De l’avis de cet homme politique d’expérience, l’échiquier politique est en pleine recomposition et la situation actuelle est l’effet du séisme politique du centrisme de 2017. « Les Français qui ne veulent ni de la gauche ni de l’extrême gauche devront choisir entre les valeurs de l’extrême droite, celles d’une droite dispersée et divisée et celles d’un centre aux multiples facettes », résume-t-il. Entretien sur les enjeux de cette dispersion en question.
Revue politique et parlementaire – Avez- vous rencontré dans votre carrière une évolution dans les « valeurs » de la droite ?
Philippe Bas – Oui, certainement. Après le traumatisme de la victoire de François Mitterrand en 1981 et jusqu’en 2002, la droite a réussi à s’organiser autour de deux familles politiques, le RPR et l’UDF, liées entre elles par un accord électoral et un programme politique inspiré de leurs valeurs communes. Ce programme a été mis en œuvre par trois gouvernements dont le Premier ministre était issu du RPR (Chirac en 1986, Balladur en 1993, Juppé en 1995).
Une compétition avait lieu, d’une part pour l’élection présidentielle, (Chirac-Barre en 1988 ; Chirac- Balladur en 1995, à l’intérieur de la même formation politique cette fois ; Chirac- Bayrou-Madelin en 2002) et, d’autre part, dans un certain nombre de circonscriptions pour lesquelles un accord n’avait pas été trouvé par les deux formations au niveau national. Mais le rapprochement continu des positions de fond de ces deux formations a permis en 2002, après la victoire de Jacques Chirac sur Jean-Marie Le Pen, de regrouper au sein de l’UMP gaullistes, libéraux, indépendants, radicaux et démocrates-chrétiens.
Cette union organique de la droite et du centre reposait sur un accord général : l’économie de marché régulée, l’Europe, le modèle social solidaire, la réforme des retraites, la maîtrise de l’immigration irrégulière, la lutte contre l’assistanat, la valeur travail, la décentralisation, la lutte contre l’insécurité, le nucléaire, la maîtrise des déficits, la politique de l’offre et la baisse des impôts… Et cette unité laissait de côté une extrême droite dépourvue de représentation parlementaire.
Un peu plus de vingt ans plus tard, un centrisme indépendant mais éclaté s’est affirmé et l’UMP s’est transformée en LR, tandis que l’extrême droite est devenue la première force politique d’une Assemblée nationale dispersée.
Le pacte fondateur de l’UMP a donc vécu, ne laissant derrière lui que la division, aujourd’hui laborieusement surmontée par l’émergence d’un « socle commun » en soutien d’un gouvernement minoritaire. Mais de ce fait, des valeurs communes à la droite et au centre peuvent de nouveau s’exprimer. À défaut, les Français qui ne veulent ni de la gauche ni de l’extrême gauche devront choisir entre les valeurs de l’extrême droite, celles d’une droite dispersée et divisée et celles d’un centre aux multiples facettes.
RPP – Y a-t-il une droite de gouvernement et une droite d’opposition ?
Philippe Bas – Il y a surtout une droite restée trop longtemps dans l’opposition !
Elle s’est parfois réfugiée confortablement dans des solutions toutes faites, des fanfaronnades et quelques utopies.
Après avoir été écartée du pouvoir pendant douze ans, ayant atteint son étiage historique le plus bas dans sa représentation à l’Assemblée nationale en 2024, la droite républicaine accède paradoxalement de nouveau aux responsabilités gouvernementales autour de Michel Barnier, pur produit de l’union de la droite et du centre pro-européenne. Mais elle n’a pas su préalablement analyser ses défaites sauf parfois à considérer qu’elle n’avait pas été assez à droite.
Au lieu de tirer les conséquences de ces échecs en se recentrant pour rassembler, elle s’est parfois acharnée dans la revendication un peu creuse d’une « droite qui soit de droite » et dans le refus de revendiquer son bilan gouvernemental avec Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, préférant suivre les courants d’opinion qui renvoient tous les gouvernements du dernier quart de siècle dos à dos. Le tête-à- queue n’en est que plus complexe quand il faut comme aujourd’hui assumer les difficultés du pouvoir en se confrontant au mur de la réalité politique, économique et sociale.
De retour aux affaires, la droite d’opposition court un peu après son statut perdu de force de gouvernement mais retrouve une chance de montrer son utilité en réussissant à faire les réformes auxquelles les gouvernements des douze dernières années ont renoncé face à la difficulté.
