L’humanité est aujourd’hui confrontée à une crise environnementale sévère. Crise que sa réussite même a engendrée. L’espèce humaine est en effet une espèce qui a réussi. Son extraordinaire capacité à produire, à conserver, à diffuser, à exploiter et à transmettre la connaissance lui a permis de constituer, au fil des millénaires, une société de la connaissance capable de générer de considérables richesses, de multiplier ses pouvoirs et de connaître une formidable croissance quantitative et qualitative. Grâce à ses moyens chaque jour accrus, elle a pu atteindre 8 Milliards d’individus en quelques décennies ( 2 Milliards en 1950 ) et développer une société de consommation qui concerne désormais presque toutes les régions du monde et presque toutes les populations. Mais c’est cette réussite même qui pose aujourd’hui problème parce que la pression anthropique que l’humanité exerce sur tous les éléments constitutifs de son environnement est devenue extrême et peut porter atteinte à son existence même.
La prise de conscience de ce retournement de situation ne s’est effectuée que progressivement au cours des années récentes et elle est encore contestée par beaucoup. Elle nécessite à l’évidence une démarche collective mobilisant tous les acteurs mondiaux parce qu’il s’agit des comportements, des modes de vie et des développements de toutes les populations du globe, dans un monde désormais unifié à la vitesse des communications électroniques. Lorsqu’il s’agit de climat, d’océan, de biodiversité, de gestion du développement, toute l’humanité est concernée même si les différentes régions du monde sont diversement affectées par les évolutions en cours et les risques qu’elles comportent.
Or, cette nécessité d’une approche collective telle qu’engagée par l’ONU autour des Objectifs du développement durable, par le dispositif des COP, même si elle est toujours affichée, est aujourd’hui complètement remise en cause par une nouvelle explosion de l’affrontement des nationalismes, des identitarismes et des impérialismes.
Le défi majeur aujourd’hui est, en effet, le défi géopolitique, l’affrontement renouvelé des empires.
Le défi environnemental et le défi technologique lui sont désormais totalement subordonnés.
Alors qu’il faudrait, plus que jamais, une gouvernance unifiée du monde pour traiter les problèmes communs à l’ensemble de l’humanité et construire son développement durable, c’est la division et l’affrontement qui sont désormais à l’ordre du jour. Les affirmations nationalistes et identitaristes se multiplient et trois grands empires réaffichent ostensiblement leurs ambitions de puissance. L’empire russe, l’empire chinois et l’empire états-unien engagent leurs formidables moyens respectifs dans une guerre qui ne se dissimule plus. La confrontation militaire directe est d’ores et déjà ouverte par l’agression russe contre l’Ukraine. Elle s’accompagne, dans tous les pays, d’une énorme augmentation des dépenses militaires et de la multiplication des nouveaux armements. Mais cette guerre se développe également sous de nombreux autres aspects, guerre électronique, guerre des réseaux, guerre de la communication et, évidemment, guerre économique dont on voit tous les jours se multiplier les manifestations en matière commerciale, industrielle, normative et fiscale. Les autres pays du monde, non organisés en puissances impériales, et notamment l’Europe, se trouvent désarçonnés par cette situation nouvelle dans laquelle le nouveau président états-uniens est entré de plain-pied. Le 47e président des États-unis bouleverse, en effet, le paysage géopolitique en détruisant l’opposition traditionnelle entre le bloc des pays de démocratie libérale et le bloc des pays autoritaires. Il affiche une volonté impérialiste totalement indifférente à la défense des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme et totalement étrangère aux objectifs du développement durable. Il quitte de multiples instances internationales, arrête l’aide américaine au développement et sort de l’accord de Paris sur le climat. L’intérêt général planétaire lui est totalement étranger. La seule chose qui importe est d’imposer la puissance des États-Unis d’Amérique et notamment sa puissance techno-scientifique.
Le substrat de toutes ces formes de l’affrontement ce sont, en effet, les technosciences qui constituent désormais l’élément central de la confrontation .
Les capacités scientifiques nécessaires à l’analyse et à la compréhension des phénomènes et de leurs évolutions et les moyens technologiques indispensables pour apporter des réponses efficaces aux besoins des populations en respectant les biens communs environnementaux sont désormais mobilisés au service des intérêts nationaux dans une logique de compétition et même, tout simplement, de guerre.
