Le président de la République a lancé une réflexion sur l’islam de France, relançant un sujet récurrent depuis les attentats de 2001. A l’époque, le débat portait déjà sur la différence entre « islam de France » et « islam en France ». Pourtant, ce sont ces sujets que l’Elysée a choisi d’exhumer. Dans un moment où la jurisprudence est largement en faveur des musulmans désirant prier et pratiquer leur foi, est-il réellement utile de tenter d’imposer un clergé à une religion qui n’en manifeste pas le besoin ?
On parle de former des imams français, d’autoriser des financements publics par des truchements juridiques permettant de contourner la loi de 1905 (baux emphytéotiques, garantie d’emprunts…). Toutefois, les musulmans paraissent exclus de l’équation – car au fond, souhaitent-ils vraiment « être organisés » – ainsi que ceux qui ont à gérer au quotidien les relations avec eux : les élus locaux. Ceux-ci en effet voient leurs marges de manœuvre se restreindre de plus en plus par des jurisprudences récentes. Ce qui, au final, les prive d’arbitrages politiques.
La question religieuse – musulmane en particulier – est en effet celle où le droit est quasi systématiquement défavorable au pouvoir local. La décision du tribunal administratif de Dijon, qui impose au maire de Chalon-sur-Saône de rétablir les menus de substitution dans les cantines de sa commune n’est qu’un des nombreux jugements qui, au nom de principes tout à fait républicains, privent les maires de toute possibilité de choix politique et peuvent conduire à quasiment imposer une prise en compte obligatoire du religieux dans les politiques publiques locales.
Des jurisprudences défavorables aux maires
Ainsi, nous savons depuis un arrêt du Conseil d’Etat de 1996 qu’il n’est pas possible de refuser de louer une salle municipale à un prédicateur religieux à partir du moment où aucun risque de trouble à l’ordre public n’était démontré. Il en est de même pour la mise à disposition d’un local pour une fête religieuse ; comme l’Aïd. Plusieurs jurisprudences ont même imposé à des maires d’autoriser l’ouverture d’un lieu de culte dont le permis de construire était contesté. Par ailleurs et contrairement à une idée bien établie, rien n’empêche une commune de louer, sous conditions, un local municipal à une association cultuelle en vue d’y établir un lieu de culte. Les jurisprudences récentes du Conseil d’Etat pourraient même finir par être utilisées pour imposer la mise à disposition d’un local à vocation cultuelle dans une commune (le maire n’aurait donc même plus le choix). L’ordonnance imposant au maire de Fréjus d’ouvrir les locaux de la mosquée de sa ville s’appuie notamment sur le fait que « les 650 fidèles qui se réunissent devant la mosquée de Fréjus ne disposent d’aucun lieu de culte adapté à moins de 15 kilomètres ». Et, pour justifier l’ouverture provisoire de la mosquée de Fréjus malgré une opposition du maire, le Conseil d’Etat s’appuie également sur le « droit à un recours effectif, à la liberté de culte et à la liberté d’expression des convictions religieuses »1. Ces motifs, s’ils permettent en effet de mettre fin à une situation locale complexe et d’ouvrir un lieu de culte privé, pourraient tout à fait être invoqués par une association cultuelle ne disposant pas de lieu pour prier et demandant à un maire la mise à disposition d’un local public. Les jurisprudences imposant aux maires de Saint-Gratien ou de Mantes-la-Ville de mettre à disposition un local municipal pour la prière de l’Aïd montrent que cette perspective est loin d’être impossible.
Obligation d’intervention en faveur d’associations cultuelles
Suite à des contestations de décisions politiques émanant de maires élus en 2014 – souvent FN ou Les Républicains –, les contentieux se sont donc accumulés. La jurisprudence a alors tendance à se préciser dans le sens d’une forme d’une obligation d’intervention publique des collectivités en faveur d’associations cultuelles musulmanes afin de garantir la liberté de culte. Dans le débat actuel sur la forme que doit prendre la laïcité, les décisions de justice plaident, comme nous l’avons constaté, en faveur d’une laïcité très ouverte qui pourrait imposer aux maires de mettre à disposition des espaces publics pour permettre l’exercice de la liberté religieuse quand bien même ils y seraient politiquement opposés.
