligné dans ses romans et surtout dans l’admirable Le Monde d’hier combien le nationalisme a été mortifère en Europe. « Le nationalisme, c’est la guerre » rappelait souvent François Mitterrand. Aujourd’hui, c’est l’inverse : l’absence d’affectio societatis pour son pays et la quasi-disparition du patriotisme laissent place à « la guerre des races » prônée par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France ; ce qui pour moi veut dire la fin de la civilisation.
La seconde réforme à engager concerne la valeur travail qu’il faut réhabiliter. J’appartiens à la génération de « mai 68 ». La dévalorisation de l’idée même de contribution à la collectivité à travers le travail y a commencé à être discréditée, comme l’illustre le slogan popularisé par les étudiants qui défaisaient les pavés des rues parisiennes. Ce slogan était « Sous les pavés, la plage » !
Sur ces deux aspects – l’éducation à la nation et le goût du travail – l’Union européenne a un rôle à jouer.
RPP – Vous avez été ministre chargée des Affaires européennes, que retenez-vous de la contrainte européenne s’exerçant sur nos politiques publiques nationales (par exemple en matière d’immigration) ? Qu’est-ce qui a changé le plus dans le fonctionnement de l’UE depuis l’époque où vous aviez la charge du dossier ?
Noëlle Lenoir – J’ai été ministre voici plus de vingt ans. Les défis étaient très différents. Certes le terroriste islamiste s’était déjà manifesté cruellement avec les attentats du 11-Septembre et ce qui a suivi. La désaffection de certains jeunes des banlieues envers la France était déjà tangible. J’ai évoqué le livre Les territoires perdus de la République dirigé par Georges Bensoussan en 2002. Dès 1995, le film de Mathieu Kassovitz « La Haine » augurait déjà de la guerre menée dans les banlieues contre les forces de l’ordre à l’occasion des émeutes.
Toutefois, la période était à l’optimisme. Les sujets de préoccupation étaient d’abord l’élargissement de l’Union européenne aux pays de l’Europe centrale et orientale et ensuite l’élaboration d’un traité établissant une « Constitution européenne », soit deux accomplissements rêvés, mais non encore réalisés.
Robert Schuman, le ministre des Affaires étrangères français qui avait lancé depuis le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, le projet européen avait annoncé de manière prophétique dans la revue France Forum en 1963 que l’Europe accueillerait « les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont subies jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion et leur appui moral ». Or nous y étions.
Quant à ce que l’on a improprement appelé la « Constitution européenne » – c’était un traité – discutée au sein de la « Convention pour l’avenir de l’Europe » présidé par le Président Giscard d’Estaing, elle était le fruit d’une initiative conjointe de la France et de l’Allemagne. Le Président Chirac, pour la France, et Joshka Fischer, ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne avaient une vision différente du projet, mais il y avait eu un compromis et le « couple franco-allemand » en sortait consolidé.
Aujourd’hui, les sujets essentiels sont plus moroses : la guerre à nos portes, l’insécurité, l’immigration, le décrochage industriel, une agriculture à la peine et une politisation excessive de la défense de l’environnement. Le moteur franco-allemand est en panne. À cela s’ajoutent des arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne sur le terrain sociétal parfois très surprenants (exemple limitation du temps de travail des militaires ; régulation par voie jurisprudentielle des services de renseignements etc.). L’immigration est certainement le problème n°1 au niveau européen. J’ai beaucoup évolué sur ce sujet, car je suis maintenant convaincue que l’Europe ne survivra pas sans une maîtrise totale des flux migratoires.
RPP – Quelle est la plus grande fierté que vous avez eue comme ministre des Affaires européennes ? Et y a-t-il un regret ou une déception que vous accepteriez de partager avec nous à propos de cette fonction ?
Noëlle Lenoir – Ma plus grande fierté, c’est d’avoir accompagné le premier élargissement de l’Union aux peuples de l’Est qui avaient été livrés aux Bolchéviques après Yalta. Ma plus grande déception fut le rejet du référendum en France sur le traité constitutionnel en 2005. Je n’étais plus au gouvernement, mais j’avais beaucoup œuvré pour un approfondissement de l’intégration européenne. Aujourd’hui, le traité de Lisbonne, peu modifié par rapport au texte élaboré par la Convention sur l’avenir de l’Europe, me semble parfois brouillon. Aussi il faut une pause. Avant de changer ses institutions, l’Europe doit devenir moins bureaucratique et technocratique, condition sine qua non pour qu’elle suscite de nouveau l’enthousiasme des peuples pour qui elle a été conçue
Noëlle Lenoir
Ministre des Affaires européennes (juin 2002-mars 2004)
Présidente du Comité Droit et Débat Public
Propos recueillis par Anne-Charlène Bezzina et Bruno Cautrès
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