Il est évident que la publication de « cote de popularité » des différents candidats à une élection avant l’élection est de nature à influencer le comportement des électeurs1. Même sans avoir étudié les propriétés mathématiques des différents modes de scrutin, chacun sait que le vote au premier tour d’une élection au scrutin majoritaire à deux tours est un mélange entre un choix de conviction et un choix stratégique.
La multiplication des tours de scrutin (avec l’invention des primaires pour les grands partis à l’élection présidentielle) et la recomposition des forces politiques en présence fait que l’ancien adage « au premier tour on choisit, au second on élimine » devient peu à peu obsolète. La tentation est grande d’éliminer dès le premier tour, et donc d’avoir recours à un vote stratégique, appelé parfois vote utile pour élire non pas son candidat préféré, mais par exemple son deuxième choix si celui-ci a plus de chance d’être élu. Le vote stratégique a été étudié depuis plusieurs année en particulier au Canada2 mais aussi récemment en France3.
La nette victoire de F. Fillon lors des primaires de la Droite et du Centre de novembre 2016 a surpris bon nombre d’observateurs, et a alimenté le sentiment de défiance vis-à-vis des sondages ravivé par la victoire inattendue du Brexit ou l’élection de Donald Trump au Etats-Unis – dans ce dernier cas, les particularités du mode de scrutin n’ont pas aidé à des pronostics fiables. Nous allons dans cet article étudier l’effet « sondage » sur les électeurs grâce aux données disponibles de « L’enquête électorale française : comprendre 2017 » proposée par le Cevipof et l’institut Ipsos4. Nous verrons que l’incertitude due aux techniques de sondage ne suffit pas à expliquer le décalage entre les derniers sondages et les résultats, et nous proposerons une hypothèse explicative prenant en compte les votes « stratégiques ».
Les données
« L’enquête électorale française : comprendre 2017 » est une enquête par sondage très riche sur les comportements électoraux des Français pendant l’année précédant l’élection présidentielle française d’avril 2017. Avec plus de 12 000 personnes enquêtées et un panel suivi pendant près d’une année, des questions sur les préférences des électeurs ne s’arrêtant pas à leurs premiers choix, elle propose des données très intéressantes permettant de comprendre l’évolution des choix des électeurs tout au long de la campagne. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement à l’étude des primaires de la Droite et du Centre, en nous appuyant sur la vague 8 de l’enquête, qui s’est déroulée une semaine avant le scrutin (enquête du 8 au 13 novembre, premier tour de scrutin le 20 novembre). Le tableau 1 présente les principales données ayant trait à ces élections : le résultat final (en pourcentage des votes exprimés), le dernier sondage d’intentions de vote (en pourcentage des votes exprimés par des personnes « certaines d’aller voter »), et parmi elles le socle, c’est à dire les personnes « certaines d’aller voter pour le candidat annoncé ». Nous ne méconnaissons pas les limites intrinsèques des enquêtes pré-électorales : par exemple le décalage entre le vote envisagé et le vote annoncé, l’incertitude sur le nombre de votants, la constitution de l’échantillon par la méthode des quotas alors que la population des votants n’est pas connue. Nous faisons simplement l’hypothèse que les chiffres disponibles sont réels et sincères, et qu’ils reflètent donc vraiment la situation de pensée des électeurs de la primaire de la Droite et du Centre à une semaine du scrutin. Les sept candidats en lice étaient F. Fillon, A. Juppé, B. Le Maire, N. Sarkozy, ainsi que J.-F. Copé, N. Kosciusko-Morizet et J.-F. Poisson regroupés dans la ligne « Autres » par les auteurs de l’enquête.
Tableau 1 – Principales données du sondage sur la primaire
Nous pouvons noter – comme les commentateurs politiques dans leur unanimité – la grande différence existant entre les scores obtenus par sondage et les résultats réels du scrutin, le plus flagrant étant le score de François Fillon estimé à 22 % et étant en réalité à 44 %. Nous allons détailler dans les parties suivantes plusieurs explications possibles – et cumulatives – pour cet écart.
