« Ce sont les idées qui mènent le monde » Ernest Renan
« Si vis pacem para bellum » Végèce, (383-450 après J-C) ; Traité de l’art militaire
Il ne s’agit pas ici d’un tour qu’on vient de jouer à quelqu’un et qui vaut bien celui dont on a été victime de son fait, ce que signifie cette vieille expression française, un prêté pour un rendu. J’en détourne ici le sens pour mettre l’accent sur la dynamique d’échange de procédés – dans ce cas de bons procédés – qu’il nous faut absolument créer pour parvenir à une synergie positive. Car la situation inquiétante au plus haut point de notre pays implique une combinaison d’actions qui concerne tous les citoyens. C’est sans doute ce qu’a recherché à faire le président de la République dans sa dernière allocution : mobiliser les Français face aux risques. Si l’excès de catastrophisme est nuisible, le catastrophisme éclairé est judicieux[1].
Le système économique et social pénètre la dimension psychologique et émotionnelle des individus aliénés, dit-on. En tout cas notre narratif actuel pourrait refléter un certain vide stratégique. Et il n’y a aucun remède qui ne passe par un effort collectif ni une mobilisation générale, chacun selon ses moyens. Trois leviers apparaissent d’emblée qui constituent cet effort, qui lui donneraient s’ils étaient maniés avec adresse une armature audacieuse et sans doute efficiente :
a. Deux prêtés et
- Un emprunt obligatoire et conditionnel semble nécessaire afin d’une part de stopper l’endettement exponentiel qui nous livre aux intérêts étrangers et d’autre part de financer les investissements de l’avenir.
- Un prélèvement du temps de chacun est également souhaitable pour recouvrer notre dynamisme économique et social
b. Un rendu
- Ces prêts de temps et d’argent en échange d’une société plus libre, plus durable et plus prospère : ce rendu à la nature et à l’humain est tout aussi indispensable.
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Un emprunt financier obligatoire
Dans notre esprit ledit emprunt financier obligatoire est loin d’être la panacée ni encore moins un outil unique. Il doit s’insérer dans un dispositif d’ensemble mais il doit marquer les esprits, être d’effet rapide et n’être aucunement une spoliation puisqu’il s’agit de payer des intérêts et de rembourser à terme les prêteurs.
Le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz évalue les besoins de financement de la transition supplémentaires à 65 milliards d’euros par an à l’horizon 2030, somme à puiser auprès des acteurs publics (État, collectivités territoriales) et privés (entreprises, particuliers) [2].
L’effort pour l’industrie de défense est évalué à plus de 300 milliards d’euros sur 5 ans. Il faut investir pour préparer le long terme et n’être pas déclassé en termes capacitaires.
Le déficit des comptes publics s’élevait à 171 milliards en 2023. C’est donc d’un effort annuel de 296 Milliards d’€ dont nous avons besoin pour équilibrer le budget tout en investissant pour l’avenir et pour notre sécurité.
Par ailleurs, l’épargne globale des français s’élevait en 2023 à 6186 milliards dont 1331 mds en dépôts bancaires rémunérés, 1482,7 en assurance-vie 1362,7 en actions et autres participations et 489 milliards en valeurs immobilières et actifs financiers.
Le rééquilibrage de nos finances publiques est crucial ; il ne saurait être effectué au prix de mesures récessives ni spoliatrices. Il faudrait au contraire investir pour l’avenir et mobiliser notre appareil de production civil et militaire 1) directement en assurant sa dynamisation, 2) indirectement en suscitant un environnement qui lui soit plus favorable par suppression des normes inutiles mais en confortant les règlementations utiles, et par davantage d’efficience publique, c’est à dire grâce à des services publics plus productifs.
Un emprunt obligatoire serait un moyen efficace 1) pour réduire la part de notre dette extérieure, 2) contribuer au remboursement de l’excès de dette afin de réduire le montant trop important du service de la dette, 3) financer les investissements matériels et immatériels de l’avenir et garantir la paix.
Mais il doit s’intégrer dans une stratégie d’ensemble et notamment par ce qui suit, une mobilisation de la force de travail.
2. Un emprunt du temps pour réamorcer le travail productif
Il est d’abord nécessaire de couper court à des discours humiliants et sots. Les Français travaillent ! [3]
Lorsque l’on dit qu’il paraît souhaitable de remettre notre pays au travail c’est une analyse statistique qui effectivement démontre que la population active n’est pas mobilisée à son potentiel. En France actuellement 1000 millions d’heures travaillées par semaine ; en Allemagne près de 750 millions de plus. Ceci en tenant compte naturellement de la population active et de la durée du travail.
