Au-delà des nombreux témoignages et révélations dont elle est la somme, l’enquête de Charlotte Belaïche et Olivier Pérou (La Meute – Flammarion) décrit une enjeu politique plus vaste. La vie démocratique peut-elle exister sans mémoire ?
Que celui qui a osé crier au visage d’un policier « La République, c’est moi ! » soit capable de céder à de violentes crises de colère quand il est contredit ne surprendra personne. L’intérêt de la longue enquête des deux journalistes du Monde et de Libération réside dans le nombre conséquent de témoignages qui décrivent précisément le fonctionnement interne de LFI. Ils expliquent une évolution problématique.
Les purges se sont succédé depuis des années autour de Jean-Luc Mélenchon par la seule volonté du leader. Personne n’a été épargné, à partir du moment où il a contredit ou douté de la stratégie du mentor suprême. C’est parce qu’il est incapable d’entendre la critique, parce qu’il ne supporte pas de voir ses plans contestés que Jean-Luc Mélenchon a créé LFI. Quand il quitte le PS, encore imprégné de la culture de la rue de Solférino, il crée le Parti de Gauche. Mais en 2015, il voit une opposition à sa stratégie s’organiser en interne. Inacceptable. Un an plus tard, il crée ce mouvement « gazeux » sans véritables instances de décision sur la vie démocratique interne. Ainsi, racontent les auteurs, en novembre 2020, il aborde la présidentielle avec les 22 parlementaires du mouvement et interroge : « Quelqu’un veut-il y aller ? » Silence autour de la table. « Alors ce sera moi ».
La question qui vient aussitôt à l’esprit est de se demander pourquoi personne ne conteste cette méthode. Les bannis évoquent parfois l’emprise propre à un secte, leur lâcheté, mais ce qui transparait aussi est l’application du vieil adage selon lequel la fin justifie les moyens et l’idée que la question démocratique se règlerait plus tard. Le sentiment de pouvoir peser auprès du chef alimente sans doute cette posture rassurante. Mais quand ils sont brusquement bannis, c’est trop tard, ils ne pèsent plus. Ils sont radioactifs, ils n’ont plus accès ni à Jean-Luc Mélenchon ni à leurs anciens camarades.
Car quand il excommunie, le créateur de LFI ne regarde plus en arrière. Il coupe définitivement les ponts. Aucune amitié, aucune complicité, aucun souvenir des batailles menées ensemble ou des aspirations de jeunesse ne demeure. Il n’a plus aucune mémoire d’un passé commun ou de convictions anciennes. Au fil du temps, le leader LFI a progressivement rompu ou oublié tous ceux qui furent ses proches. Il n’est plus entouré que de recrues plus récentes qu’il a lui-même modelées et dont il gère la carrière politique. C’est lui qui en fait des parlementaires ou des assistants. Or, beaucoup n’ont aucune autre compétence professionnelle que celle apprise à ses côtés. Il n’est pas naturel de couper la branche sur laquelle on est assis. Ils vantent les décisions du chef parce que c’est leur rôle.
Jean-Luc Mélenchon est ainsi devenu un leader complètement libre, sans mémoire et sans passé, sans contradicteur, capable de changer de pied sans sourciller, en fonction de son intérêt électoral. Qui se soucie d’anciennes positions contredites par celles d’aujourd’hui ? Qui se soucie de la cohérence d’un parcours politique ? La parole de ceux qui pourrait accuser ses contradictions est ensevelie sous les puissantes campagnes de dénigrement que les réseaux sociaux savent décupler. Le créateur de LFI est aussi un acteur politique 2.0. Il sait comment fonctionne l’information numérique où les vérités se succèdent et se remplacent.
Interrogé la veille de la parution du livre, Manuel Bompard, le coordinateur de LFI, a affirmé l’avoir accueilli avec « légèreté ». Ce ne sont que « ragots et fausses informations » selon lui. De toute façon, assure-t-il alors que des « torrents de boue » sont déversés sur le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, les militants sont de plus en plus nombreux. Et sans doute de plus en plus amnésiques.
Marie-Eve Malouines
Editorialiste