Le secteur agricole a été sans aucun doute l’un des secteurs d’activité économique qui a rencontré le plus de difficultés durant le quinquennat de François Hollande. Le vote des agriculteurs, et en particulier la façon dont leur colère et/ou leur désarroi allaient s’exprimer dans les urnes, était par conséquent l’une des grandes inconnues du scrutin présidentiel d’avril-mai 2017.
On pouvait ainsi supposer qu’ils allaient majoritairement voter en faveur du principal candidat de droite, d’autant que la gauche au pouvoir semble avoir été particulièrement impopulaire dans le monde agricole. Il existait en revanche deux grandes incertitudes : cette colère agricole allait-elle favoriser Marine Le Pen, alors qu’en 2012, celle-ci avait obtenu un peu plus de 20 % de leurs suffrages, et Emmanuel Macron pouvait-il rééditer la performance réalisée en 2007 par le centriste François Bayrou, où celui-ci avait recueilli plus d’un quart des suffrages agricoles ?
Un vote de plus en plus insaisissable, mais qui compte toujours
L’analyse du vote agricole est néanmoins compliquée car il est désormais de plus en plus difficile d’obtenir des données électorales relatives aux agriculteurs. Ceux-ci sont, en effet, dorénavant le plus souvent intégrés dans la catégorie des indépendants aux côtés des artisans, des commerçants et des chefs d’entreprise. À l’évidence, cela s’explique par la faiblesse de leurs effectifs qui ne permettent plus aux sondeurs, dans la plupart des cas, de les prendre en compte dans leurs échantillons. Ainsi, d’après les données du Centre de recherche politique de Sciences Po (Cevipof), au 1er janvier 2016, les agriculteurs exploitants représentaient 0,9 % de la population de 18 ans et plus inscrite sur une liste électorale et 2,3 %, si l’on y rajoute les agriculteurs à la retraite1.
Mi-juillet 2017, on disposait par conséquent de très peu de données relatives au vote agricole lors du scrutin présidentiel. À notre connaissance, les deux seuls résultats disponibles concernant ce vote au premier tour sont des chiffres divulgués le 29 avril 2017 dans un article du figaro.fr2, sur la base de données obtenues auprès de l’Ifop pour les seuls quatre premiers candidats, et des résultats non publiés d’une enquête « jour du vote » d’OpinionWay que l’auteur de ces lignes s’est procurés. Ces résultats peuvent être notamment comparés aux intentions de vote des agriculteurs évaluées dans une enquête BVA réalisée pour Terre-net du 31 mars au 10 avril 2017 auprès d’un échantillon de 889 agriculteurs, mais aussi les résultats d’un large panel Ipsos-Cevipof qui ont été divulgués notamment en février et en mars 2017.
Cette faiblesse des effectifs agricoles conduit très certainement les candidats eux-mêmes et les partis politiques à sous-estimer le poids réel du vote agricole. Or, en 2011, Bertrand Hervieu et François Purseigle avaient évalué à quelque trois millions de personnes, soit plus de 6 % du corps électoral de 2017, ce qu’ils appelaient l’« électorat agricole » qui comprenait les actifs, les retraités agricoles, les salariés agricoles, mais aussi les conjoints et conjointes et les membres de la famille des exploitants agricoles3. En outre, si, à l’instar du sociologue François Purseigle, on élargit cet électorat à ce qu’il appelle les « emplois induits dans les industries agroalimentaires et les organisations professionnelles agricoles4», on aboutit alors à huit millions d’électeurs qui sont, d’après lui, « potentiellement attachés au traitement de la question agricole », soit un peu moins de 17 % du nombre d’inscrits en 2017. Ce vote apparaît aussi d’autant plus important que la participation électorale des agriculteurs est généralement élevée5. On peut donc en conclure avec François Purseigle qu’« une élection présidentielle ne se gagne pas avec les voix des agriculteurs, mais elle peut se perdre avec les voix des agriculteurs et de leurs collatéraux ou des gens avec qui ils travaillent »6.