Les religions font ainsi leur grand retour dans la sphère publique et si la Cour administrative d’appel venait à imposer au maire de Chalon-sur-Saône de rétablir des menus de substitution dans les cantines scolaires, cette notion de « liberté religieuse » s’interprétera bien au-delà du simple exercice d’un culte mais, pour ce cas précis, pourrait imposer d’adapter une politique publique aux préférences religieuses des usagers2
Face à cette intrusion judiciaire du fait religieux dans les collectivités locales, provoquée la plupart du temps par des contentieux à l’origine desquels on trouve des associations communautaires ou de défense des Droits de l’Homme, les maires se retrouvent de plus en plus contraints et doivent user de leur influence et de leur pouvoir symbolique en se situant le plus souvent en marge de la loi.
Il s’agit donc pour les élus locaux désireux de se montrer conformes avec les principes républicains de chercher à éviter le contentieux tout en agissant en amont, politiquement. En effet, un éventuel contentieux ne manquerait pas de renforcer une jurisprudence de plus en plus défavorable aux collectivités. Il convient toutefois d’être très attentif à ces attaques judiciaires constantes dont font l’objet les maires et qui, de décisions en décisions, réduisent leur marge de manœuvre. Cette judiciarisation de la vie politique locale concernant particulièrement les problématiques religieuses ne serait pas si grave si l’Etat jouait son rôle et soutenait les élus locaux. La tendance actuelle à la recentralisation et au contrôle accru des collectivités par l’Etat qui tend à les transformer en structures administratives ne plaide pas en faveur d’un soutien à la liberté des maires et va au contraire vers une volonté d’uniformisation des pratiques et des choix politiques entre les collectivités.
Ainsi, les musulmans de France semblent clairement avoir la jurisprudence de leur côté. On est donc en droit de se demander honnêtement si cette idée de créer un islam de France répond à un besoin exprimé sur le terrain ou simplement à une idée dans l’air du temps. Le président de la République devra d’abord se demander si les musulmans de France expriment réellement des besoins particuliers que l’Etat pourrait remplir. Et, si au niveau local, des demandes particulières de type communautaire émanent vraiment d’associations musulmanes représentatives. Le rythme important de construction de lieux de cultes musulmans (une mosquée par semaine construite en moyenne durant les trente dernières années) et le contrôle de plus en plus strict de ces derniers par les services de l’Etat, montrent qu’à quelques exceptions prés les mosquées françaises ne sont pas des lieux où l’on prêche la radicalisation violente. Si, parmi les imams qui s’expriment au sein de ces lieux de culte, certains sont plus conservateurs que d’autres, ce n’est pas une formation officielle qui aura une quelconque influence sur leur conscience et leur croyance intime. Au contraire, les parcours des djihadistes français les plus connus se sont construits en marge de l’islam « officiel ».
Une institutionnalisation de l’islam ne ferait qu’éloigner encore ceux qui cherchent à se radicaliser et qui ne manqueraient pas d’accuser les mosquées « républicaines » de trahison, voire d’hérétisme.
Dans cette logique où le droit est largement en faveur des musulmans qui désirent prier et pratiquer leur foi, est-il réellement utile de tenter une nouvelle fois d’imposer un clergé à une religion qui n’en manifeste nullement le désir ? Le fond du problème n’est-il pas d’abord de réaffirmer fortement les valeurs de la République, d’ériger celles-ci en vecteur d’espoir pour les jeunes se cherchant une identité plutôt que de chercher à républicaniser une religion dont ceux qui la professent dans les lieux de culte ne manifestent pas particulièrement l’intention de s’inscrire dans l’exercice du pouvoir temporel ?
Si l’islam politique représente un véritable danger, notamment dans un pays laïque comme le nôtre, ce n’est pas dans les mosquées qu’il s’exprime. Tariq Ramadan et les représentants des Frères musulmans en France ne sont pas des imams et n’ont jamais cherché à l’être. C’est contre ces dérives que la République doit s’armer, pas en cherchant à s’insinuer dans les cœurs des fidèles…
Arnaud Lacheret
Docteur en science politique
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- CE, association musulmane El Fath, 19 janvier 2016. ↩
- Notons toutefois que le Tribunal Administratif de Dijon s’appuie sur l’intérêt supérieur de l’enfant dans son ordonnance et précise que » cette décision n’avait pas accordé, au sens de la convention internationale relative aux droits de l’enfant, une attention primordiale à l’intérêt des enfants » (TA Dijon, Ligue de défense judiciaire des musulmans de France, 25 aout 2017). ↩