Il faut partir de soi, ou, plus exactement s’extirper de son moi pour parvenir (revenir ?) à soi. Et, comme – pédagogie, vulgarisation, valorisation scientifique oblige – il nous faut être encore plus précis, disons les choses ainsi : il convient d’être conscient qu’il n’y a pas une once de nos dires, de nos pensées qui n’aient un lien avec notre chair.
Nous ne nous exprimons jamais plus pleinement (véridiquement ?) que lorsque nous parlons, écrivons à chair(e) ouverte et que nous le reconnaissons, fusse secrètement, fusse implicitement.
En premier lieu (de notre propos), ce qu’on appelle en terme psychanalytique une projection. (Mutatis mutandis, une ‘projection’ est déjà notre ‘‘horizon à bref délai’’, ou ‘‘à court terme’’, comme une première étape hors de soi, mais d’ordre névrotique). Sur la 4ème de couverture de ce Cyrulnik en format poche, nous lisions… « un livre d’une richesse sensorielle » en place d’« exceptionnelle ». Projection objectivement juste : avec la prose de Cyrulnik, nous baignons plus dans l’émotion, la sensation, l’impression (importance de la notion de trauma oblige) que dans la narration froide et désincarnée. Logique, cohérence d’un discours, d’une forme qui s’accordent avec son contenu, sa matière.
Je n’ai pas un corps, je suis un corps, comme l’écrivait le philosophe existentialiste chrétien Gabriel Marcel.
Pour comprendre notre barbier (le père de l’auteur était russo-ukrainien et cyrulnik s’y traduit par ‘barbier’), il nous faut donc descendre de chez lui la Corniche du Pacha, s’immerger dans la Méditerranée et l’observer nager. Par le phénomène de l’osmose inverse, le corps va aspirer, absorber de l’eau de mer oligo-éléments, sels minéraux, exactement ce dont son organisme a besoin. De même, toutes antennes éveillées, Cyrulnik va-t-il capter l’air du temps. Il drague (et ce n’est pas innocemment que le verbe est ici employé), mieux : il laisse venir à lui, s’aimanter toutes les informations (fruits de l’observation clinique, des statistiques, plus généralement de toute la littérature scientifique en la/les matières) utiles à la com/préhension (n’oublions pas que nous sommes en l’espèce tout autant dans le ‘tactile’ que dans le pur réflexif) de notre époque. Osons – mais à condition que la formule soit bien entendue – écrire : il prend notre temps, et ses gens et ses habitants grosso modo à la bonne.
Il regarde, juge à peine, ne semble voir, en tous cas ne retient que ce qui (lui) semble bon. Son discours est tout d’enrobement, procède en fondu enchaîné et, plutôt que de passer d’un plan à l’autre, passe d’un état au suivant : solide, liquide, gazeux, plasma…Ainsi le style, toujours sage et serein, épouse-t-il la matière qu’elle traite : il est fluide, simple et doux, ondoyant, comme au tennis, tout en amortis, parfois même, délicatement obscène lorsque, par exemple, en deux mots, il relève quelque particularité de la sexualité des jeunes filles d’aujourd’hui (et qu’il replace le sexe dans son contexte). On a donc bien affaire là, comme l’indique le sous-titre, à une « psycho-écologie ».
A l’instar des différentes couches gazeuses entourant la Terre (atmosphère, stratosphère etc), le petit homme connaît trois étapes.
1/ Celle de l’écologie proche, péricorporelle où ce que nous appellerons son biotope se nourrit d’échanges entre le fœtus et sa mère via sa voix et le liquide amniotique.
2/ Celle de l’écologie médiane où c’est alors l’affection concrète de la mère (ou : affectivité… mais n’est-ce pas là une redondance…il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves [actes] d’amour…) et son mode de vie qui entrent en ligne de compte, ou de mécompte.
Enfin, 3/ celle de l’écologie lointaine, de l’exo-système, durant laquelle nous dirions en deux mots que la culture (celle des parents, l’école etc) reçue par l’enfant va tout autant importer que la nature.
A la confluence de la psychologie, de la psychiatrie, de la neuropsychiatrie, de la psychanalyse, de l’anthropologie, de l’éthologie et de l’écologie – sans oublier la première de toutes ces disciplines, la pédagogie -, Cyrulnik a le don de vivre d’abord, parallèlement, en lui-même et par lui-même, cette sagesse eudémonique qu’il déduit desdites sciences et tâche ensuite d’enseigner à ses contemporains.