Un vote agricole ancré à droite
Les orientations politiques des agriculteurs ne sont pas uniformes compte tenu de l’extrême diversité de leurs situations. C’est un phénomène que l’on pouvait déjà observer durant les IIIe et IVe Républiques. Aujourd’hui, on peut remarquer que le clivage droite-gauche au sein du monde agricole est géographiquement très marqué. Bertrand Hervieu et François Purseigle ont ainsi observé que « les départements où la population agricole vote très à droite ou à droite sont tous concentrés dans le quart nord-est de la France (à l’exception des Bouches-du-Rhône) tandis que les départements dans lesquels la population agricole semble voter majoritairement en faveur de la gauche sont tous au sud d’une ligne La Rochelle-Gap, à l’exception des Côtes-d’Armor et du Finistère. Entre ces deux blocs, se trouve une zone médiane assez incertaine7».
Il n’en reste pas moins que les agriculteurs votent majoritairement à droite et en premier lieu en faveur des candidats néogaullistes. Ils sont même l’une des bases de l’électorat de la droite. Ce positionnement majoritairement conservateur s’explique généralement par plusieurs facteurs qui sont autant d’indicateurs d’un vote à droite : le statut d’indépendant des chefs d’exploitations agricoles, qui les amène le plus souvent à partager les orientations politiques des indépendants ; une forte appartenance religieuse, en tout cas plus forte que la moyenne française ; le fait que les agriculteurs soient davantage propriétaires de leur résidence principale que le reste de la population ; et enfin leur moyenne d’âge assez élevée.
D’après les résultats des enquêtes TNS Sofres8, les suffrages en faveur des candidats des droites aux premiers tours des scrutins présidentiels entre 1969 et 1995 ne sont jamais descendus en-dessous de 65 % : 84 % en 1969, 65 % en 1974, 69 % en 1981, 68 % en 1988 et 76 % en 1995. À l’exception de 1974, les candidats néogaullistes sont systématiquement arrivés en tête des suffrages agricoles. Georges Pompidou a ainsi obtenu 49 % de ces suffrages au premier tour de l’élection présidentielle en 1969, Jacques Chirac, 34 % en 1981, 35 % en 1988 et 26 % en 1995 (Édouard Balladur recueillant pour sa part 15 % de ces suffrages cette année-là). Il en a été de même dans la période la plus récente. Des données de l’Ifop indiquent que Nicolas Sarkozy aurait recueilli 32 % des suffrages agricoles en 2007 et 44 % en 20129. Depuis quatre décennies, les candidats néogaullistes obtiennent donc au moins un tiers des suffrages des agriculteurs aux premiers tours des scrutins présidentiels.
Or, il semble bien que le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 n’ait pas dérogé à cette « règle » puisque d’après l’Ifop, 65 % des agriculteurs auraient voté pour les principaux candidats des droites (Fillon, Le Pen) et d’après OpinionWay, ce chiffre s’élèverait à 87,5 % (Fillon, Le Pen, Dupont-Aignan, Lassalle), tandis que d’après BVA, 72 % des agriculteurs interrogés avaient l’intention de voter pour les candidats des droites (graphique 1). C’est bien davantage que la moyenne nationale obtenue par ces quatre candidats (47 %). Par ailleurs, quelle que soit l’enquête, François Fillon arrive en tête chez les agriculteurs avec un résultat à peu près conforme à ce que les candidats néogaullistes ont pu obtenir au sein de cette profession depuis Jacques Chirac en 1981 : 35 % pour l’Ifop, 65 % pour OpinionWay et 42 % pour BVA. Dans tous les cas de figure, on obtient ainsi chez les agriculteurs un second tour Fillon-Le Pen, ces candidats réalisant à eux deux au moins 60 % des estimations ou des intentions de vote.
