Le gouverneur de la Banque de France alerte sur l’augmentation des dépenses publiques et la dette croissante. Les Français vivent-ils au-dessus de leurs moyens ? C’est ce qu’analyse Claude Sicard dans son dernier article pour la Revue Politique et Parlementaire.
Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, vient d’adresser au Président de la République et aux deux présidents des assemblées parlementaires une lettre pour les mettre en garde contre l’augmentation constante des dépenses publiques dans notre pays. « L’écart est trop grand avec nos voisins qui ont pourtant le même modèle social », leur dit-il, et cela nous conduit à une dette qui ne cesse de croitre : 20 % du PIB en 1980, 60 % en 1999, et 111 % actuellement ! Il estime donc nécessaire de tirer la sonnette d’alarme, comme si nos dirigeants n’étaient pas suffisamment lucides pour apprécier eux-mêmes la situation, et il leur conseille « d’agir sur les dépenses publiques, et de bloquer les dépenses sociales et celles des collectivité locales ».
Ses recommandations sont tout à fait pertinentes, et François Villeroy de Galhau indique que selon les chiffres dont il dispose, le pouvoir d’achat des Français a cru de 26 % en 25 ans, contre 17% dans l’ensemble de l’Union Européenne.
Mais ne voilà-t-il pas que les deux grands blocs politiques qui s’affrontent dans les élections législatives qui vont avoir lieu prochainement placent le problème du niveau de vie des Français au cœur des débats : comme s’il fallait s’atteler à le relever ! Chacun veut séduire les électeurs par des propositions généreuses pour améliorer le niveau de vie des citoyens. C’est de bonne guerre pour gagner des voix, vu que tous les sondages d’opinion montrent que la première préoccupation des Français est bien leur pouvoir d’achat : mais c’est tout à fait à contrecourant des efforts qui sont à faire pour redresser l’économie du pays. Il est vital, pour la France, de pouvoir continuer à figurer dans la zone euro, vu l’état très dégradé de son économie, et il nous faut donc nous plier à l’obligation de respecter les règles du Pacte de Croissance et d’Equilibre de notre zone monétaire. Elles avaient été suspendues momentanément pendant la crise sanitaire, mais elles ont été rétablies : Il va donc falloir, impérativement, faire d’ici à 2027 environ 70 à 80 milliards d’euros d’économies, et nos gouvernants ne savent pas où ils vont pouvoir les trouver ? Les propositions de dépenses supplémentaires formulées par les divers candidats à la députation, lors des prochaines élections législatives, sont purement démagogiques, et complétement contraires aux intérêts du pays.
La question qui se pose est, avant tout, de savoir ce qu’il en est de notre niveau de vie, et il faut donc commencer par là.
Quel est le niveau de vie des Français ?
L’INSEE publie chaque année une étude sur les niveaux de vie, en Europe, et cet institut les évalue à la fois en monnaie courante et en PPA (Parité de Pouvoir d’Achat). Dans la dernière édition de cette étude on a, pour l’année 2021, les chiffres suivants
PIB/capita Niveau vie annuel,en PPA
(En US$) (En Euros)
Bulgarie 13.974 12.235
Roumanie 15.786 9.791
Pologne 18.688 15.315
Grèce 20.867 11.277
Portugal 24.715 14.668
Espagne 29.674 18.564
France 40.886 23.056
Allemagne 48.718 27.228
Pays Bas 57.025 26.449
Danemark 67.790 25.509
Luxemb. 125.006 34.472
(INSEE : année 2021)
C’est en PPA, en effet, qu’il faut raisonner, et l’on voit dans cette étude que la France vient en 10e position en Europe ( et en 12e si l’on rajoute la Norvège et la Suisse).Les Français peuvent avoir le sentiment que leur niveau de vie est insuffisant : c’est humain, et compréhensible. Mais est-ce bien réaliste de penser qu’il faut l’augmenter ?
Nous avons fait figurer, dans le tableau ci-dessus, les PIB/capita des différents pays, et l’on peut ainsi examiner comment se positionne notre niveau de vie au regard de la capacité qu’a notre économie à produire de la richesse. C’est l’objet du graphique ci-dessous :
On voit que notre pays se situe nettement au-dessus de la droite de corrélation, et l’équation de cette droite nous indique que pour le PIB par habitant qui est le nôtre le niveau de vie des Français devrait se situer à seulement 19.602 euros : or, nous en sommes à 23.056 euros, ce qui signifie un excès de 17,6 % par rapport à la norme. Les Français vivent donc au-dessus de leurs moyens, et c’est bien ce que nous disent sans cesse bon nombre d’experts ; et c’est ce qui explique que nous ayons à nous endetter chaque année. L’Etat, en s’endettant chaque année un peu plus assure aux Français un niveau de vie supérieur à ce que permet l’économie du pays. Le problème est que nous en sommes arrivés à avoir maintenant une dette qui est supérieure au PIB.
