Dans cet entretien conduit par Arnaud Benedetti, Philippe Bilger nous livre une réflexion lucide et engagée sur les rapports entre justice, médias, féminisme et démocratie.
Le magistrat honoraire revient sur les motivations de son dernier ouvrage Me Too Much et plaide pour un équilibre juste entre la protection des victimes et le respect de la présomption d’innocence.
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Comment est venue l’idée de ce livre et pourquoi ce choix ?
L’idée de ce livre m’est venue par hasard au cours du mois de juillet 2024. D’abord une envie d’écrire, qui n’était pas assez satisfaite par la rédaction de billets sur mon blog « Justice au singulier ». Ensuite la volonté, sans doute, d’exprimer dans le détail ce que je ne pouvais développer sur les plateaux médiatiques. La plupart du temps en effet, sur MeToo, j’étais confronté à des points de vue – je pense notamment à celui de l’excellente Elisabeth Lévy – qui me conduisaient plutôt à défendre ce mouvement sans la moindre nuance ni crainte pour son développement futur. Aussi, quand j’ai commencé à écrire mon livre, j’ai vu la possibilité, en quelque sorte d’abord pour moi-même, de mettre au clair mes idées sur ce que je pensais véritablement de ce mouvement, de ses ombres réelles ou possibles mais aussi de ses lumières incontestables. Lorsque je l’ai terminé, en totale sincérité je n’imaginais pas un jour sa publication ! Mais le hasard fait parfois bien les choses en matière éditoriale. J’ai rencontré les deux responsables des éditions Héliopoles, Zoé Leroy et Christophe Brunet, et ce fut un bonheur pour moi de les voir agréer mon petit ouvrage dans un climat de dialogue libre et stimulant, vite devenu amical. Le titre du livre est dû d’ailleurs à Zoé Leroy et le point d’interrogation résultait de la demande des commerciaux intéressés mais soucieux d’enlever au titre son caractère trop affirmatif.
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MeToo dont vous soulignez les risques n’est-il pas aussi un moment par lequel il fallait passer ?
Vous avez totalement raison. J’ai voulu à toute force introduire dans ce débat sur MeToo de la nuance, de la complexité, je l’espère de la finesse, en tout cas tenir bon à la fois dans la validation de ce mouvement dont les principes, à l’origine, étaient on ne peut plus légitimes et salutaires et dans la dénonciation de ses excès, de ses outrances, dus en grande partie au trop long cavalier seul d’une révolte féministe qui n’est plus capable de mesurer combien elle a pu devenir totalitaire, ici ou là, briser des destinées professionnelles et humaines avant l’heure et mettre à mal la présomption d’innocence. Soit dans le registre judiciaire soit dans le cloaque des réseaux sociaux où la culpabilité par dénonciation prospérait de telle manière que les mis en cause étaient stigmatisés à cause de leur silence ou en raison de leurs protestations d’innocence, non seulement jamais écoutées mais perçues comme insupportables. L’Etat de droit n’était plus le souci – l’avait-il d’ailleurs jamais été ? – de ce mouvement devenu extrémiste et intégriste. Le pire exemple de cette dérive était donné par la mise en pièces de la notion de prescription. Celle-ci est une sauvegarde pour une justice qui ne saurait plus être équitable et équilibrée quand elle est saisie de faits trop anciens pour qu’on puisse espérer une vision approfondie. On a vu malheureusement à quel point la prescription s’est dégradée de protection en scandale. Combien de mis en cause sur lesquels on ne pouvait plus instruire à cause d’elle ont été en quelque sorte dénoncés. Comme s’ils avaient créé ce dont naturellement ils avaient le droit de bénéficier et qu’ils étaient coupables de leur immunité. MeToo s’est mué, pour certaines causes et à l’égard de quelques personnalités, en une chasse à l’homme. Dès lors que célèbre, riche, privilégié, trop connu pour être honnête, avec un passé sans doute pas irréprochable, il se trouvait naturellement ciblé, dans le collimateur d’un extrémisme vindicatif, forcément acceptable puisqu’il était féministe et porté par le vent d’un apparent progrès.
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Comment concilier selon vous la protection des femmes et se garder des logiques délatrices pouvant mettre à mal la présomption d’innocence ?
Il suffit simplement – mais ce n’est pas une mince affaire ! – de traiter ces accusations de la manière la plus ordinaire possible. En acceptant de les passer au filtre de l’équité, de la lucidité et de de l’impartialité. En n’apposant pas sur elles, d’emblée, une présomption de culpabilité qui vicie le processus judiciaire si la justice est saisie, ou alors multiplie la gangrène des réseaux sociaux si la personne mise en cause, bénéficiant de la prescription, est incriminée. Comme si la moindre défense de sa part était illégitime. Comme si sa mise au pilori n’était que la juste sanction résultant d’une situation qui avait interdit de la condamner judiciairement. Autrement dit, le risque de ce mouvement entraîné par son vertige et sa puissance est de faire fi de tout avec cette unique conclusion : la culpabilité partout, la présomption d’innocence nulle part. Et l’innocence elle-même encore moins acceptable : comme une provocation par rapport à une lutte forcément salutaire. Peu importe les dégâts périphériques causés dans les vies et les professions par cet acharnement persuadé que questionner son fonctionnement était déjà passer du mauvais côté de la morale et du progrès !
Toute dénonciation par une femme n’est pas infaillible. Elle doit être scrutée dans sa validité, sa plausibilité et celui qu’elle incrimine a le droit de contredire sans que sa résistance soit perçue comme un signe supplémentaire de culpabilité. C’est en respectant ces règles que MeToo sauvera sa pureté d’origine et continuera à défier les odieux rapports de force et de pouvoir entraînant des dépendances délictuelles ou criminelles, ou seulement des offenses à la délicatesse et à la tenue. Un homme doit savoir « s’empêcher ».
Et tout ne doit pas être mis sur le même plan. Du mot au geste. De l’attouchement à l’agression. De l’agression au viol.
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Pourquoi ce choix d’un avocat ?
Parce que, si je n’avais pas choisi de faire monologuer un avocat célèbre n’ayant pas toujours eu un comportement exemplaire et craignant d’être ciblé par Mediapart, je n’aurais pas pu, de manière plausible, développer un certain nombre de considérations sur les plans intime, familial, professionnel, judiciaire et médiatique. C’est seulement par cette entremise que je pouvais m’offrir l’opportunité d’un monologue sincère, profond, sans complaisance, critique et totalement libre dans son expression. Ce n’est pas lâcheté de ma part que de ne m’être pas pris comme protagoniste. Et d’abord parce que j’échappe aux angoisses de mon héros sur mon comportement personnel ! Ensuite cela aurait donné à mon propos un tour narcissique voire exhibitionniste plus déplaisant que créatif. Enfin j’ose dire que mon personnage m’a comblé : il n’a rien oublié de ce que je voulais lui faire dire !
Philippe Bilger
Magistrat honoraire, président de l’Institut de la parole
Propos recueillis par Arnaud Benedetti