Il existe donc une forme de responsabilité collective impliquant l’État, les entreprises et organismes de formation et de recrutement et les salariés afin de reconfigurer le marché de l’emploi. Redonner du cœur à l’ouvrage à la population active dans des conditions respectables au regard du droit social et permettre ainsi d’enclencher une nouvelle économie productive s’impose donc. La libération des forces de travail et d’innovation est la condition pour produire du neuf et d’accompagner les bifurcations nécessaires, ceci dans tous les domaines. Ce que nous appelons réindustrialisation concerne en premier le champ des ressources humaines et des travailleurs.
En résumé :
D’une part, le constat est sans appel : nous avons une population active qui diminue et qui est insuffisamment employée ou formée. Toute la chaine est concernée qui va de l’école maternelle aux dispositifs de formation initiale et continue.
D’autre part, le management est déficient dans les entreprises et les services publics : il s’agit d’abord de considérer les employés comme des humains qui sont détenteurs de droits et de devoirs, qui apportent des connaissances et des compétences, et ensuite d’être performant[4], par exemple de ne pas gaspiller ni le potentiel des agents ni le temps de travail dans des processus inefficients ou des réunions interminables et souvent non concluantes. La période de la Covid a mis en évidence et a accéléré nos insuffisances en termes d’organisation, de gouvernance et de management. Le sentiment de démission des travailleurs et la réalité d’un absentéisme structurel important découle en grande partie d’une perte d’engagement et de sens.
Enclencher une nouvelle dynamique
À tout demandeur d’emploi il faut offrir une activité, à tout retraité disponible il faut proposer une tâche. Actuellement 40 % des entrants dans la période de la retraite sont sans emploi. Est-ce normal ? Beaucoup de retraités travaillent ou souhaitent travailler ou encore contribuent à la vie d’associations d’utilité sociale incontestable. Pourquoi ne pas fédérer ces énergies au service de causes communes ?
Dans les maisons de retraite ou les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), sur la base du volontariat il est possible d’imaginer des solutions alternatives pour offrir des marges d’initiative aux personnes âgées afin qu’elles participent à l’animation de l’établissement.
Répétons-le, dire qu’il faut remettre la France au travail risque de paraître culpabilisant et réprobateur. Les managers ont une responsabilité importante pour mobiliser leurs équipes et développer des politiques de reconnaissance – qui ne passent pas toutes par la rémunération – ainsi que des politiques de la qualité. Les jeunes en particulier souhaitent travailler en harmonie avec leurs valeurs. Ils recherchent, souvent avec bonheur, l’alignement entre leurs valeurs personnelles et leurs missions professionnelles ; ce besoin de cohérence est une vraie boussole pour l’action managériale notamment en termes éthiques.
La crise du sens du travail incombe principalement aux managers. Des voix s’élèvent dans le monde patronal qui indiquent une prise de conscience pour diriger autrement. Citons Florent Menegaux, le directeur général de Michelin, Sylvain Breuzard, PDG du groupe Norsys et auteur du livre La Permaentreprise, ou encore dans le monde du management Isaac Getz, Frédéric Laloux, ou Jim Collins [5]et bien d’autres.
Comment changer ?
Dans le secteur public ou privé, gouvernance et management sont des facteurs clés pour porter cette révolution des mentalités. La formation professionnelle continue est également un axe primordial en particulier au niveau de la filière professionnelle plutôt qu’à celui de la branche.
Ainsi que je le développe dans La LOGOTIQUE, nous sommes à l’heure des filières, des réseaux d’entreprises, des networks d’organisations publiques et privées, qui cohabitent et font système pour des finalités communes [6]. De tels écosystèmes existent à des degrés divers d’aboutissement : il est certain que l’écosystème du transport aérien, de la défense, ou encore celui de la santé, de l’agroalimentaire, sont à cet égard emblématiques. Ils sont tout particulièrement adaptés pour une méthode ad hoc, une ingénierie de formation novatrice afin de déclencher des dynamiques.
Car plus que les branches professionnelles qui ont naturellement leur utilité pour appréhender les métiers et leurs connaissances spécifiques, les filières professionnelles s’inscrivent dans des réalités d’apprentissage, d’intelligence collective et de coopération. Ces filières sont véritablement des écosystèmes.