Intervalles de confiance
Une des premières sources de méfiance envers les sondages est que les résultats obtenus sont toujours annoncés sous forme d’un chiffre unique, et non d’un intervalle de confiance. Comme rappelé dans l’appareil critique et méthodologique de l’enquête, « l’intervalle de confiance (appelé aussi marge d’erreur) est l’intervalle dans lequel se trouve la valeur recherchée avec une probabilité fixée (le niveau de confiance). L’amplitude de cet intervalle dépend du niveau de confiance, de la valeur observée et de la taille de l’échantillon. Le calcul n’est justifié que pour les sondages aléatoires. Il ne peut pas être déterminé dans le cas de sondages par quotas mais on considère qu’il est proche de celui des sondages aléatoires ». Ainsi avec ces considérations, et compte tenu du fait que l’échantillon sur lequel porte le sondage est d’environ 1 300 personnes « certaines d’aller voter », nous obtenons les intervalles de confiance détaillés dans le tableau 2.
Tableau 2 – Intervalles de confiance à 95 % des intentions de vote
bornes inférieures et supérieures
Ces intervalles de confiance aident à relativiser l’impression de précision absolue dégagée par les estimations ponctuelles. Cependant la différence entre le résultat des sondages et le résultat des urnes ne peut pas être mis uniquement sur le compte de l’incertitude inhérente à l’estimation par échantillonnage : aucun des résultats obtenus ne figure dans un intervalle de confiance. Nous pourrions alors penser que ce sondage fait justement partie des 5 % de cas où, par construction, le résultat réel ne se trouve pas dans l’intervalle de confiance. Mais la multiplicité des sondages allant dans le même sens ne plaide pas pour ce cas. Il nous faut donc aller chercher une autre explication.
Indécision et certitude
Une donnée très intéressante de l’enquête électorale française est relative au caractère certain du vote annoncé par les sondés. Cette donnée se manifeste par le « socle », c’est à dire la partie des sondés se déclarant pour tel ou tel candidat qui sont certains d’aller voter pour ce candidat. Nous faisons ici l’hypothèse (forte) que ces sondés sont sincères dans leurs différentes déclarations et qu’effectivement ils ne changeront pas de préférence entre la date du sondage et la date du vote. Les intervalles de confiance des intentions de vote « socle » sont détaillés dans le tableau 3.
Tableau 3 – Estimation des intentions de vote certaines (socle)
estimation ponctuelle et par intervalle de confiance
La question se pose alors pour les sondés qui ne sont pas dans le « socle » électoral d’un candidat de savoir quel est alors leur choix final. Or il se trouve que nous disposons grâce à l’enquête d’une information sur le deuxième choix de chacun des sondés, information reproduite dans le tableau 4. Nous pouvons à ce stade imaginer deux approches.
- une approche « a priori » : il s’agit dans ce cas de reprendre la répartition des deuxièmes choix présentée dans le tableau 4 et de supposer que les votes se sont effectivement reportés sur les candidats suivant les mêmes proportions. Chaque candidat a alors pu bénéficier d’un report des autres candidats.
- une approche « a posteriori » : il s’agit dans ce cas de ne pas prendre en compte cette information supplémentaire mais de supposer que les électeurs « flottants » ont pu choisir n’importe quel candidat. Il faut alors regarder si l’hypothèse d’un report massif de voix vers F. Fillon (suite à une force de conviction exceptionnelle lors de la campagne) est capable d’expliquer le score réel obtenu.
Tableau 4 – Réponses à la question posée aux électeurs incertains : si finalement vous ne deviez pas voter pour (nom du candidat), quel serait votre choix au premier tour ?