Graphique 1 – Intentions de vote (BVA) et estimations du vote des agriculteurs (Ifop et OpinionWay) au premier tour
de l’élection présidentielle 2017, en %
Les candidats de droite non gaullistes ou ceux du centre peuvent également réaliser des scores importants dans le monde agricole : 35 % pour Alain Poher en 1969, 48 % pour Valéry Giscard d’Estaing en 1974 et 31 % en 1981, 19 % pour Raymond Barre en 1988 (TNS Sofres), 26 % pour François Bayrou en 2007 et 11 % en 2012 (Ifop). Les agriculteurs se sont montrés ainsi sensibles à quelques « vagues électorales » : Poher en 1969, Giscard en 1974 ou Bayrou en 2007. Il est difficile de dire à ce stade si cela a été aussi le cas pour Emmanuel Macron en 2017 car les estimations le concernant vont du simple au triple : 6 % pour OpinionWay, 18 % pour l’Ifop. Celles-ci tendent néanmoins à montrer que le candidat En marche ! a recueilli au premier tour une part des suffrages moins élevée que François Bayrou en 2007. En revanche, d’après OpinionWay, Emmanuel Macron aurait obtenu 65 % des suffrages agricoles au second tour de l’élection présidentielle.
Enfin, cet ancrage à droite d’une majorité d’agriculteurs est perceptible dans les faibles résultats réalisés par les candidats de gauche au sein de cette catégorie socioprofessionnelle. C’est bien évidemment le cas pour les candidats de la gauche radicale qui ne dépassent jamais 10 % de leurs suffrages : Jacques Duclos en 1969 (10 %), Georges Marchais en 1981 (4 %) ou Jean-Luc Mélenchon en 2012 (6 %). Mais c’est aussi le cas pour les candidats socialistes. Si dans les années 1970-1980, François Mitterrand obtenait plus de 20 % des suffrages agricoles – 27 % en 1974, 22 % en 1981, 23 % en 1988 –, les candidats socialistes réalisent des scores inférieurs à 20 % depuis 1995 – 16 % pour Lionel Jospin en 1995, 10 % pour Ségolène Royal en 2007 et 13,5 % pour François Hollande en 201210. Les résultats de 2017, même partiels, confirment et même semble-t-il renforcent cette défiance des agriculteurs vis-à-vis des candidats de gauche et de leur volonté affichée de rompre avec l’agriculture conventionnelle. Ainsi, pour Opinion Way, Jean-Luc Mélenchon aurait obtenu 6 % des suffrages agricoles, tandis qu’aucun agriculteur de l’échantillon n’a voté pour Benoît Hamon.
DES AGRICULTEURS DE PLUS EN PLUS TENTÉS PAR UN VOTE PROTESTATAIRE
On observe depuis maintenant deux décennies la montée d’un vote protestataire au sein du monde agricole, et notamment d’une tentation souverainiste, voire populiste. Cela s’est traduit par la remise en cause progressive au sein d’une partie de la profession de ce que l’on pourrait appeler le « consensus agricole » français. En dépit de l’existence de syndicats agricoles marqués à gauche, il existait néanmoins un consensus majoritaire chez les agriculteurs sur une forme de cogestion de l’agriculture française par le pouvoir gaulliste et la FNSEA et sur la modernisation de l’agriculture française, passant notamment par l’ouverture européenne (Politique agricole commune).
Or, ce consensus a été en partie remis en cause depuis le début des années 1990 en trois grandes étapes. La première s’est déroulée au tournant des années 1980-1990 avec sur le front politique, le succès électoral dans le monde agricole de Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT) et du mouvement de Philippe de Villiers11, et sur le front syndical, l’émergence d’un syndicalisme agricole eurocritique contestant l’hégémonie de la FNSEA, avec la création de la Coordination rurale et sa rapide percée lors des élections aux chambres d’agriculture. Une césure entre, d’une part, une partie du monde agricole et, d’autre part, la droite républicaine et la FNSEA, le syndicat majoritaire proche de celle-ci, s’est, en effet, opérée en 1992 à l’occasion de l’approbation par référendum du traité de Maastricht et de la réforme de la PAC dans un contexte de négociations commerciales multilatérales visant à libéraliser les échanges agricoles. Même si la FNSEA ne donna pas de consignes de vote aux agriculteurs lors du référendum sur le traité de Maastricht, son président d’alors, Luc Guyau, avait indiqué qu’il voterait « oui » à titre personnel. Or, une grande majorité des agriculteurs a voté « non », comme plus tard, en 2005, ils voteront massivement « non » au traité constitutionnel européen. La Coordination rurale émerge d’ailleurs en 1992 en réaction à la réforme de la PAC et rencontre rapidement un important succès électoral en séduisant les sympathisants de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs.
