Quand on lui demande comment il avait réussi à boucler le budget de l’État à l’équilibre, Jean-Pierre Fourcade est un peu embarrassé. Mais pas peu fier. Et il n’a pas tort. Car il est le dernier ministre de l’Économie et des Finances de la Ve République à l’avoir fait. C’était en 1974.
Depuis lors, chaque projet de loi de finances a été présenté avec une hypothèse de déficit par ses successeurs. Et à force de défier année après année l’orthodoxie budgétaire, les finances publiques sont entrées dans une période de crise aigüe. Avec un fascinant aveuglement. Car le plan d’économies présenté par François Bayrou cet été (43,8 milliards d’euros au titre de l’exercice 2026) suscite le courroux de presque tous les parti politiques, à l’exception de ceux du bloc central et des Républicains, qui en reconnaissent l’ardente nécessité.
Cachez cette dette que nous ne saurions voir, aurait dit Molière en des termes châtiés !
Le choc est brutal : au premier trimestre 2025, la dette publique culminait -plus si loin de l’altitude du Mont Blanc- à 3 346 milliards d’euros. Chaque seconde, elle augmente d’environ 5 000 euros. Avec une charge budgétaire de plus de 50 milliards l’an dernier (qui pourrait atteindre 75 milliards d’ici 2027), elle représente déjà le deuxième poste de dépenses de l’État, juste derrière l’enseignement scolaire (hors pensions).
Or, les responsables politiques s’efforcent d’atténuer leurs responsabilités, préférant retenir celles de leurs adversaires.
Mais la vérité crue est la suivante : tous les partis de gouvernement qui se sont succédé depuis cinquante ans se sont adonné à la dépense publique.
Dit autrement, la France vit au-dessus de ses moyens depuis cinq décennies.
Le grand dérapage a vraiment commencé en 1981, avec l’arrivée au pouvoir de la gauche. Mais aucun gouvernement, de droite, de gauche ou du centre, ne l’a jamais interrompu par la suite.
Champion toutes catégories : le président François Mitterrand. Sous ses deux septennats, la dette passera de 22,3% du PIB à 55,5% en 1995, lorsqu’il passe les clés du Palais de l’Élysée à Jacques Chirac. Le président corrézien limitera les dégâts, avec une dette culminant à 64,2% lorsqu’il transmet à son tour les manettes présidentielles à Nicolas Sarkozy en 2007. Un dérapage tout juste contrôlé.
Pour sa part, l’ancien ministre de l’Intérieur, il est vrai confronté à une crise financière mondiale (2008-2009), choisira de lâcher du lest sur la discipline budgétaire : à la sortie de son quinquennat, l’endettement public atteint 90,2% de la richesse nationale. On entre dans des eaux profondes.
Après sa première élection en 2017, Emmanuel Macron a de bonnes intentions. Et c’est sous son règne naissant que la France sort de la procédure de « déficit excessif » de l’Union européenne.
Mais bientôt, le Covid-19 fait entrer ses gouvernements successifs (Philippe, Castex, Borne…) dans une spirale de « quoi qu’il en coûte » dont le pays ne sortira que bien trop tardivement.
Résultat : Macron qui avait trouvé en héritage de François Hollande un niveau d’endettement somme toute contenu à la fin du quinquennat précédant (98,4%) termine son premier mandat par un abyssal 111,9%. C’est deux points de plus encore aujourd’hui.
Une situation qui donne le tournis et ressemble fort à celle qu’Augustin de Romanet, l’ancien patron d’Aéroports de Paris (ADP) et de la Caisse des dépôts, a théorisé : celle d’une « grande assemblée de copropriété en difficulté »[1]. Une copropriété surendettée, aux charges élevées, et où toute nouvelle décision à prendre, tout investissement à consentir, sont à l’origine de querelles entre résidents tant les arbitrages deviennent parfaitement impossibles.
Avec une impression très largement partagée dans l’opinion qu’au fond la classe politique s’est contentée de laisser filer les déficits d’année en année, plutôt que de sérieusement s’y attaquer.
Mais s’il n’est pas inexact que la classe gouvernementale regorge de mauvais élèves en gestion financière publique, certains d’entre eux ont bien tenté de sortir de cette fuite en avant budgétaire.
Pour mieux piloter les dépenses sociales (inclues dans le solde budgétaire public total), Alain Juppé créé l’ONDAM (objectif national de dépenses d’assurance-maladie) lorsqu’il accède à Matignon en 1995. Six ans plus tard, Laurent Fabius en tant que patron des ministères économiques et financiers introduit la budgétisation par la performance, avec la « LOLF » (Loi organique relative aux lois de finances).
Des résolutions semblent prises par la suite pour « rompre avec la facilité de la dette publique », titre du rapport que Michel Pébereau rédigera en décembre 2005. Le diagnostic est sévère : la France a accumulé des déficits chroniques et n’a pas accompli les réformes structurelles s’agissant des dépenses publiques. De plus, ajoute le banquier, le discours politique s’avère peu transparent sur la réalité des finances publiques.
Son rapport recommandera tout simplement le « zéro déficit » d’ici 2010 ! Il nourrira le débat politique jusqu’à inspirer la campagne de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et bientôt candidat à l’Élysée.