RPP – Quels sont les éléments fondamentaux que vous avez considérés comme étant « de droite » durant votre carrière politique (des marqueurs comme : le régalien, la sécurité, l’autorité etc.?) ?
Philippe Bas – La liberté dans la sécurité, la responsabilité individuelle plutôt que l’accumulation des droits collectifs, l’égalité des chances plutôt que l’égalitarisme, le respect de l’autre, de la loi et de l’autorité de l’État, le contrat plutôt que la loi, la reconnaissance du mérite plutôt que le nivellement par le bas, la solidarité plutôt que l’égalitarisme, le travail plutôt que l’assistanat, la nation une et indivisible plutôt que le communautarisme et le pluriculturalisme, l’Europe des nations plutôt que la « souveraineté européenne », le contrôle de l’immigration avec une exigence renouvelée pour l’intégration, etc.
La xénophobie ne fait pas partie de ces valeurs !
RPP – Est-ce que la question de « l’union des droites » vous semble avoir un sens idéologique, institutionnel et politique ? Si oui ou/si non pour quels motifs de fond ?
Philippe Bas – Je suis opposé à cette « union des droites » car la droite et l’extrême droite sont profondément antagoniques. L’extrême droite, même quand elle montre patte blanche et récuse l’antisémitisme, est profondément marquée par son histoire.
Elle demeure l’héritière des théoriciens de la Révolution nationale de 1940, critique à l’égard du régime républicain et du parlementarisme, parfois désinvolte
vis-à-vis de l’État de droit, plutôt hostile aux contrepouvoirs.
Son projet repose sur la dénonciation de boucs émissaires et de forces occultes qui parasiteraient la société, soit par l’abus des systèmes sociaux soit par la poursuite d’intérêts financiers sans frontières, en privant ainsi par les deux bouts de la chaîne sociale les producteurs d’une partie des fruits de leur travail. Ce que font finalement tous les extrêmes, car l’extrême gauche n’est pas en reste.
Elle attribue aux étrangers la responsabilité principale des difficultés des Français et provoque ainsi la discorde. Elle perçoit mal la nécessité de l’Europe comme multiplicateur de puissance pour la France. La droite républicaine n’a rien à voir avec cette droite-là puisqu’elle est l’héritière de forces politiques, dont le gaullisme, qui l’ont toujours combattue et qui en ont d’ailleurs souvent été la cible.
RPP – Votre électorat a-t-il évolué sur ce qu’il considère être les fondamentaux du discours d’un élu de droite ?
Philippe Bas – L’électorat de la droite évolue, comme celui de la gauche d’ailleurs, sous le coup d’une dépréciation des forces de gouvernement traditionnelles et d’une confiance accrue accordée aux marchands de bonheur, qui présentent une explication simple des causes de leurs difficultés et proposent des solutions simplistes à l’emporte-pièce.
Pourtant, les Français continuent à attendre beaucoup de la politique, sans doute plus que ce qu’elle peut leur apporter. Ils ne se résignent pas à être toujours déçus. Ils attendent davantage que ce qui a été fait. Certains le leur font espérer sans lésiner sur les arguments. C’est le temps des surenchères démagogiques, maladie chronique des régimes démocratiques aujourd’hui, avec des poussées de fièvre de plus en plus fortes et de plus en plus longues. Y céder, ce serait ouvrir la voie au désordre et au retour de régimes autoritaires.
Il n’est écrit nulle part que les démocraties sont immortelles. Athènes et Rome l’ont démontré depuis l’Antiquité. Notre pays a cependant refusé par trois fois le saut dans l’inconnu depuis 2002 et je reste confiant sur la capacité de sursaut de nos contemporains. Mais il faut dire la vérité, être concret, montrer du courage dans le dis- cours et de l’efficacité dans l’action.
RPP – Y a-t-il à votre sens une « droite » hors des frontières françaises (euro- péenne, internationale, cf. le discours de Giorgia Meloni ou Donald Trump) ?
Philippe Bas – Il y a à l’œuvre un populisme qui correspond à une dégénérescence de la démocratie occidentale, qu’on a vu aussi lors du Brexit et maintenant dans une grande démocratie comme l’Allemagne. Il se manifeste par une libération de la démagogie des partis et par la désinhibition des électeurs, qui interagissent l’une sur l’autre. Personne ne veut prendre le risque de se faire distancer dans la compétition électorale !
