L’essayiste et docteur en droit David Chauvet critique les arguments en défense de la corrida à l’heure où certains voudraient lui porter l’estocade. Aucun ne fait le poids, selon lui, contre la souffrance animale.
La corrida est un sujet sensible. Sensible, le taureau l’est aussi, ce taureau qu’on jette dans l’arène, qu’on perce de piques et de banderilles, qu’on achève à l’épée. Le droit ne l’ignore pas : l’article 521-1 du Code pénal, qui réprime les actes de cruauté sur les animaux, prévoit expressément une immunité pour la corrida. C’est donc aux yeux mêmes de la loi que les toreros exercent ces actes de cruauté. Mais peut-on concevoir de tels agissements dans un pays civilisé ? On arguera d’une tradition culturelle, on intellectualisera la représentation du tragique de l’existence, à moins qu’on prétende mettre en scène le combat de l’homme contre la bestialité. À en croire certains, la corrida serait l’apanage même de la civilisation. De grands noms des arts et des lettres ne l’ont-ils pas défendue ? Et le taureau, qui a droit à une existence paisible avant le moment fatidique, n’est-il pas traité avec dignité en comparaison des animaux élevés en batterie ? Voilà pour la défense de la corrida, à l’heure où certains voudraient lui porter l’estocade. De tels arguments peuvent-ils prévaloir sur la souffrance animale ?
Prenons d’abord l’argument d’autorité : si de grandes figures de la culture comme Picasso ont défendu la corrida, c’est bien qu’elle doit être défendable. Admettra-t-on avec la même facilité la défense de la pédophilie au motif qu’Aragon et d’autres signèrent une pétition qui la justifiait ? Si le poète n’a pas toujours raison, ainsi en va-t-il du peintre.
Quant aux traditions, comment nier leur importance ? Mais ce n’est pas une valeur absolue. Sans même remonter aux jeux du cirque, nombre de pratiques atroces ayant cours actuellement sont aussi des traditions. L’excision, par exemple. Une bonne raison de la préserver ? Certains penseront : c’est une tradition importée, et du reste illégale dans notre pays. Mais la corrida aussi est une tradition importée (en 1852), et si elle est légale, c’est pour avoir été pratiquée en toute impunité quand on l’interdisait. La corrida allait tomber à la fin du dix-neuvième siècle sous le coup de la loi Grammont de 1850, première loi de protection animale en France. Mais elle s’est maintenue au mépris des règles en vigueur jusqu’en 1951, date de la loi qui capitula devant cet état de fait en la légalisant. L’interdiction de la corrida ne serait qu’un retour au droit antérieur, avant que la République, de guerre lasse, n’abdique.
On ne peut ériger la souffrance animale au rang de culture.
En ces temps d’ensauvagement, quel exemple donne-t-on en organisant une impunité pénale pour de tels actes de violence ? Si les toreros n’ont pas à répondre devant la loi de faits aussi graves, comment demander à d’autres d’être de bons citoyens ? Et croit-on par cet exemple œuvrer au bon équilibre mental de la jeunesse ? Est-ce sans raisons que le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, qui contrôle la mise en œuvre de la Convention internationale des droits de l’enfant, a pris position contre la présence des enfants aux corridas ?
On nous ressasse que le Sud est acquis à la corrida. Aussi favorables les habitants des villes taurines soient-ils à cette pratique selon un récent sondage, 63 % veulent l’interdire aux moins de 13 ans et 61 % s’opposent à la mise à mort du taureau (Ifop/Fiducial/Sud Radio, 2022). La célèbre torera Marie Sara portée par des vents politiques alors dominants avait d’ailleurs été défaite dans le Gard aux législatives de 2017 par un Gilbert Collard à la campagne résolument anti-corrida.
Quant aux Français dans leur ensemble, ils rejettent la corrida à 74 % (Ifop/JDD, 2022).
Face à cela, les pro-corrida tentent de relativiser la souffrance du taureau dans l’arène. L’animal est taillé pour le combat, répètent-ils à l’envi, et ne souffre donc pas de ses blessures. C’est au point qu’interdire la corrida reviendrait peu ou prou à interdire la boxe. Le boxeur, lui, est pourtant volontaire, et ne sort généralement pas du ring les pieds devant comme les taureaux massacrés à la chaîne dans les corridas. Quant au mythe taurin du taureau « de combat » insensible à la douleur, l’Ordre national des vétérinaires s’est prononcé en août 2010 et sa position n’a pas varié depuis : « la sélection d’animaux agressifs et génétiquement prédisposés à combattre parai[t] une atténuation peu significative de l’intensité des souffrances physiques forcément ressenties par les animaux. » Il suffit de voir dans quel état finit l’animal, pataugeant dans son sang l’œil hagard, percé de toute part, quand le matador ne s’y reprend pas à plusieurs fois pour le mettre à mort, la séance de torture s’achevant alors dans une boucherie sans nom.
Mais le taureau ne connaît pas l’élevage intensif, rabâche l’aficionado. Faut-il se réjouir d’avoir la peste parce qu’on n’a pas eu le choléra ? Toutes ces arguties pèsent bien peu face à la souffrance animale. Nos concitoyens l’ont bien compris : la corrida chroniquement déficitaire ne subsiste que grâce à l’argent public et la complaisance de politiques qui n’ont que faire du bien-être animal.
David Chauvet
Essayiste, docteur en droit privé et sciences criminelles