Comment la France et le monde occidental continuent-ils à parler de l’Afrique subsaharienne? Entre héritage colonial, paternalismes récurrents et transformations profondes du continent, le moment est venu de repenser ce discours à l’aune des réalités africaines d’aujourd’hui.
Victor Hugo et l’empreinte d’un discours colonial
Le 18 mai 1879, Victor Hugo prononçait à Paris un discours à l’occasion d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage. Ce discours sur l’Afrique, vivement salué par ses contemporains, exaltait la mission civilisatrice de l’Europe sur le continent africain, exprimant une vision aujourd’hui largement décriée: «L’Afrique n’a pas d’histoire», déclarait-il, la réduisant à «un monceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle» (Hugo, 1879, cité par Magnan, 2019). Pour Hugo, «le Blanc a fait du Noir un homme ; au XXe siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde». Si la tonalité humaniste de son discours visait à exalter la fin de l’esclavage, elle était fortement porteuse d’un imaginaire de domination, présentée comme outil de progrès et d’émancipation.
Cet imaginaire colonial persistant a maladroitement resurgi, plus d’un siècle plus tard, dans un discours écrit par Henri Guaino, prononcé à Dakar en 2007 par Nicolas Sarkozy: « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » La phrase fit scandale, car elle répétait, sous des habits nouveaux, l’idée que l’Afrique devrait être mise en mouvement par l’extérieur. Cette affirmation, niant les dynamiques historiques propres aux peuples africains, perpétue l’idée selon laquelle le continent attendrait son salut de l’extérieur. Ces visions, bien qu’historiquement situées, ont façonné un mythe occidental de l’Afrique, trop souvent perçue comme en attente, en retard, et non comme un acteur global à part entière.
L’Afrique n’est pas en dehors de l’histoire : elle l’écrit.
Décoloniser le regard : penser avec les penseurs africains
Cette perception biaisée se retrouve dans certains mécanismes d’aide au développement actuellement sous le feu de la critique tant aux États-Unis qu’en France. L’aide internationale, bien que nécessaire questionnable, car elle entrave parfois l’autonomie des nations bénéficiaires, les empêchant de développer leurs propres capacités institutionnelles et économiques (Amalvy, 2024, p. 225). En 1991, en suggérant que l’Afrique pourrait refuser le modèle occidental de développement, Axelle Kabou dénonçait cette vision d’une Afrique perçue comme incapable de prendre en main son propre destin (1991, p. 45). Achille Mbembé, il y a déjà 25 ans, appelait à une «sortie de la postcolonie», insistant sur la nécessité pour l’Afrique de se défaire des carcans hérités de la domination européenne (2000, p. 78).
Questionner le regard occidental sur l’Afrique et le rôle que cette dernière veut jouer sur la scène internationale devient donc un enjeu crucial. Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, offre une grille de lecture utile: il rappelle que l’identité se forge dans la reconnaissance mutuelle (1990, p. 124). Appliqué au monde diplomatique et à la géostratégie, cela suppose de considérer l’Afrique non plus comme une altérité radicale, mais comme un partenaire à part entière de la communauté internationale. Il s’agit de reconnaître l’autre, non comme un miroir de soi, mais comme un sujet autonome avec sa propre historicité.
L’avenir des relations entre l’Afrique et le monde exige ce regard réaliste équitable.
L’Afrique en mouvement : penser l’émancipation par l’action
Depuis le milieu des années 90, mon propre regard sur l’Afrique a été bouleversé au contact de nombreux acteurs du continent, et plus récemment grâce aux entrepreneurs de la tech, dans des hubs comme Kigali, Nairobi, Lagos ou Accra: ils incarnent une nouvelle Afrique, numérique, innovante, résiliente. Qu’il s’agisse de solutions de mobile money comme M-Pesa au Kenya, d’applications médicales comme Zipline au Rwanda ou de start-up agritech au Nigeria ou au Ghana, les innovations africaines répondent à des besoins locaux par des solutions globalement transposables. L’Afrique n’est pas un continent en attente de développement : elle innove, elle pense, elle agit.
Cette vitalité technologique s’accompagne d’un réveil académique et culturel. Des figures comme Felwine Sarr (philosophe et économiste) ou des institutions comme l’Université panafricaine de l’Union africaine redéfinissent les narratifs globaux. La demande de restitution des œuvres d’art africaines et la montée de l’afro-optimisme au sein de la jeunesse illustrent aussi cette captation de la parole: l’Afrique pense le monde, elle ne se pense plus seulement à travers les lunettes occidentales, et le soft power africain s’exerce désormais dans les arènes multilatérales (Amalvy, 2022).
Vers un nouveau multilatéralisme équilibré
La revendication d’un siège africain au Conseil de sécurité de l’ONU, exprimée notamment par Macky Sall lors de sa présidence de l’Union africaine, s’inscrit dans cette démarche d’affirmation. Le continent ne veut plus être consulté, il veut participer à la définition des règles. Cette dynamique se reflète aussi dans les négociations sur le climat, où la République du Congo, la RDC, le Gabon (entre autres) portent des initiatives sur l’économie verte et la gestion des forêts du bassin du Congo.
De plus, l’Afrique se repositionne stratégiquement dans ses relations extérieures : elle arbitre entre les influences occidentales, asiatiques, arabes ou russes, en évaluant les partenariats à l’aune de ses intérêts.
Cette multipolarité constitue une opportunité historique pour rompre avec la logique de subordination qui a trop longtemps caractérisé les rapports Nord-Sud.
Pour un changement de paradigme
L’heure n’est plus à la compassion ni à la morale, mais à la reconnaissance: reconnaître que l’Afrique n’est pas en dehors de l’histoire, mais qu’elle y participe activement; reconnaître que l’Afrique n’est pas un continent à développer, mais un espace d’expérimentations, de savoirs et d’initiatives qui interpellent nos modèles; reconnaître que l’Afrique ne se pense plus depuis Paris, Londres ou Washington, mais bien depuis Abidjan, Lagos, Dakar, Addis-Abeba ou Johannesburg.
Changer de discours, c’est d’abord changer de posture: cela signifie écouter, apprendre, collaborer sur un pied d’égalité. Cela exige un regard décentré, nourri de lectures africaines, d’expériences partagées et d’engagements réciproques.
Richard Amalvy
Références
- Amalvy, Richard. Apports et limites de la solidarité internationale en Afrique subsaharienne, avril 2024, p. 221-230 in Revue Politique et Parlementaire, Afrique des indépendances à la souveraineté, hors-série.
- Amalvy, Richard. Afrique et soft power : qui est le maître du jeu ?, In Revue Politique et Parlementaire, Mythes et réalités, le vrai pouvoir du soft power, décembre 2022, p. 137-144.
- Hugo, Victor. Discours sur l’Afrique, 18 mai 1879, cité par Magnan, Pierre. « Quand Victor Hugo défendait la colonisation de l’Afrique », France Info, 2019.
- Kabou, Axelle. Et si l’Afrique refusait le développement ?, L’Harmattan, 1991.
- Mbembé, Achille. De la postcolonie, Karthala, 2000.
- Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
- Mabanckou, Alain. Le sanglot de l’homme noir, Fayard, 2012.
- Sarr, Felwine. Afrotopia, Philippe Rey, 2016.
- Discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, 26 juillet 2007.