Comme l’indiquait Bernard Charles, pour former les gens, la notion de branche n’est plus adaptée aux schémas industriels pour être compétitif. « La filière c’est un mélange de compétences issues des branches » d’où peut surgir l’innovation. Le patron de Dassault système suggérait donc en 2019 au moment où le gouvernement réformait la formation professionnelle, de rediriger les dépenses de formation des branches vers les filières pour une plus grande performance économique [7].
Par ailleurs il est nécessaire de se remettre en question sur le management des transitions. Comme nous l’explicitons ci-après les trois lauréats du prix Nobel d’économie 2024, DaronAcemoğlu, Simon Johnson et James Robinson ont démontré que s’impose une très grande attention à la manière dont les disruptions et autres bifurcations devront être réalisées à l’avenir, à savoir en tenant compte de nos institutions sociales, démocratiques et civiques, particulièrement en construisant de nouvelles institutions en partant du bas et non du haut.
3- Un rendu à la nature et à l’humain
Ces deux prêtés sont des démarches individuelles ou d’entreprises et organismes particuliers. En retour c’est le collectif qui y gagne : une société plus décente et plus conviviale avec moins d’inégalité sociales.
En effet, n’est-il pas nécessaire de retrouver une société moins absurde et moins inconvenante ? Une société dans laquelle les personnes, alors plus engagées, trouvent leur chemin d’épanouissement et d’accomplissement ?
En contrepartie de ces deux efforts, de ces deux prêtés, préalablement exposés, vers la planète et vers l’humain, il est possible d’améliorer le bien commun et de réduire les inégalités. À cet égard Daron Acemoğlu, Simon Johnson et James A. Robinson contribuent à résoudre le problème ; comme l’indique l’économiste Philippe Waechter ils ont amélioré notre compréhension de la relation entre institutions et prospérité et ont renouvelé notre capacité à expliquer les vastes différences de richesse entre les pays [8].
Philippe Waechter souligne par exemple que, pour nos trois Nobel, les dirigeants ne devraient pas commettre lors de la reconstruction de l’Ukraine, les mêmes erreurs faites en Afghanistan. Si le pays veut prospérer après la fin de la guerre actuelle, il devra éviter une restauration par le haut des « institutions extractives » du passé et, au contraire, impliquer la société civile pour « construire de meilleures institutions » à partir de la base.
En effet les décideurs politiques ont eu des difficultés à comprendre le fonctionnement des institutions. Cela s’est notamment manifesté en Afghanistan. L’effondrement humiliant du pays et la prise de pouvoir des talibans après le retrait chaotique des États-Unis reflétaient l’idée erronée selon laquelle un « État fonctionnel » pouvait être « imposé d’en haut par des forces étrangères ». « Cette approche n’a aucun sens selon eux lorsque le point de départ est une société profondément hétérogène organisée autour de coutumes et de normes locales, où les institutions étatiques sont depuis longtemps absentes ou affaiblies ».
Acemoğlu et Johnson ont fait aussi valoir qu’une meilleure compréhension des institutions devrait également guider la politique américaine envers la Chine où l’essor de l’industrie semble être un parfait exemple de la célèbre loi de l’avantage comparatif de l’économiste David Ricardo. Toutefois soulignent-ils, la Chine a toujours dû cet avantage à des institutions répressives. Ainsi, loin d’améliorer la situation de tout le monde, comme le suppose la loi de Ricardo, la puissance économique de la Chine « menace la stabilité mondiale et les intérêts américains » ».
Ils ajoutent que les idées de Ricardo sont également pertinentes pour les débats sur l’intelligence artificielle. « Que les machines détruisent ou créent des emplois dépend de la manière dont nous les déployons et de ceux qui font ces choix ».
Trois principes devraient alors guider, selon eux, les décideurs politiques :
1- Des mesures doivent être mises en place pour aider ceux qui sont affectés négativement par la « destruction créatrice » qui accompagne le progrès technologique.
2- Nous ne devons pas supposer que « les perturbations sont inévitables ». Plutôt que de concevoir et de déployer l’IA « uniquement en pensant à l’automatisation, nous devrions exploiter son « immense potentiel pour rendre les travailleurs plus productifs ».
3- L’ère des innovateurs qui avancent vite et cassent des choses doit être derrière nous. Il est impératif que nous « accordions une plus grande attention à la manière dont la prochaine vague d’innovation disruptive pourrait affecter nos institutions sociales, démocratiques et civiques » [9].
A mes yeux ces enseignements sont riches de conséquences vertueuses si nous voulons bien les prendre en compte pour nos propres enjeux actuels en France et en Europe.