Note de lecture : sur 100 électeurs d’Alain Juppé qui disent pouvoir changer d’avis, 48 % pourraient choisir en second choix François Fillon, 20 % Nicolas Sarkozy, 13 % Bruno Le Maire et 8 % personne en dehors d’Alain Juppé
La vérité, si elle existe, est certainement entre ces deux hypothèses. Pour obtenir les résultats présentés dans le tableau 5 nous sommes partis pour les calculs de l’estimation centrale du socle à laquelle nous avons ajouté les reports suivant trois modes de calculs.
- hypothèse 1 : reports de vote des indécis vers tous les autres candidats suivant les proportions du tableau 4.
- hypothèse 2 : identique à l’hypothèse 1 sauf pour les électeurs de F. Fillon dont on suppose qu’aucun n’a changé d’avis.
- hypothèse 3 : reports de vote de tous les indécis vers F. Fillon.
Tableau 5 – Estimations ponctuelles des intentions de vote avec reports suivant trois hypothèses de calcul
Le calcul d’intervalles de confiance est délicat à ce niveau-là de calculs très hypothétiques sur les reports. Nous indiquons simplement, à titre illustratif dans le tableau 6 les intervalles de confiance calculés à partir de l’hypothèse 3, en faisant comme si les pourcentages de votes obtenus provenaient d’un échantillonnage aléatoire.
Tableau 6 – Estimations par intervalle de confiance des intentions de vote avec reports suivant l’hypothèse 3 (report massif vers François Fillon)
Vote stratégique
La lecture des tableaux 5 et 6 montre que même dans le cas le plus favorable (report de tous les votes indécis vers F. Fillon), les scores obtenus sujet aux sondages ne sont pas cohérents, ou même proches des scores obtenus réellement. L’estimation n’est acceptable – dans l’intervalle de confiance – que pour A. Juppé et les trois candidats « autres ». L’attrait particulier que F. Fillon a pu avoir sur l’électorat indécis de la primaire lui permet de passer de 22 % d’intentions de vote dans le sondage initial à 36,1 % ou même 38,7 % dans le cas des calculs les plus favorables, mais il reste encore 6 à 8 % d’écart inexpliqué avec le score réel obtenu de 44 %. Une des explications peut naturellement venir des mises en garde que nous avons évoquées supra : corps électoral inconnu, mobilisation difficile à cerner des partisans de tel ou tel candidat… Cependant nous aimerions proposer ici une explication rationnelle et stratégique permettant de combler cet écart.
Le point de départ de cette explication réside dans les résultats du sondage de second tour, indiquant qu’A. Juppé remporterait ce deuxième tour avec 57 % des voix contre 43 % à N. Sarkozy. La défaite de N. Sarkozy paraissant inéluctable au deuxième tour, il est possible qu’un certain nombre d’électeurs souhaitant voter pour N. Sarkozy se soient rabattus sur leur deuxième choix voyant que leur candidat favori n’aurait aucune chance au deuxième tour, en particulier compte tenu du caractère clivant du candidat. Cette dernière affirmation est étayée par la question de l’enquête sur l’opinion que porte les sondés sur les candidats : N. Sarkozy recueille autant d’avis très favorables que très défavorables – environ 30 % chaque – contrairement à ses rivaux. Le raisonnement est alors le suivant :
- un électeur souhaitant l’élection d’A. Juppé, au vu des sondages, va être conforté dans son choix et a tout intérêt à voter pour lui.
- un électeur souhaitant l’élection de N. Sarkozy et ayant en deuxième choix A. Juppé sera satisfait du deuxième tour proposé qui regroupera ses deux candidats préférés, et n’aura donc pas d’intérêt à voter différemment de son premier choix.
- un électeur souhaitant préférentiellement l’élection de N. Sarkozy mais ayant en deuxième choix F. Fillon pourrait être tenté par un vote « stratégique » afin de se retrouver avec un deuxième tour Juppé/Fillon à l’issue plus incertaine qu’un deuxième tour Juppé/Sarkozy, et donc un espoir plus grand de voir son deuxième choix l’emporter plutôt que son troisième choix.