Depuis longtemps, les technosciences ont été au service de la puissance et de la guerre. Elles ne se sont jamais tant développées qu’à l’occasion de conflits. L’évolution de l’aviation entre 1914 et 1918 en offre un exemple saisissant tout comme, évidement, le nucléaire militaire pendant la seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, l’enjeu central de la puissance est la maîtrise des technosciences qui déterminent tant la capacité économique que la capacité militaire et qui sont mises à son service. IL s’agit de mobiliser le plus de moyens possibles pour les investissements scientifico-techniques, s’accaparer le plus possible de ressources énergétiques et de minerais et rassembler le plus grand nombre de compétences par un « braindrain » mondial.
La compétition entre les trois empires est, à cet égard, totale, dans tous les domaines clés du front de la science et des techniques : intelligence artificielle évidemment qui peut être mise au service de tous les secteurs, des sciences exactes comme des SHS, physique quantique, fusion nucléaire, biotechnologies…. Toutes sont déclinées dans le domaine militaire, avec la nouvelle guerre des drones qui connait un développement fulgurant en quelques années, les missiles hypersoniques affrontés aux nouveaux « dômes de fer », avatars contemporains de la balle et de la cuirasse, de l’obus et du blindage, et la guerre spatiale désormais bien engagée. Celui qui maîtrisera l’IA dominera le monde disait Vladimir Poutine en 2017….
Les oligarchies des trois empires affichent les mêmes objectifs de puissance et de domination, avec des degrés d’opacité divers. Par-delà les différences de systèmes, les oligarchies qui dominent les trois grandes puissances impériales ont exactement le même objectif. Oligarchie militaro-industrielle russe, oligarchie politico-technologique chinoise, organisée et structurée, de longue date, par le PCC pour une domination mondiale en 2049, oligarchie des GAFAM états-uniens qui cultivent des ambitions transhumanistes reléguant les valeurs démocratiques et les préoccupations environnementales au rang des accessoires. Il s’agit, pour certains, d’un véritable projet de civilisation technoscientifique, d’un technocésarisme qui mêle étroitement intérêts privés et puissance publique. Ainsi voit-on des domaines traditionnellement de la compétence exclusive de l’Etat passer entre les mains d’entrepreneurs privés : la monnaie, avec l’explosion des crypto-monnaies, l’activité spatiale avec des objectifs affichés de conquête martienne, la sécurité, les activités de recherche fondamentale. Une liberté absolue de création et d’innovation est revendiquée, or de toutes réglementations et même de tout contrôle démocratique notamment sur les questions environnementales, mais en osmose complète avec la puissance publique et ses moyens régaliens. Ce techno-césarisme est à l’œuvre, de longue date, dans le complexe militaro-industriel russe directement issu de la dictature stalinienne, il est au fondement du développement fulgurant de la Chine communiste au cours des dernières décennies et il est désormais au pouvoir aux Etats-Unis d’Amérique avec le « modèle numérique techno-libertaire » ( Anu Bradford ) que met en place le nouveau président.
Construire la paix dans l’esprit des hommes par l’éducation, la science et la culture. Telle est la devise et l’ambition de l’UNESCO, l’une des grandes institutions spécialisées de l’Organisation des nations unies. Il s’agissait bien, lors de la création de cette institution spécialisée de l’Organisation des nations unies, de mobiliser l’éducation, la science et la culture pour un développement harmonieux et pacifique de l’ensemble de l’humanité dans une logique universaliste et pacifique et de s’inscrire définitivement contre la division et l’affrontement qui avaient conduit à la tragédie de la seconde guerre mondiale.
Les évolutions actuelles sont aux antipodes de cet objectif et l’Union européenne, toujours porteuse de ces valeurs, est en position de faiblesse pour continuer à les défendre.
Comme après les guerres mondiales, il faudra à nouveau remettre l’ouvrage sur le métier pour que la Science et les Technologies soient effectivement mises au service d’un développement harmonieux de l’humanité.
Jean-François CERVEL
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