C’est une scène soigneusement orchestrée qui s’est jouée à Singapour le 30 mai 2025 : Emmanuel Macron y prononce le discours inaugural de la 22e édition du Dialogue Shangri-La, principal forum asiatique de sécurité et de défense. À travers ce geste symbolique, la France affirme plus que jamais sa place dans l’échiquier stratégique indo-pacifique, et ce dans un contexte géopolitique tendu et en recomposition permanente.
Le Dialogue Shangri-La, vitrine de sécurité en Asie
Organisé annuellement par l’IISS (International Institute for Strategic Studies), le Dialogue Shangri-La réunit à Singapour chefs d’États, ministres de la Défense, hauts gradés militaires et experts en géostratégie venus du monde entier. Objectif : débattre des enjeux sécuritaires cruciaux de l’Asie-Pacifique, entre tensions maritimes en mer de Chine, rivalité sino-américaine, et menaces transnationales.
En 2025, l’événement s’est déroulé du 30 mai au 1er juin dans une atmosphère pesante : guerre prolongée en Ukraine, conflit à Gaza, pressions croissantes sur Taïwan et les mers du Vietnam et des Philippines, polarisation technologique mondiale. C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron a été convié à délivrer le discours d’ouverture, comme une reconnaissance du rôle croissant de la France dans la région.
La « troisième voie » française
Depuis de Gaulle, la diplomatie française se revendique de l’autonomie stratégique. Cette tradition trouve un nouvel écho sous Macron, qui s’efforce de faire entendre une voix européenne distincte de Washington comme de Pékin. Lors de son intervention, il a plaidé pour un « ordre multilatéral réformé », défendant une Indo-Pacifique ouverte, stable, et inclusive.
La stratégie de la France pour l’Indo-Pacifique repose sur plusieurs piliers : présence militaire (La Réunion, Nouvelle-Calédonie, Polynésie), coopération navale, défense des biens communs maritimes, et soutien aux infrastructures résilientes, notamment à travers des partenariats dans le domaine de la cybersécurité (Singapour, Indonésie, Vietnam…).
Singapour, pivot stratégique
Le choix de Singapour ne doit rien au hasard. La Cité-État, ultra-connectée et politiquement stable, représente à elle seule plus de 60 % des exportations françaises en Asie du Sud-Est. Elle est le centre névralgique des opérations industrielles, commerciales, logistiques et financières françaises dans la région.
En avril 2025, Emmanuel Macron avait déjà reçu Lawrence Wong — alors vice-Premier ministre singapourien — à l’Élysée pour préparer l’année France-Singapour de la durabilité (2024-2025). Quelques semaines plus tard, Wong remporte les élections générales singapouriennes avec 87 sièges sur 97. Macron est donc accueilli à Singapour par un Premier ministre conforté dans son mandat, et désireux de renforcer ses partenariats extérieurs dans un monde incertain.
Une tournée régionale très ciblée
Le passage à Singapour s’inscrit dans une tournée stratégique plus large, débutée au Vietnam le 25 mai, poursuivie en Indonésie le 28 mai, avant de culminer au Dialogue Shangri-La. Une semaine asiatique dense mais, comme le rappelle la Constitution française, la politique étrangère est une prérogative présidentielle. Macron en use avec intensité.
Au Vietnam, les retombées économiques ont été immédiates : contrats avec Airbus pour 9 milliards d’euros, discussions autour du nucléaire civil, renforcement global du partenariat stratégique, notamment dans la cybersécurité. Hanoï, placé entre pressions américaines (tarifs douaniers) et chinoises (invasions en mer du Vietnam), veut redonner à la France une place de choix.
En Indonésie, l’enjeu fut principalement militaire : la France y a vendu 42 avions Rafale et discute de la vente de sous-marins Scorpène. La coopération de défense s’accompagne aussi d’un dialogue diplomatique, avec l’organisation prochaine d’un sommet sur la Palestine, co-présidé par la France et l’Arabie Saoudite. Le président indonésien Prabowo Subianto — surnommé « mon frère » par Macron — a déclaré que son pays reconnaîtrait Israël dès que celui-ci reconnaîtrait un État palestinien. Une déclaration hautement symbolique.
Un leadership assumé
Critiqué parfois pour son goût du verbe et son ambition jugée démesurée, Emmanuel Macron est le seul dirigeant européen à tenir un discours articulé sur l’Indo-Pacifique et à engager son pays dans des partenariats structurants.
La question reste ouverte : la France parle-t-elle pour elle seule, ou cherche-t-elle à entraîner l’Europe ? Macron se pose souvent en héraut d’une Europe stratégique, mais la fragmentation politique de l’UE complique l’émergence d’une véritable politique indo-pacifique européenne.
En l’absence d’initiatives claires de la part de l’Europe, la voix française résonne. Et le Dialogue Shangri-La 2025 en est un écho clair : dans un monde fracturé, la France veut être un allié sans condition, une puissance d’équilibre.
Serge Besanger
Professeur à l’ESCE
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