Il est 21h14. Echange de sms avec Arnaud Benedetti qui préside à la destinée de la rédaction de la Revue politique et parlementaire en ce dimanche soir. « Serait-il possible d’évoquer la disparition de Tapie en lieu et place de l’emballement médiatique autour d’Eric Zemmour ? » La réponse ne se fait pas attendre : « oui ! ». Et puis, face à mon écran ce lundi matin, un doute. Comment évoquer Bernard Tapie, son rapport aux médias en seulement 4000 signes lui qui a vécu 1000 vies ? Autant penser l’infini ou synthétiser Internet en une heure…
Une phrase totem me revient en mémoire. Celle d’André-Georges Haudricourt, le père de l’ethnobotanique : « N’importe quel objet, si vous l’étudiez correctement, toute la société vient avec. » C’est sans doute possible en faisant de cet objet Bernard Tapie. Car le « winner des années 80 », s’il est le symbole de toute une époque de l’Histoire de France, peut aussi être perçu comme le précurseur de la suivante dont il annonce les bouleversements. Et nulle doute qu’en s’intéressant au ciment puissant maintenant ensemble tous les pans de ses destinées, tous ces chapitres de sa vie pour former un « tout » romanesque -la communication-, il est sans doute possible d’éclairer le contexte politique actuel.
Il faut dire que Bernard Tapie est une personnalité à tout jamais liée à l’imaginaire français.
Un imaginaire qui a besoin pour se nourrir d’un point d’ancrage, d’un style et de promesses. Son repaire, sa géographie personnelle, cette (presque) unité de lieu du roman de sa vie, se situe à Marseille. La ville rebelle et gouailleuse, ennemie jurée de Paris, la bourgeoise hautaine. Une métaphore à peine dissimulée. Une ville qu’il a follement aimée au point d’y être inhumé. Une histoire d’amour réciproque et durable, sans passage à la mairie. On ne lui prête qu’un regret : ne pas en avoir été maire. Pour marquer un imaginaire, il faut également un style hors norme : son langage imagé et sa manière de crever l’écran, ses emportements et un franc-parler tonitruant, ce don pour le récit dans la France des années 80 qui découvre le storytelling et la télévision de Michel Drucker. Et déjà cet art de la mise en scène pour raconter l’avenir. Tapie fait de l’audience. Personnalité préférée des jeunes, il est élu l’homme le plus séduisant – juste derrière Alain Delon– et gagne le titre d’homme de l’année 1984, décerné par les médias. Les chaînes de télévision en raffolent, lui qui fait s’affoler l’audimat. L’ancien vendeur de télévisions capte la lumière et la réfléchit tel un soleil cathodique. Leurs destins seront à tout jamais liés.
Extrait vidéo : « Bernard Tapie à propos du chômage en l’an 2000 »
Son style c’est aussi d’avoir lancé, en précurseur, « le mythe du surhomme » que les politiques, de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron, tenteront par la suite de faire leur. Il ne lui fallait pas plus de quatre heures de sommeil par nuit, dit-on de l’homme qui a fait la publicité des piles Wonder, avec ce slogan imaginé par Séguéla : « Qu’est-ce qui fait marcher Tapie ? » Avant Nicolas Sarkozy, ce dingue de vélo mettra en avant le culte du corps, n’hésitant pas à montrer ses muscles dans l’émission Gym Tonic de Véronique et Davina, influenceuses sportives avant les streams sur Youtube et les abonnements pour les cours en ligne… Formule 3, Tour de France –et l’on sait au combien cette compétition populaire est associée à l’imaginaire français-, record de l’Atlantique à la voile, Champion’s League… Le sport est érigé au rang de métaphore, à peine dissimulée elle-non plus, de la gagne. Car c’est le dernier point : pas d’imaginaire sans promesse d’un futur souhaitable à mettre en œuvre par l’action. Sa promesse à la France sera son histoire personnelle qu’il veut universelle : l’ascension sociale de ce fils d’un ouvrier fraiseur et d’une mère aide-soignante du Bourget. Un storytelling qu’il entretiendra savamment, jouant la carte anti-élite quand les affaires le rattraperont. Une manière d’associer son histoire personnelle à la grande Histoire de France marquée dans les années 80 par le culte de la réussite. Notamment en créant ses écoles… de la réussite, justement. À l’image de son émission « Ambitions » où déjà avant l’ère de la start-up nation, des jeunes venaient pitcher devant des potentiels business angels des projets disruptifs. « Jamais trop tard pour changer, fais ta révolution et contre vents et marées, défend tes ambitions ! » claironnait le générique.
