Tandis que les parlementaires s’écharpent et se divisent sur la réforme des retraites, les niches fiscales ou encore la taxe sur les holdings, il est un enjeu peu discuté dans l’hémicycle et pourtant existentiel. Un enjeu qui pourrait même justifier à lui seul une alliance entre partis républicains jusqu’en 2027 : le réarmement de la nation. Alors que Vladimir Poutine nous a brutalement sorti, en février 2022, de la douce mais trompeuse léthargie nourrie par l’illusion d’une fin de l’Histoire, force est de constater que la paix est plus que jamais sur le fil du rasoir.
L’Europe est déjà pleinement touchée par une guerre hybride intense, menée par Moscou et Pékin. Cette confrontation sous le seuil du conflit armé se matérialise par des cyberattaques, des ingérences informationnelles, des sabotages, qui coûtent des milliards chaque année, paralysent nos services publics et aseptisent nos industries.
Il se pourrait que ces agressions insidieuses mais quotidiennes soient le prélude à un conflit bien réel : de nombreux services de renseignement prédisent une agression militaire russe – potentiellement soutenue par ses alliés (Chine, Corée du Nord, Iran) – d’ici à 2030. Lundi 13 octobre, ce sont les services allemands qui ont alerté sur le risque d’un « conflit militaire direct avec l’Otan » avant 2029. Mardi 22 octobre, le nouveau chef d’état-major des armées, le général Fabien Mandon, a rappelé, devant la commission Défense de l’Assemblée, que l’armée française doit être prête à un « choc » avec la Russie d’ici trois ou quatre ans.
Face à ce risque existentiel, il serait catastrophique de sacrifier l’effort de réarmement timidement entamé depuis 2018 (mais stable depuis 2020, à 2 % du PIB) sur l’autel des ambitions électorales pour 2027. Les dépenses militaires ne peuvent se comprendre que sur le moyen et le long terme : renoncer à une dépense une année donnée n’est pas un simple report, mais une perte durable de capacité opérationnelle.
En effet, les armées n’ont de valeur que d’hommes et de machines ; l’entraînement des soldats et l’investissement dans un matériel de pointe sont les clefs de la supériorité tactique. Mais cela nécessite une hausse régulière et planifiée (par la loi de programmation militaire) des dépenses pour assurer la solde des nouvelles recrues, financer les dépenses de recherche et développement indispensables pour acquérir la supériorité technologique, ou encore apporter des garanties aux industriels par des contrats de long terme, afin d’inciter ces derniers à investir. En outre, il ne s’agit pas seulement de renforcer les unités de combat, mais d’accroître plus largement les dépenses de sécurité, telles que la cyberdéfense, la lutte anti-drone ou encore la détection des ingérences informationnelles.
Nous sommes encore loin de l’engagement pris lors du sommet de l’OTAN, les 24 et 25 juin 2025 à la Haye, de porter nos dépenses de défense à 3,5 % du PIB à l’horizon de 2035 (et, plus largement, nos dépenses de sécurité – incluant à la cybersécurité par exemple – à 5 %). La loi de programmation militaire (LPM) prévoit une hausse annuelle de 3,2 milliards d’euros sur la période 2024-2030, pour porter le budget de la défense à 2,3 % du PIB en fin de période. Le budget pour 2026 comprend, en sus des 3,2 milliards, une rallonge supplémentaire de 3,5 milliards pour atteindre l’objectif de 3,5 % de 2035. Ce budget, salutaire pour permettre aux forces armées de conserver leur avance technologique, est pourtant fragile.
En effet, malgré l’échec des motions de censure, le Gouvernement Lecornu 2 vit sous une épée de Damoclès : le soutien des partis n’ayant pas voté les motions de censure peut, à tout moment, devenir l’objet d’un chantage pour obtenir des arbitrages à visée électoraliste, au détriment des dépenses de défense. À l’approche de 2027, les partis montrent qu’ils n’ont que pour seule boussole d’obtenir gain de cause sur des mesures populaires, voire populistes, susceptibles de leur offrir un avantage immédiat dans les enquêtes d’opinion. Investir dans les armées n’est pas catalyseur de voix, car les citoyens n’en voient pas le fruit au quotidien. En servant leurs intérêts de court terme, en se refusant à former une coalition large et un Gouvernement fort et durable, les partis obèrent le réarmement de la France.
Qu’avons-nous appris des vicissitudes de la 3e République à la veille de la Seconde Guerre mondiale ? Dans L’Étrange défaite, Marc Bloch regrettait que « nos assemblées nous [aient], incontestablement, mal préparés à la guerre » et qu’elles n’aient pas agi « plus à temps, pour les avions et les chars », à une époque où les parlementaires « ne réussissaient pas, le plus souvent à décider de qui serait au pouvoir ».
Les députés sauront-ils tirer les leçons de l’Histoire, et se hisser au-dessus des luttes partisanes pour soutenir un Gouvernement d’intérêt général apte à préparer la France aux crises ?
Cyprien Ronze-Spilliaert
Chercheur associé à l’Institut Thomas More et au Centre de recherche de la Gendarmerie nationale
Enseignant à l’Université Paris-Dauphine