En cela devons-nous le rattacher (le rapprocher) de quelques autres grandes figures de l’Histoire des idées, à moins que son éclectisme ne nous interdise d’être aussi restrictif dans notre catégorisation et, aussi, en contradiction avec ce que nous soutenions plus avant. (En souvenir de la « Psychologie des profondeurs » de nos savants d’antan, émettons l’hypothèse que Boris Cyrulnik pourrait être dans le futur classé au titre d’un chercheur, théoricien et praticien en « Neuroscience de l’esprit ».)
Relativement au goût du recollement des données, nous pensons à Mabillon (soit l’encyclopédisme et l’éclectisme). Du point de vue de la systémique fluide, du primat de l’immanence au détriment de toute transcendance et, plus généralement, de sa façon d’émettre et de recevoir les influx (1) du monde, nous l’apparenterons à Spinoza. Plus près de nous, l’ethnopsychologie générale de Cyrulnik, dans sa démarche (et, qui sait ? dans sa marche même), fait penser à Claude Lévi-Strauss. Mais, pour user d’une formule courante en économie, nous dirions que là où Lévi-Strauss décompose puis compose, là où il résonne en terme de stocks, Cyrulnik, lui, pense en termes de flux,- le flux d’un fluide dans lequel il se coule et s’écoule (et où nous l’écoutons car notre auteur s’écoute autant qu’il se lit).
La correspondance entre les deux n’est pas uniquement générale, elle est aussi particulière. Réfugié pendant la guerre à New-York, Claude Lévi-Strauss racontait que ce qu’il appréciait peut-être le plus aux Etats-Unis, c’était cette faculté de pouvoir s’octroyer à toute heure du jour et de la nuit de petits (et pourquoi pas, grands) plaisirs, comme sortir s’acheter en pleine nuit des donuts avec un bon café au lait. Idem pour Boris Cyrulnik : charité bien ordonnée commence par soi-même, et un prosélytisme eudémoniste qui se respecte implique envers soi le devoir de la pratique d’un hédonisme persévérant et sans faille.
En ce qui a trait non point à la religion proprement dit mais, plutôt, à la religiosité, nous connaissons la position de l’auteur sur la question. Suggérons-lui toutefois d’aller y regarder du côté de Lelio et Faust Socin, qui, de la même manière qu’il existe un Anglais sans peine avec la méthode Assimil, furent au XVIème siècle les promoteurs d’un christianisme sans sacrifice (toujours aux deux sens du terme).
Ainsi, Boris Cyrulnik construit-il sa réflexion en la nourrissant de ce processus constant d’osmose inverse avec son temps et ses habitants. On comprendra qu’il soit nécessairement en sympathie/empathie avec lui. (Caractéristique élémentaire, cela dit en passant, et qui devrait être la marque première de tout psychologue qui se respecte. Et c’est là que le bât blesse, le bât de l’âne, le bas, le ça, bref ce qui retourne en gros de l’inconscient.
Nous y viendrons une autre fois en nous demandant, à travers le survol du livre du Dr. Emmanuel Contamin, comment nous Guérir du passé (Odile Jacob poches) par l’édification d’une véritable « politique publique de psychothérapie ‘‘brève’’ ».
Mais qu’il nous soit d’ores et déjà permis d’évoquer ce souvenir. Lors d’une mondanité d’ordre si ce n’est littéraire, du moins éditorial, voilà que, dans les gobelets qui avaient cours, nous nous vîmes verser à Boris Cyrulnik force rasades d’un vin qui, quoique nous n’y ayons pas même trempé les lèvres, ne devait pas être de la piquette en cubitainer. Comme dit l’adage, peu importe le flacon pourvu qu’on ait … ah.. non pas l’ivresse mais la sagesse et, qui sait, un soupçon d’on ne sait quel autre sentiment qui ne serait pas même la tristesse…Enfin bref, toujours est-il que devant nos diligences empressées, gentiment et souriant, le fameux neuropsychiatre nous répondit ‘‘Mais vous êtes une mère pour moi’’.
Après coup, mais après coup seulement, cela nous fit réfléchir : c’était comme si l’inconscient – un inconscient peut-être très conscient – était toujours bien là, à fleur de peau, prêt à surgir… par bonheur et par malheur mêlés.
Demeure une interrogation entre autres d’ordre politique : la bienveillance qu’éprouve Boris Cyrulnik à l’égard des nouvelles lois ‘‘sociétales’’, par définition ‘‘progressistes’’, en dernière analyse ne contrevient-t-elle pas à son vœu d’une réalisation toujours plus poussée de l’Homme ?
Hubert de Champris