Est-il question plus importante pour une nation que son avenir démographique ? Sauf à décider de disparaître corps et biens, en un suicide collectif, elle ne peut être indifférente au sort de la communauté de traditions, de valeurs et d’histoire qui unit ses membres. Deux facteurs démographiques sont à cet égard déterminants : le solde naturel qui est la différence entre naissances et décès et le solde migratoire qui est celle entre entrées et sorties du territoire. Or, dans la France d’aujourd’hui, leur évolution respective diverge sensiblement. Le premier diminue régulièrement, en raison d’une natalité déclinante et d’une mortalité accrue, le second au contraire ne cesse d’augmenter au rythme d’une immigration soutenue. Le pays se trouve donc à la croisée des chemins. Il peut tenter de corriger ce déséquilibre ou se résigner à l’accepter comme une fatalité. Un débat public sur le choix qui s’offre à lui est plus que souhaitable, c’est aussi la condition pour que l’esprit de responsabilité l’emporte sur l’indifférence collective.
Moins de bébés, plus de décès
Depuis 1945, la natalité française a connu des situations contrastées qu’exprime sans détour l’indice conjoncturel de fécondité, le plus fréquemment utilisé. Ce dernier était à un niveau exceptionnellement élevé (entre 2,6 et 3 enfants par femme) jusqu’en 1965, justifiant ce qu’on a vite appelé le « baby boom ». Puis il a fléchi brutalement pendant dix ans et poursuivi ensuite une baisse nettement moins rapide jusqu’en 1995 : il n’était plus alors que de 1,75, bien en-deçà du seuil de renouvellement de la population, soit 2,1 enfants par femme. Sans qu’on puisse vraiment expliquer ce regain, l’indice est remonté jusqu’en 2010 pour se rapprocher de 2, ce qui, en Europe, plaçait notre pays en seconde position, derrière l’Irlande. Depuis cette date, au contraire, il connaît de nouveau une baisse lente et continue.
Ainsi, en 2022, le nombre de naissances atteint son niveau le plus faible enregistré depuis la Libération.
Actuellement, l’indice de fécondité n’est plus que de 1,8 et tout porte à croire qu’il va diminuer encore si rien n’est fait pour enrayer cette baisse.
Dans ces conditions, le solde naturel qui était de 300 000 dans les années 1960 ne cesse de se réduire. En effet, le taux de mortalité augmente régulièrement en raison du vieillissement continu de la population. Ainsi, en 2022, avec 723 000 naissances et 667 000 décès, le solde n’est plus que de 56 000 et se rapproche inexorablement de zéro. Sur une dizaine d’années, il a été divisé par quatre, ce qui modifie profondément la destinée démographique du pays.
68 millions d’habitants en 2070 ?
Une projection démographique sur le long terme permet d’en dessiner les contours. Prévision et non certitude, ce travail vient d’être publié dans la revue Population et Sociétés de févier 2022. Il est naturellement fondé sur des hypothèses qu’il importe de rappeler : une fécondité maintenue à 1,8 enfant par femme, une hausse de l’espérance de vie, avec un gain de 6 ans sur la période envisagée, enfin une augmentation marquée des décès due au vieillissement de la population. L’étude aboutit à une projection, en 2070, de 64 millions (hypothèse basse) ou de 72 millions (hypothèse haute). Selon les chercheurs, le scénario le plus probable serait plutôt à 68 millions, soit un niveau de population identique du 1er janvier 2023. Quoi qu’il en soit de cette marge de fluctuation, la conclusion la plus évidente est la poursuite du vieillissement de la société.
A l’horizon d’une cinquantaine d’années, la tranche des plus de 65 ans sera nettement plus nombreuse (29 %) que celle des moins de 20 ans (20 %).