On se souvient que Raymond Barre, que Valery Giscard d’Estaing avait qualifié de « meilleur économiste de France », avait déclaré à la télévision, le 22 septembre 1976, quand il avait été premier ministre, en présentant son plan d’action aux Français (le Plan Barrre) : « La France vit au-dessus de ses moyens : il faut que nous remettions l’économie française en ordre ». Déjà, donc, en 1976, un premier avertissement avait été donné aux Français ! De même, Thierry Breton, en 2005, quand il avait été ministre de l’Economie et des Finances dans le gouvernement Raffarin, avait, à son tour, tiré la sonnette d’alarme, disant aux Français en présentant son Projet de loi : « La France vit au-dessus de ses moyens » ; et il avait rajouté : « La croissance passe par le fait de travailler plus, et plus longtemps ». Et il y avait eu, en 1984, le livre choc du journaliste et essayiste François de Closets : « Toujours Plus », paru chez Grasset, qui stigmatisait ce défaut des Français d’être d’éternels insatisfaits qui en veulent « toujours plus » ; et cet auteur était revenu à nouveau sur ce travers congénital en publiant quelques années plus tard : « Plus encore ! ». Le problème est donc posé, et depuis des années : les Français vivent au-dessus de leurs moyens. Ils sont, nous disait de Closets, par nature, « insatiables et exigeants ».
Un niveau de vie très en avance sur les capacités de l’économie :
Le niveau de vie des Français se révèle donc être bien supérieur à celui que l’économie du pays est en mesure de fournir. Comment cela s’explique –t-il ?
a) Le niveau des salaires en France
Dans les pays, les salaires croissent avec le niveau de développement économique des pays. Pour juger du niveau des salaires dans notre pays, il faut faire une corrélation avec les PIB/tête qui sont ceux des autres pays :
PIB/capita Salaire mensuel moyen
(US$) (US$)
Maroc 3.442 405
Pologne 18.688 1.529
Grèce 20.864 1.811
Espagne 29.675 2.640
France 40.886 3.821
Allemagne 48.718 4.492
Pays Bas 57.025 4.785
Etats Unis 76.329 6.364
Suisse 93.259 7.454
Norvège 106.177 7.959
(Source :JDN et BIRD)
On a la corrélation suivante :
On voit que la France se situe en dessus de la droite de corrélation : il ne faut pas s’en étonner car c’est l’effet des luttes syndicales qui, on le sait, sont beaucoup plus fréquentes qu’ailleurs dans notre pays, du fait de l’adoption par la CGT, en 1906, de la fameuse Chartes d’Amiens qui veut que notre syndicalisme soit révolutionnaire. Le salaire moyen mensuel des Français est à 3.821 dollars, alors que l’équation de la droite de corrélation le situerait à 3.474 dollars seulement : soit un excès de 10 % par rapport à la norme statistique. Dans le cas de la France, il s’agit d’un salaire moyen annuel de 45.852 US$, soit environ 43.100 euros, un salaire donc en moyenne supérieur de 10 % à ce qu’il devrait être, ce qui nuit beaucoup à la compétitivité des entreprises.
b) Les dépenses sociales de l’Etat
Nos entreprises, par les salaires qui sont pratiqués, assument donc une bonne part de l’excès de niveau de vie des Français ; le solde, c’est-à-dire 7,6 %, provient des interventions de l’Etat.. C’est bien ce que dit dans sa lettre le gouverneur de la Banque de France lorsqu’il explique que l’accroissement plus rapide qu’ailleurs de notre niveau de vie est dû à « des salaires dynamiques et des transferts sociaux ».