À l’époque en France, peu connaissaient Trump. Pourtant Tapie était un peu son pendant français au moment où l’entrepreneur américain publiait de l’autre côté de l’Atlantique “The Art of the Deal” en 1987.
De la même façon, Bernard Tapie a inauguré l’ère du clash théorisée par Christian Salmon dont Donald Trump est une figure de proue. Il insulte ainsi les électeurs du FN, lors des élections régionales de 1992. « Si l’on juge que Le Pen est un salaud, alors ceux qui votent pour lui sont aussi des salauds », affirme-t-il non sans courage en meeting. « Il y avait chez lui l’instinct de la réactivité et de la punchline » dit de lui Jacques Séguéla dans les colonnes de France info, « c’est lui qui l’a inventée, un concentré de sa pensée ». Un format qui correspond aux logiques des reprises des extraits de clashs des chaînes infos vers les réseaux sociaux. Et d’ajouter « François Mitterrand rêvait que ses ministres aient le pouvoir communicant de Bernard Tapie ». Un pouvoir qui sera sous va-tout pour assumer sa transdisciplinarité. Un mélange des genres qui sévit actuellement à l’heure où les politiques deviennent des chroniqueurs, les chroniqueurs des politiques, les partis des médias. Chef d’entreprise, député, ministre, président de club de football, détenu, chanteur, acteur et même compositeur (on lui doit le générique d’Ambitions), coach en communication (du consortium formé par Bouygues pour rafler l’appel d’offres inaugurant la destinée de TF1), patron de La Provence… Côté mélange, Tapie a mis la barre très haut et défie la fiction.
Alors qu’Eric Zemmour vampirise l’espace médiatique aujourd’hui, Tapie s’est imposé comme le leader de la lutte contre l’extrême droite. Jusqu’au bout de sa vie : l’émission de BFM TV à laquelle Marie Le Pen était invitée ce dimanche a été déprogrammée en raison de son décès. On se souvient de sa victoire d’un cheveu après l’annulation du scrutin de la sixième circonscription de Marseille, sous l’étiquette majorité présidentielle, aux législatives de juin 1988, avec 50,9 % des voix en 1989. Mais aussi de son affrontement sur un ring cathodique avec Jean-Marie Le Pen, marquant à tout jamais l’histoire des débats télévisés à la télévision française à l’heure où les chaînes peinent à intéresser les français à la politique. Sur Twitter, Jean-Marie Le Pen a salué la mémoire de son adversaire en évoquant le « caractère exceptionnel de sa personnalité ». Tapie ne pourra lui répondre cette fois.
Avec sa disparition, Tapie laisse à ma génération, née dans les années 80, le sentiment d’assister à une sorte de fin du destin. L’impossibilité d’un futur désirable. Un avenir optimiste où l’ascension sociale (et non le transfuge de classe, terme qui l’a supplanté aujourd’hui) serait encore possible. Il laisse sans doute à la gauche et la droite républicaine cette ambition ultime à l’heure des replis identitaires : faire de demain un horizon souhaitable pour la jeunesse française.
Anne-Claire Ruel est la fondatrice de « Call Pol » le compte Instagram pour suivre la présidentielle, enseignante en communication politique, publique et digitale. Elle est également chroniqueuse sur France Info et autrice et productrice du podcast « Les Moments Vacants », où elle explore notre rapport au temps et ses injonctions.