« Élections européennes, leçons européennes », « les européennes n’ont jamais eu de conséquences politiques nationales », « le Rassemblement national était déjà haut en 2019 », « l’Euro de football est dans quelques jours, les Français ont déjà la tête ailleurs », ou encore « l’essentiel est maintenant de réussir les Jeux qui sont le grand rendez-vous de l’année pour notre pays ». Voici ce qu’on entend depuis quelques jours dans les couloirs du pouvoir. Les caciques de la majorité, ses porte-parole officiels et officieux, distillent déjà les éléments de langage auprès de la presse, afin d’amortir le choc politique que va constituer le résultat du 9 juin prochain.
Celui-ci s’annonce pourtant catastrophique, tant pour la liste de la majorité présidentielle, conduite par Valérie Hayer, que pour notre pays, qui risque de se trouver dans une position de faiblesse inédite. Si l’on peut comprendre la volonté du Président et de son gouvernement de tourner la page, de vite passer à autre chose, on peut penser, comme Walter Benjamin en son temps, « que « les choses continuent comme avant » : voilà la catastrophe. »
Il est toujours difficile de prévoir un résultat électoral, qui réserve toujours son lot de surprises, surtout quand il s’agit des élections européennes, un scrutin avec une faible participation (50% en moyenne), pour lequel une grande partie des électeurs décide de leur vote au cours des derniers jours de la campagne. Les sondages nous donnent cependant une bonne indication du rapport de force actuel et des dynamiques en cours. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la photographie des résultats ne sera pas banale.
Pour la liste de la majorité, si ce n’est pas encore Waterloo, c’est sans doute la Berezina qui se profile. Avec une quinzaine de points, la liste de la majorité présidentielle risque de faire plus de sept points de moins qu’en 2019, faire moins de la moitié du score de liste du Rassemblement national, et peut être même être dépassée par la liste socialiste.
Pour la gauche, le rapport de force de 2022 va être totalement chamboulé. Les socialistes vont revenir par miracle dans le jeu politique en doublant leur score des dernières européennes, et en multipliant par six ou sept le score d’Anne Hidalgo à la présidentielle. En termes de remontada, on n’a rarement fait mieux. Les Insoumis vont retrouver leur étiage de 2019, après la spectaculaire poussée de 2022. Les Ecologistes vont enfin faire un score inédit, qui sera certes sans doute plus élevé que celui de Jadot à la présidentielle, mais probablement deux fois inférieur à celui de 2019.
Il est même possible qu’ils récoltent moins de 5% et soient ainsi privés de députés européens, pour la première fois depuis 1994.
Pour l’extrême droite enfin, avec une liste du Rassemblement national partie pour récolter dix points de plus qu’en 2019, avec un score au-delà des 30%, soit le meilleur score pour une liste européenne en France depuis 1984, quand la liste conduite par Simone Veil avait dépassé les 40%. Aux voix du RN, il faudra ajouter celles de Reconquête, pour avoir une idée du poids de l’extrême-droite en France, qui dépassera sans doute les 40%. Ainsi, la France sera probablement un des pays d’Europe où l’extrême droite réalise ses plus gros scores.
Qui peut croire que ces résultats sont anodins ? Les conséquences seront majeures, tant au niveau national qu’aux niveaux européen et international.
Au niveau national, le scrutin viendra prolonger le lent processus d’affaiblissement du capital politique de la majorité présidentielle, après un recul à la présidentielle (58% au second tour en 2022 contre 66% en 2017) et aux législatives (38% en 2022 contre 49% en 2017). Les oppositions se sentiront ragaillardies et n’auront que peu d’intérêt à faciliter la vie du Président et du gouvernement, en nouant des accords politiques en vue de faire voter des lois au Parlement.
Même s’ils sont mal en point, on imagine mal Les Républicains nouer un accord de gouvernement, car on a rarement vu des naufragés se battre pour monter à bord d’un bateau qui coule. Au sein de la majorité, la guerre de succession commencera rapidement, ce qui ne favorisera la conduite du pays et risque de créer un climat délétère, à l’instar de ce que vécurent Mitterrand et Chirac à la fin de leur second mandat.
Au niveau européen, la France risque d’avoir bien du mal à peser efficacement dans les négociations pour la constitution de Commission européenne. Lors du précédent scrutin, Emmanuel Macron bénéficiait toujours de l’aura de son élection de 2017 et de ses premiers pas sur la scène internationale, quand sa jeunesse et son audace impressionnaient encore. Les députés de la majorité appartenaient alors au groupe Renew, qui comptait un bon nombre de députés et s’était retrouvé dans la position de faiseur de roi. Cela avait été fatal à Manfred Weber, qui aurait dû devenir Président de la Commission, car son parti, le PPE, était arrivé en tête.
Il n’en fut rien, et Emmanuel Macron parvint à obtenir qu’Ursula von der Leyen soit désignée. Une fois la Commission recomposée, la France manquera de députés au sein des groupes politiques les plus importants pour peser efficacement au Parlement européen.
Au niveau international enfin, l’image de la France va se retrouver durement abimée. Quelle sera la crédibilité de notre pays pour porter un message de paix en Ukraine quand le parti majoritaire politiquement dans le pays est un allié historique de la Russie ? Comment tenir notre ligne historique d’une diplomatie multilatérale quand les nationalistes dominent le champ hexagonal ?
Qui nous prendra au sérieux quand nous voudrons défendre notre attachement aux droits de l’homme et à l’universalisme ?
Le devoir de nos dirigeants est de se préparer au pire, de regarder la vérité en face et de prendre leurs responsabilités. Ce moment démocratique s’exerce dans un contexte sociétal qui favorise le repli sur soi et la radicalité. Ces élections ne sont pas simplement un indicateur de préférences politiques éphémères, mais bien un miroir des changements profonds qui traversent notre société. A défaut d’avoir su faire barrage à un parti-Coca Cola, nourri par l’addiction à la simplicité et à l’excitation, les partis encore attachés à la cohésion nationale doivent entrer en ordre de bataille et combattre le fascisme avec ses propres armes : insuffler l’assurance chez les citoyens que ces derniers sont considérés et respectés dans leurs droits.
Gaspard Gantzer