Le solde naturel, déjà au plus bas aujourd’hui, deviendra négatif en 2035 et la courbe des décès dépassera de plus en plus celle des naissances. Seul, l’excédent migratoire permettra donc le maintien de la population française dans un demi-siècle. Mais outre la modification de la pyramide des âges que montre la projection de l’INSEE, l’ampleur de cet apport extérieur et son origine géographique feront également subir à la société française une forte recomposition dont les conséquences sociales, culturelles, économiques méritent qu’on s’y attache. Or, malgré leur impact sur la physionomie du pays, on préfère jeter sur elles un voile pudique. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » !
Les carences des statistiques
Les données officielles sont très incomplètes et rien n’est fait pour combler ces lacunes. On comptabilise certes le nombre de titres de séjour délivrés, les demandes d’asile satisfaites mais ces indicateurs ne décrivent qu’une partie de la réalité. En effet, on n’enregistre ni les entrées ni les sorties du territoire, contrairement à ce que font les pays nordiques qui tiennent un fichier actualisé de leur population. Quelques exemples suffisent à rendre compte des vastes trous dans notre raquette démographique. Personne ne sait exactement ce que représente l’immigration clandestine, entre 500 000 et un million de personnes. On appréhende seulement son évolution à travers un biais assez grossier, le nombre des bénéficiaires de l’aide médicale de l’Etat (AME), soit 380 000 en 2021. De même, parmi les déboutés du droit d’asile, combien restent sur le territoire français ? Peu sont expulsés mais les autres ne tentent pas tous de traverser la Manche. Quant aux Français de l’étranger, dont on a longtemps sous-estimé le nombre, faute de statistiques, on estime aujourd’hui qu’ils sont 3,5 millions mais quelle est la proportion de ceux qui, chaque année, quittent la France ou y reviennent ? Les règles de l’Union européenne contenues dans les traités comme dans les accords de Schengen ne facilitent pas les choses car, la liberté de circulation étant le principe, les mouvements humains qui se produisent entre les 27 ne sont guère mesurés.
Dans ce flou qui n’a rien d’artistique, faut-il s’étonner que fleurissent, en ce domaine sensible, des jugements aussi excessifs qu’invérifiables ? L’ignorance étant la première source des fantasmes, où se situe la réalité entre ceux qui se félicitent de la proportion stable des étrangers dans notre pays et ceux qui dénoncent un « grand remplacement » en marche ?
Une forte recomposition de la population
Certains démographes se contentent d’observer que le volume d’étrangers en France demeure stable, autour de 10 %. Mais cette présentation masque délibérément l’ampleur et la perception de l’immigration, elle est d’ailleurs contredite par le sentiment majoritaire, réparti sur tout le spectre politique, qu’il y a « trop d’immigrés » dans le pays. Car la détention d’une carte d’identité ne suffit pas à prouver l’attachement à la France et à ses lois. C’est ce qu’ont montré douloureusement les émeutes de juillet dernier : les pillages de magasins, les destructions de bâtiments administratifs, les violences urbaines ont été le fait de jeunes pour la plupart d’entre eux de nationalité française. En fait, l’origine géographique des migrants, leur intégration dans la communauté nationale comptent plus que la nationalité, aujourd’hui acquise automatiquement par le droit du sol. Or, faute de statistiques ethniques que l’on se refuse à collecter, comment évaluer la structure de la population actuelle et les effets du flux migratoire à venir ? Les enquêtes Trajectoire et 0rigines menées conjointement par l’INSEE et l’INED en 2008-2009 et en 2019-2020 nous fournissent heureusement une base d’analyse. Elles portent sur des échantillons suffisamment vastes pour approcher la diversité des populations et le parcours des minorités.
Elles nous apprennent d’abord, en cohérence avec d’autres études antérieures, que 32 % de la population interrogée (les moins de 60 ans) ont une origine immigrée, totale ou partielle, sur trois générations.
Elles confirment aussi que l’origine géographique des migrants a beaucoup changé : majoritairement européenne au départ, elle est aujourd’hui principalement africaine. Cette inversion est encore plus nette chez les moins de 18 ans.