- un tel raisonnement peut être tenu par les électeurs de B. Le Maire préférant F. Fillon en deuxième choix.
- un électeur souhaitant l’élection de F. Fillon sera assuré de pouvoir voter pour son deuxième choix lors du second tour si F. Fillon n’est pas qualifié : il n’a donc aucun intérêt à ne pas voter pour lui au premier tour. Un vote stratégique n’est pas envisageable non plus dans le cas où le deuxième choix de l’électeur n’est ni A. Juppé ni N. Sarkozy car les autres candidats sont derrière F. Fillon dans les sondages.
- en ce qui concerne les autres petits candidats, leurs intentions de vote initiales sont tellement faibles que nous pouvons supposer qu’elles sont uniquement le cas d’électeurs voulant porter une candidature de témoignage au premier tour des primaires et donc non enclins à un vote stratégique.
A partir des données du tableau 5 et en particulier ceux ayant trait à l’hypothèse 3, nous voyons qu’un transfert de 4,5 points de N. Sarkozy vers F. Fillon (soit environ 20 % des sondés convaincus, ou encore la moitié de ceux ayant F. Fillon en deuxième choix) et un transfert de 1,1 point de B. Le Maire vers F. Fillon (soit l’ensemble des sondés ayant F. Fillon en deuxième choix) donnent un résultat compatible avec le résultat final, détaillé dans le tableau 7. Un vote stratégique « raisonnable » apparait donc comme une hypothèse complémentaire à la force de persuasion intrinsèque de F. Fillon pour expliquer le résultat final du premier tour de l’élection aux primaires de la Droite et du Centre de novembre 2016.
Tableau 7 – Estimations par intervalle de confiance des intentions de vote avec reports suivant l’hypothèse 3 et votes stratégiques
Conclusion
Nous nous sommes livrés dans cet article à un exercice rétrospectif pour essayer d’expliquer le fort décalage entre les sondages et le résultat final du premier tour des primaires de la Droite et du Centre. L’explication la plus simple est de pointer les faiblesses inhérentes aux sondages par quota sur un électorat mal connu et fluctuant. Nous avons tenté, dans cet article, d’utiliser au contraire tous les éléments de connaissance que ces sondages ont donnés pour reconstituer des dynamiques de vote perceptibles dans le résultat final. Nous voyons donc (tableau 8) que des estimations proches du vote final peuvent être obtenues en particulier grâce à trois facteurs :
- la prise en compte de l’incertitude intrinsèque de l’échantillonnage (intervalle de confiance)
- la prise en compte de l’effet certain ou incertain de la déclaration du vote (affectation des incertains à F. Fillon)
- la prise en compte d’un facteur de vote stratégique pour certains électeurs.
Il est évident que nous avons établi notre étude sur la base d’hypothèses fortes et certainement critiquables. Il nous semble cependant que la démarche dans son ensemble est de nature à expliquer de manière rationnelle l’écart entre les derniers sondages publiés et le scrutin qui s’est déroulé une semaine après.
Tableau 8 – Estimation finale comparée aux données réelles et aux données du sondage
Antoine Rolland
ERIC Labs, Université de Lyon
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- Albert Mehrabian, 1998, Effects of Poll Reports on Voter Preferences, Journal of Applied Social Psychology, vol 28, 23, pp 2119-2130 ↩
- André Blais, Richard Nadeau, Elisabeth Gidengil et Neil Nevitte, 2001, Measuring strategic voting in multiparty plurality elections, Electoral Studies, vol 20, 3, pp 343-352. ↩
- Bernard Dolez, Annie Laurent et André Blais, 2017, Strategic voting in the second round of a two-round system: The 2014 French municipal elections, French Politics, pp 1-16. ↩
- Martial Foucault et Madani Cheurfa, Nov. 2016, L’enquête électorale française Vague 8. Ipsos Cevipof Le Monde – EEF 2017 ↩