Si l’on examine ce que sont nos dépenses publiques, on voit que la part des dépenses sociales y est particulièrement élevée. On a les chiffres suivants, en pourcentage du PIB :
Dépenses sociales
(En % du PIB)
Turquie 12,4
Corée Sud 14,8
Royaume Uni 22,1
Pologne 22,7
Allemagne 26,7
France 32,2
OCDE 21,1
UE 27,0
Nous en sommes à 32,2 % du PIB, ce qui est considérable, alors que la moyenne de l’UE se situe à seulement 27,0 %, et celle de l’OCDE à 21,1 %. Les dépenses sociales, en France, sont extrêmement élevées : il s’est agi de 850 milliards d’euros, en 2022. En nous alignant sur la moyenne européenne on en serait à 757 milliards d’euros seulement, soit un excès de dépenses sociales, par rapport à nos voisins, de 93 milliards d’euros ! On voit, selon l’approche que nous avons adoptée, que cet excès de dépenses est totalement injustifié, puisque déjà le niveau des salaires est élevé. C’est donc, là, que se trouve le gisement d’économies à réaliser.
L’avertissement du gouverneur de la Banque de France
Dans sa lettre, le gouverneur de la Banque de France parle fort justement du problème de « l’affaiblissement de la base industrielle du pays, et d’une insuffisante montée en compétences », et c’est bien là que se trouve la cause des graves difficultés que connait notre économie. Notre secteur industriel s’est considérablement rétréci car nos dirigeants se sont laissé piéger par la mauvaise interprétation qui a été faite de la loi des trois secteurs de l’économie que Jean Fourastié avait énoncée dans « Le grand espoir du XXe siècle ». Il s’est installé dans les esprits l’idée qu’une société moderne était une société « post-industrielle», et l’on en a déduit qu’il fallait reverser sur les pays en voie de développement qui ont une main d’œuvre abondante, bon marché, et corvéable à merci nos activités industrielles, nous-mêmes nous consacrant dorénavant aux tâches nobles consistant à faire avancer la science. On achèterait aux PVD leurs productions et nous leur revendrions nos savoir-faire. C’était avoir une conception du monde que l’on qualifierait aujourd’hui de « raciste », sous-estimant par trop les capacités des peuples restés en arrière de la main en matière de développement économique d’accéder aux connaissances scientifiques qui sont les nôtres. Cette vision erronée du monde a fait que la Chine est devenue non seulement l’usine du monde mais aussi une puissance économique capable de rivaliser aujourd’hui avec les Etats-Unis, y compris au plan militaire. Les Chinois ont davantage de chercheurs que les américains, et ils déposent chaque année autant de demandes de brevets qu’eux.
Il fallait comprendre que dans une économie avancée les emplois industriels, certes, se réduisent, mais comme dans ce secteur le progrès technique croit rapidement la valeur ajoutée par emploi augmente beaucoup et ce secteur reste ainsi toujours présent, continuant à représenter entre 20 % et 25 % du PIB. On a trop vite conclu qu’une société moderne n’a plus d’industrie : le terme de société « post-industrielle » lancé par le grand sociologue Alain Touraine en 1970 a été un piège.
Dans notre pays, le secteur industriel en est venu ainsi à ne plus représenter que 10 % du PIB, alors qu’il s’agit de 23 % ou 24 % dans des pays comme l’Allemagne ou la Suisse, des pays qui ne se sont pas laissé prendre au piège de la désindustrialisation. Pour que notre économie retrouve ses grands équilibres il va falloir que notre secteur industriel soit remonté à 17% ou 18 % du PIB : cela va demander énormément de temps, pour autant qu’on s’attelle à la tâche, ce que nous avons seulement commencé à faire, et encore bien timidement. Entre temps, vu le montant atteint par notre dette, il faudra renoncer à recourir chaque année à de l’endettement pour boucler le budget de la nation, comme cela se faisait jusqu’ici, et le niveau de vie des Français va en pâtir, inévitablement. Les Français se plaignent de leur niveau de vie qu’ils trouvent insuffisant : il est pourtant en avance sur ce que l’économie du pays est à même de leur procurer, mais ils l’ignorent.
Tel est le dilemme auquel les dirigeants du pays ont à faire face, maintenant. Il faudra qu’ils expliquent aux Français la situation dans laquelle nous nous trouvons, et qu’ils les incitent à se retrousser les manches, car c’est toute notre économie qui est à redresser. Le « Toujours Plus » de François de Closets a ses limites, et nous y sommes, à présent : il a conduit à l’endettement fabuleux qui est le nôtre, aujourd’hui.
Si nos dirigeants ne parviennent pas à remettre les Français au travail, ce sera, un jour, le FMI qui interviendra, et il le fera avec la plus grande sévérité. Ce sera très douloureux pour nos concitoyens. L’exemple de la Grèce devrait les conduire à retrouver la voie de la sagesse : mais encore faudrait-il les informer de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Claude Sicard,
Économiste,
Consultant international
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