Si l’on veut bien s’accorder sur ces données objectives, on peut contourner l’absence de données ethniques, réservées à de rares chercheurs, en tirant de précieux enseignements de ces enquêtes sur la composition actuelle de notre population. Celle dénommée « majoritaire », « native » ou encore « de souche », ne comptant aucun ascendant immigré du fils au grand-père, représente environ 46 millions, soit plus des deux-tiers. Celle ayant une origine immigrée, totale ou partielle, environ 22 millions, soit 32 %. Au sein de cette dernière, l’INSEE estime que 60 % est aujourd’hui de provenance extra-européenne. C’est sur une France au peuplement déjà diversifié que le bilan migratoire va produire de plus en plus massivement ses effets. Dans sa note pour l’institut Montaigne d’août 2023, Bruno Tertrais le fait peser dès maintenant pour près des trois-quarts de notre accroissement démographique annuel. Dans la projection sur 2070 évoquée plus haut, il en deviendra même la source exclusive dans une dizaine d’années. Malgré l’importance de cette donnée, on ne livre au public qu’un solde migratoire sans visage, purement abstrait. En 2022, dernière année connue, l’estimation déduite des recensements partiels est de 160 000 personnes mais elle ne saisit pas certains flux cachés et surtout ne comporte ni l’origine ni la nationalité des entrants et des sortants. Politique de l’autruche qui préfère s’enfouir la tête dans le sable plutôt que d’affronter la réalité !
L’apport annuel réel des migrants devrait inclure aussi les déboutés de l’asile non expulsés et restant en France, les mineurs isolés et les personnes circulant sans contrôle dans l’espace Schengen. S’y ajoutent les entrées clandestines, par définition non dénombrées. En toute vraisemblance, cela porte l’estimation à environ 250 000 étrangers par an. Leur origine géographique n’est évidemment pas indifférente. Comme l’attestent les titres de séjour délivrés des dernières années, la source principale de cet apport est désormais le Maghreb, les pays sub-sahariens, la Turquie et le Proche-Orient (60 %), la provenance européenne est nettement minoritaire (30 %) et celle du reste du monde (Amérique, Asie) demeure marginale (10 %). Un calcul mathématique accessible à tous démontre alors que, si les paramètres retenus dans la projection de l’INSEE se maintiennent, la proportion des Français de souche passera de plus des 2/3 aujourd’hui à la moitié de la population totale. A l’inverse, la proportion d’immigrés connaîtra corrélativement une forte croissance, à environ 34 millions, quasiment à égalité avec les natifs. Au sein de cette masse, les migrants du sud en constitueront de loin la part la plus importante. Avec un taux de fécondité féminine supérieur dans les premières générations, ils approcheront le tiers de la population totale et deviendront mêmes majoritaires dans quelques départements tels la Seine-Saint-Denis, en raison de la concentration de la population d’ascendance étrangère en Île-de-France, Rhône-Alpes et Provence-Côte-d’Azur.
Ce tableau démographique semble concerner un horizon lointain mais en réalité bien court au regard de l’histoire. L’avenir de notre pays se joue maintenant. En 2070, dans une France dont la population aura encore vieilli, comment financera-t-on les investissements publics et notre modèle social ? Un rapport récent du Conseil d’orientation des retraites indique que la proportion des actifs y aura encore diminué. En outre, la réduction progressive du noyau d’accueil rendra plus difficile encore l’intégration des nouveaux migrants majoritaires, venus du sud : ceux-ci éprouvent déjà le plus de difficultés à s’insérer dans la communauté nationale, en raison notamment de la spécificité culturelle de leur religion, l’islam.
Quel gouvernement aura le courage de donner enfin, sur ces questions anthropologiques, la parole aux Français ?
Pierre Albertini
Professeur émérite, membre honoraire du Parlement