D’abord essayons d’éviter de passer d’une mode d’un instant à une autre. Écologie, Social, économie de guerre, sérieux budgétaire, sécurité et tout autre politique publique indispensable (Éducation, santé, transport et urbanisme) ; nous avons l’impression que, tour à tour, une priorité chasse l’autre. Mais gouverner c’est tout prendre en main, avec un même fil conducteur !
L’accélération de la transition écologique nécessite une forte hausse des investissements afin d’augmenter le nombre de logements rénovés de manière performante chaque année, de développer des modes de transport moins polluants (train, transports collectifs, vélo, petits véhicules électriques, etc…), de décarboner l’industrie ou d’encourager l’agroécologie.
Si la plupart des experts s’accordent sur cet ordre de grandeur, l’atteinte des objectifs climatiques nationaux demeure néanmoins difficile sans une hausse des financements publics dédiés.
Certes gouverner dans un pays divisé est particulièrement hardi et difficile. Cela l’est encore plus dans le contexte de la nécessité absolue de développer l’Union européenne ! Mais le recours à la seule éloquence qui en met plein la vue a ses limites. Il arrive un moment où il faut bien apporter des solutions et des résultats probants à l’action publique entreprise. Or nous sommes depuis trop longtemps en présence d’une crise de la volonté politique. Comment changer l’état d’esprit ?
D’abord faire l’effort d’admettre qu’il est devenu nécessaire de poser la question abruptement : le social ou les investissements pour la défense par exemple, planifier l’écologie ou réindustrialiser, autre exemple, est inapproprié et même contreproductif. L’approche ne peut être que systémique du fait des interactions avec au moins ces 6 instances suivantes :
Par conséquent, et c’est l’honneur du Politique (avec l’Éthique et l’Esthétique) de piloter les priorités, de formaliser des stratégies et, avant tout de définir un chemin visionnaire, avec conscience et constance.
Pour parvenir à ces fins, la recherche de la vérité est nécessaire. Et comme nous le savons, avec Bruno Latour il existe une vérité juridique, politique, scientifique, technique, religieuse, etc. [10]. Par conséquent sauf à consentir à cette période de post-vérité qui nous gangrène, nous devons nous engager dans un aggiornamento éducatif et sociétal pour mieux les comprendre et les articuler [11]. La meilleure façon de lutter contre les excès de la pensée woke, la cancel culture et tout autre simplisme et manipulations (fakes news) réside en effet dans l’éducation et la culture. On retrouvera cette idée dans le concept pertinent d’économie positive de Jacques Attali [12].
La construction de notre avenir en France et en Europe commence aujourd’hui mais il ne faut pas l’insulter en le réduisant à l’évitement, par ailleurs nécessaire, de la guerre. Ne jamais renoncer.
Francis Massé
Président de MDN Consultants
Source : EricBery / Shutterstock.com
[1] Cf. Jean-Pierre Dupuy Pour un catastrophisme éclairé.
[2] Le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz évalue ces besoins supplémentaires à 65 milliards d’euros par an à l’horizon 2030, à puiser auprès des acteurs publics (État, collectivités) et privés (entreprises, particuliers).
[3] On ne laissera pas dans l’ombre la question de l’absentéisme qui est problématique mais qui n’est pas centrale ici.
[4] Je ne laisse pas de côté l’intéressante proposition d’Oliver Hamant consistant à basculer de la notion de performance à celle de robustesse. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/questions-du-soir-l-idee/questions-du-soir-l-idee-emission-du-mercredi-13-novembre-2024-8366249
[5] Isaac Getz, Liberté &Cie : quand la liberté fait le succès des entreprises, Flammarion, 2016 ; Frédéric Laloux, Reinventing Organizations – vers des communautés de travail inspirés ; Diateineo, 2024 ; Jim Collins, De la performance à l’excellence – Devenir une entreprise leader. Pearson,2024.
[6] La Logotique, Francis Massé, L’Harmattan, 2023.
[7] Bernard Charlès directeur général Dassault Systèmes ; ITW BFM Business.
[8] https://www.linkedin.com/posts/philippe-waechter-17a0621b_les-lauréats-du-prix-nobel-contribuent-à-activity-7251815305574805505-SCUH?utm_source=share&utm_medium=member_ios
[9] Source: Project Syndicate Daron Acemoglu Simon Johnson James Robinson Lien https://bit.ly/3zYjkbY
[10]https://www.youtube.com/playlist?list=PLCwXWOyIR22s1ObpNtFuD4Ny6_paqLX5p
[11] https://www.revuepolitique.fr/2055-leducation-nationale-vers-son-futur
[12] https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/134000625.pdf