Avant que ses ministres aux manettes (Éric Woerth, François Baroin et Valérie Pécresse) n’engagent une Révision générale des politiques publiques (« RGPP ») entre 2007-2012. Avec un bilan mitigé mais non nul : presque 12 milliards d’euros d’économies (évaluées) et 150 000 suppressions nettes de postes sur cinq ans.
C’est aussi sous ce quinquennat que le relèvement de l’âge légal de la retraite à 62 ans (contre 60) est décidé. Avec Éric Woerth à la manœuvre.
Arrivé au pouvoir un peu plus tard, François Hollande ordonne à ses équipes d’engager une nouvelle étape : la « Modernisation de l’action publique » (« MAP »). Avec au bout du compte des économies assez peu lisibles par rapport à la RGPP.
La nouvelle campagne de rationalisation, intitulée « Action Publique 2022 » sous le premier quinquennat Macron, dont le premier artisan fut Edouard Philippe, fit long feu, même si les « contrats de Cahors » (2018-2020) permirent, de leur côté, de modérer les dépenses locales.
Avant les mesures drastiques proposées dans le cadre du PLF 2026 par François Bayrou, le début du second quinquennat Macron avait surtout été marqué par le relèvement de l’âge légal de la retraite à 64 ans et la réforme de l’assurance-chômage, sans que la pente des déficits et de la dette ait pu amorcer une décrue significative en 2024-2025. Au contraire.
La comparaison avec notre voisin allemand est cruelle : dès 1949, celui-ci a inscrit le principe de stabilité des finances publiques dans la Loi fondamentale allemande. Avec des effets contraignants pour les politiques, et des résultats tangibles, jamais démentis, y compris dans les années difficiles.
La discipline budgétaire a même constamment été renforcée par Berlin, à l’instar de la décision « Schuldenbremse » (frein à l’endettement), inscrite dans la Constitution soixante ans plus tard (2009) et énonçant le principe d’un déficit structurel limité à 0,35% du PIB au niveau fédéral et à zéro à l’échelle des Länders (États fédérés).
Alors, forcément, il y a du regret quand on repense à ces moments où notre pays aurait pu basculer vers la vertu, s’éloigner de son comportement habituel de cigale pour se rapprocher de celui plus enviable de fourmi à l’allemande.
Rappelez-vous : un an avant la fin de son mandat, Nicolas Sarkozy, avec François Fillon et François Baroin, souhaite instaurer la « règle d’or budgétaire », c’est-à-dire un principe d’équilibre structurel des finances publiques. L’idée sous-jacente est simple : l’État et les administrations publiques doivent couvrir par les recettes l’ensemble de leurs dépenses de fonctionnement. L’endettement reste possible mais uniquement pour financer l’investissement (infrastructures, recherche, éducation, transition écologique…).
L’objectif d’un tel dispositif est d’éviter que la dette ne vienne financer la consommation. Et qu’elle serve uniquement à préparer l’avenir. Très sage.
Sarkozy avait prévu d’inscrire cet objectif dans la Constitution. Et la démarche s’inscrivait aussi dans un cadre européen : le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG, dit « pacte budgétaire »), signé en mars 2012, qui engageait les États de la zone euro à tendre vers un déficit structurel inférieur ou égal à 0,5% du PIB. Comme chez nos amis d’outre-Rhin.
Seulement voilà. Pour réviser la Constitution, il fallait une majorité de 3/5e au Congrès (qui réunit députés et sénateurs). Et l’opposition socialiste, menée par François Hollande et Jean-Marc Ayrault, refusa de voter le projet, estimant qu’il aboutirait à restreindre la souveraineté budgétaire du Parlement et instaurerait une contrainte trop stricte en période de crise.
Résultat : la révision constitutionnelle a échoué en 2011[2]. La France a signé et ratifié le TSCG européen l’année suivante, et adopté une loi de programmation des finances publiques instaurant le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Mais, en pratique, notre pays n’a jamais respecté strictement la règle d’équilibre structurel. Et les déficits publics se sont envolé.
Curieusement, aujourd’hui, plus personne ne parle plus de « règle d’or ».
Aussi, pour mettre un terme à un demi-siècle de plongée dans les abysses d’un océan budgétaire toujours plus profond, la classe politique doit se réveiller. Et nous devrons l’y aider. Car quand on demande aux Français si le sujet des finances publiques est préoccupant, ils acquiescent. Mais lorsqu’on leur demande de désigner un domaine qui pourrait faire l’objet de coupes claires (santé ? logement ? ville ? éducation ? défense ?), ils n’en désignent aucun.
Occuper Matignon au-delà du lundi 8 septembre au soir ne peut s’entendre sans reprendre, a minima, les engagements de l’actuel gouvernement de redescendre au plus tard à l’horizon 2029 en dessous de la barre des 3% de déficit public. Faute de quoi, ce sont nos propres capacités à préparer l’avenir du pays et ses transformations que nous obérons.
François Perret
[1] Chloé Morin citant Augustin de Romanet dans, On a tout essayé, Pluriel (politique) Fayard, pages 265-266 – février 2024
[2] Faute du soutien du PS, le gouvernement n’a pas disposé de la majorité qualifiée nécessaire (3/5e) pour réunir le Parlement en Congrès. Le projet n’a donc pu être soumis aux parlementaires