Ce risque de dérive est inhérent à toute démocratie. Il prend racine dans l’affaiblissement historique, commun à toutes les démocraties occidentales, de la séparation des pouvoirs et du Parlement, au profit de la volonté populaire et de la puissance exécutive. Rousseau prend sa revanche sur Montesquieu ! Le danger est accru par l’évolution de nos sociétés : individualisme, accès accéléré à des informations non vérifiées, risques accrus de manipulations de masse, régression de la culture démocratique et civique, sentiment largement répandu d’une impuissance de la politique et des institutions, véhémence des discours et des interpellations, matérialisme et consumérisme…
RPP – Pensez-vous que l’alternance droite/gauche était et pourrait être plus structurante pour notre démocratie ?
Philippe Bas – Oui, au prix d’un effacement trop grand du Parlement et des contre-pouvoirs qui n’était pas sans danger, on le constate aujourd’hui. Mais c’était préférable à la situation actuelle, rappelant celle des Républiques précédentes, qui ont sombré dans l’impuissance.
Nous avons mis longtemps à installer en France une démocratie régulée par l’alternance entre deux grandes forces de gouvernement permettant au fait majoritaire de s’épanouir. Nous y sommes parvenus grâce à l’élection présidentielle qui a permis d’ordonner le champ politique, comme la limaille de fer en présence d’un aimant.
Ce système était devenu fragile à cause de la profondeur des divisions à l’intérieur de chaque camp et de l’affirmation de forces extrêmes constituant les forces centrifuges de la bipolarisation. Le président de la République actuel a incontestablement accéléré la destruction du système politique issu de la Ve République pour construire son pouvoir. L’histoire jugera.
Il est tout de même possible, et sans doute nécessaire, de reconstituer le fait majoritaire, à partir du « socle commun », qui peut donner naissance à une majorité présidentielle en 2027. Le chemin est cependant encore long pour y parvenir car les forces qui composent ce socle commun ne sont liées par aucun accord, n’ont accepté d’entrer dans ce processus qu’à reculons et sont instantanément entrées dans une compétition entre elles, comme si elles étaient en situation politique de se payer le luxe de la division.
À gauche, le Nouveau Front populaire peut aussi faire émerger une force d’alternance, mais elle risque d’être dominée par l’extrême gauche et de conduire à une rupture de régime, en éliminant tous les freins à la volonté du peuple, qu’elle prétendra incarner comme elle le fait déjà en ayant été soutenue par moins d’un tiers des électeurs. Enfin, le Rassemblement national peut aussi rétablir le fait majoritaire à son profit. Il en a pris le chemin. Il sera alors dans une situation de pleins pouvoirs, et cela pour une durée de cinq ans, ce qui n’existe actuellement au profit de l’extrême droite
dans aucune démocratie. On risque de voir dans ce cas que le système majoritaire peut être pire que le multipartisme actuel…
RPP – Vous vous êtes illustré lors des commissions d’enquête sénatoriales, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur le rôle du Sénat durant la période de majorité relative actuelle ?
Philippe Bas – Il y a deux éléments complémentaires.
D’abord, le Sénat est depuis très longtemps animé par une majorité de la droite et du centre, sans aucune autre interruption qu’une période de trois ans entre 2011 et 2014. C’est dire que pour lui le pacte fondateur de l’UMP de Jacques Chirac est toujours d’actualité et qu’il n’est pas franchement dépaysé par le socle commun. Celui-ci est minoritaire à l’Assemblée nationale mais plus large que la majorité sénatoriale : il représente les deux-tiers du Sénat !
Il a donc les moyens politiques de soutenir le gouvernement et il a élaboré avant la formation de celui-ci un certain nombre de propositions que le gouvernement peut faire adopter rapidement (exemples des libertés locales, de l’immigration, de la justice des mineurs ou de la lutte contre le narco-trafic…).
Mais le Sénat a aussi une culture d’indépendance qui le protège de tout risque de devenir une chambre d’enregistrement. Il sait aussi agir en contrepouvoir, mêlant le contrôle au soutien.
Philippe BAS
Sénateur de la Manche Président du conseil départemental de la Manche (2015-2017) Ministre (2005-2007) Secrétaire général de la présidence de la République (2002-2005)