Dans cet entretien avec Franck Renucci, le sociologue Dominique Wolton propose de penser la communication en explorant simultanément ses trois dimensions : communication, incommunication et acommunication.
La communication est pour Wolton un idéal humaniste et démocratique. Elle repose sur le dialogue, l’échange, la reconnaissance de l’autre. Elle est omniprésente dans nos vies, mais rarement pensée de manière approfondie. Malgré son importance vitale, la communication est valorisée en tant qu’aspiration, mais elle reste un impensé théorique. Trop souvent confondue avec l’information, ou accusée de manipulation, elle est réduite à une pratique qui ne mérite pas d’être approfondie sur un plan conceptuel, comme l’est l’information. « Peut-être est-ce parce que la communication est toujours plus compliquée que l’information qu’elle est simplifiée ou caricaturée » – pense Dominique Wolton.
L’incommunication, c’est la découverte de l’altérité qui conduit à la nécessité de négocier, de confronter les différences de perceptions, de points de vue et de valeurs, ce qui peut faire apparaître les désaccords, et mettre en évidence la difficulté de se comprendre. Elle est le quotidien des interactions humaines. On parle sans se comprendre, on partage des mots mais pas les mêmes significations. Pourtant, même dans la tension, un lien reste possible. L’incommunication nécessite une négociation constante, fondée sur le respect et la volonté de trouver un terrain commun. C’est la raison pour laquelle l’incommunication est féconde et peut être un facteur de meilleure compréhension, car si la négociation réussit, on peut espérer une cohabitation.
Elle est en cela une composante essentielle de la démocratie, qui suppose la gestion des différends dans un cadre de coexistence. Si en revanche elle échoue, on glisse vers l’acommunication.
L’acommunication désigne une rupture entre l’émetteur, le message et le récepteur, c’est l’incommunication qui se durcit et qui conduit à l’impossibilité totale de dialoguer. Il ne s’agit plus d’un désaccord, mais d’un refus pur et simple de l’autre. Les ponts sont rompus, les repères symboliques et culturels s’effondrent. L’acommunication engendre le silence, car on ne trouve plus de mots qui puissent convenir. Le stade suivant c’est la violence, ou la haine qui ne permettent aucune négociation ni cohabitation. L’acommunication est, selon Wolton, une menace majeure pour la démocratie, car elle met fin à toute possibilité de négociation ou de reconnaissance mutuelle. » Dans l’acommunication, il n’y a plus de désaccord assumé, seulement des rapports de force et le poids de l’altérité ». C’est cette radicalité de l’acommunication qui intéressa particulièrement le sociologue qui y voit la mesure du défi que constitue la communication : basée sur la volonté d’essayer de se comprendre, mais qui accepte aussi le risque de rupture qui peut conduire au vide, à l’échec.
« Avec ces trois mots, j’essaie de montrer la progression vers le tragique, avec le passage de la communication à l’incommunication, puis à l’acommunication. Ni la culture, ni l’intelligence, ni l’histoire ne suffisent à juguler le risque de ce glissement » – conclut Wolton.
On ne peut pas ne pas lui donner raison dans le contexte actuel des relations internationales.
Wolton s’interroge enfin sur les effets de la communication technique : Internet, réseaux sociaux, messageries instantanées. Ces technologies produisent une interactivité sans précédent, mais ne garantissent en rien l’intercompréhension. L’interactivité concerne les machines, non les êtres humains. La confusion entre performance technique et lien humain est une illusion dangereuse. La vitesse d’échange ne remplace ni le dialogue, ni le respect, ni la lente construction du sens. « C’est ce qui m’obsède dans mes recherches sur la communication depuis quarante ans : ce qui a été un des plus grands idéaux de la liberté de conscience, de parole, d’émancipation depuis le XVIe siècle peut devenir, dans un monde ouvert et interactif, un facteur d’acommunication » – fait remarquer l’auteur.
En conclusion, Dominique Wolton appelle à repenser la communication comme une pratique politique et anthropologique, fondée sur la lenteur, la négociation, et la reconnaissance de l’altérité. Face aux dérives de l’information et aux dangers de l’acommunication, il nous invite à défendre une conception exigeante, mais essentielle, du lien social et démocratique.
Dominique Wolton
Franck Renucci
Entretien publié par la Revue Hermès, n°84, 2019