La seconde étape s’est déroulée à partir du début des années 2000 avec la percée du Front national dans le monde agricole au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, alors que jusqu’alors cette catégorie socioprofessionnelle avait été parmi les plus réfractaires au discours frontiste. Enfin, la dernière étape s’est traduite par une nouvelle poussée du FN à partir de l’élection présidentielle de 2012 (graphique 2).
Graphique 2 – Vote FN des agriculteurs au premier tour
de l’élection présidentielle 1988-2012, en %
En 2017, le vote protestataire semble avoir été aussi élevé au sein du monde agricole compte tenu de la popularité des candidats eurocritiques de droite (M. Le Pen, N. Dupont-Aignan, J. Lassalle), qui ont recueilli 30 % des suffrages agricoles selon l’Ifop (pour la seule M. Le Pen) ou 23 % pour OpinionWay (ou encore 30,5 % de leurs intentions de vote pour BVA), alors que la moyenne nationale cumulée pour ces trois candidats était de 27,2 %. Les résultats non négligeables de Nicolas Dupont-Aignan et de Jean Lassalle tendent ainsi à démontrer qu’une partie des agriculteurs ne se reconnaissent plus dans la droite classique, sans pour autant voter FN, en étant séduits par leur discours ruraliste et souverainiste.
Il reste néanmoins une grande incertitude à propos du score réalisé par Marine Le Pen chez les agriculteurs au premier tour de l’élection présidentielle. Si, comme le laisse entendre l’Ifop, elle a obtenu 30 % des suffrages, sa percée dans le monde agricole serait sans précédent. En revanche, si elle n’a obtenu que 15,6 %, comme l’indique OpinionWay, ce serait une contre-performance pour elle, avec un résultat bien inférieur à celui réalisé en 2012 et à ce qu’elle espérait obtenir. À ce stade, il n’est donc pas possible de tirer des conclusions définitives en la matière. On doit néanmoins remarquer que, d’après l’enquête OpinionWay, la candidate FN a recueilli 35 % des suffrages agricoles au second tour, ce qui tend tout de même à montrer que le vote protestataire agricole est loin d’être négligeable.
Eddy Fougier
Politologue et consultant12
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- Martial Foucault, « Un vote de classe éclaté », Note du Cevipof #32, Sciences Po, mars 2017. ↩
- « Pour qui voteront les agriculteurs le 7 mai ? », www.lefigaro.fr. ↩
- « Les mondes agricoles : une minorité éclatée, ancrée à droite », 2012 – Les électorats sociologiques, Les Notes du Cevipof n°13, février 2012. En revanche, il convient de ne pas assimiler trop rapidement vote rural et vote paysan car les agriculteurs sont devenus de plus en plus minoritaires dans les zones rurales. ↩
- « Le monde agricole peut-il faire basculer la présidentielle 2017 ? », entretien vidéo accordé par F. Purseigle à Entraid le 2 février 2017, www.entraid.com. ↩
- D’après l’enquête jour du vote d’OpinionWay, l’abstention n’aurait été que de 5 % au sein du monde agricole au premier tour de la présidentielle de 2017. ↩
- Entretien à Entraid, op. cit. ↩
- Op. cit. ↩
- https://www.lelab2012.com/historique-elections-presidentielles-dates.php. ↩
- « Votes paysans », Ifop Focus, n°104, février 2014. ↩
- Les données antérieures à 1995 proviennent de TNS Sofres et celles de 2007 et de 2012 de l’Ifop. ↩
- D’après TNS Sofres, 37 % des agriculteurs auraient voté en faveur de la liste Philippe de Villiers lors des élections européennes de 1994 (contre 38 % pour la liste UDF-RPR). Celui-ci serait également arrivé en seconde position chez les agriculteurs au premier tour de l’élection présidentielle de 1995 en recueillant 19 % de leurs suffrages. ↩
- Eddy Fougier est co-auteur avec Jérôme Fourquet de « Le Front national en campagnes. Les agriculteurs et le vote FN », étude pour la Fondation pour l’innovation politique, 2016. Il est également chroniqueur régulier dans la presse professionnelle agricole (WikiAgri). ↩