Triste période pour la démocratie libérale. Sous les coups de boutoirs de populistes de tous bords, voici que l’on s’en prend à son fondement même : la liberté d’expression. Sous prétexte de la garantir au plus haut niveau, la voici elle aussi déboulonnée. Le vice-président américain est venu sur le sol européen préciser combien ce continent protégeait imparfaitement la mère des libertés, combien cette dernière se voyait menacée par ceux-là mêmes qui se prétendent des grands démocrates.
Àl’heure où les contre-vérités sont perçues comme de simples divergences d’opinion, la liberté d’expression est menacée par l’excès de discours venant la politiser, la démembrer et menaçant la démocratie elle-même qui, « se nourrit de liberté d’expression », et inversement.
Un retour aux sources textuelles et aux fondements juridiques de sa consécration doit permettre d’apaiser le débat autour de cette liberté particulièrement significative de la démocratie libérale. Il ressort de sa formulation dans différents textes comme des conventions internationales ou des constitutions nationales, qu’elle se confond parfois avec d’autres libertés qui peuvent, dans des pratiques étrangères, devenir des synonymes ou antonymes de la notion.
Ces formulations diverses déteignent sur sa nature qu’il devient bien difficile de définir alors même qu’il s’agit de la pierre angulaire de la notion de société démocratique.
UN DROIT CHÈREMENT ACQUIS : LE FONDEMENT DE LA SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE
Au sein des libertés fondamentales, la liberté d’expression peut se réclamer d’une parenté textuelle riche. Dans de nombreuses constitutions, la liberté de s’exprimer est consacrée sous diverses formes : d’opinion, d’information, de communication, là où les textes internationaux mettent l’accent sur la nécessité pour les États d’en préserver l’exercice.
Une histoire mouvementée
Historiquement, la liberté d’expression est un acquis des Lumières outre-Atlantique et en Europe où le règne de l’individualisme ou l’abolition des privilèges (particulièrement en France) et celle de toute forme de soumission à un pouvoir et le déni de toute autorité royale ou hiérarchique (particulièrement aux États-Unis) a consacré le rôle central de l’homme dans la vie sociale qui doit s’exprimer librement sans contraintes religieuses, sociales, économiques ou politiques.
La première manifestation de ce courant de pensée libéral est à retrouver dans la Constitution de 1787 des États-Unis établie au moment où le pays gagnait sa liberté à la Couronne britannique. Celle-ci fut amendée pour la première fois le 25 septembre 1789 avec un « First amendment » qui garantit aux citoyens leur liberté d’expression. Il ne s’agit pas seulement de la liberté de chacun d’exprimer sa pensée, ses idées, ses croyances mais aussi du droit de la presse d’informer et de distribuer de telles pensées sans restriction de la part des autorités. Les agences de notations, les firmes de cinéma, les oppositions, les juges, les médecins sont protégés sous la bannière du Premier amendement. Il est plus qu’un fondement de l’Amérique historique, il en est le fleuron.
La non- ingérence de l’État signe presque sa tétanie, usé et abusé, le premier amendement continue à rayonner comme le sceau du libéralisme débridé outre-Atlantique.
Cette même liberté qui fut peu après proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en France (DDHC article 11). En abolissant les privilèges, les Français ont dénié tout pouvoir à l’argent et aux classes pour dominer la pensée, l’éducation et le travail des citoyens. Ceux-ci doivent désormais être libres de penser par eux-mêmes. La vertu libératrice de la liberté d’expression est consubstantielle au souci des Français de ménager leur égalité devant la loi. Après la Déclaration de 1789 et durant une longue partie de l’Histoire, ce fut principalement la loi du 29 juillet 1881 (loi sur la liberté de la presse) qui fut considérée comme la loi maîtresse de la liberté d’expression. Ce texte fédère encore aujourd’hui les éléments législatifs qui caractérisent le principe et les limites de la liberté d’expression, « à la française » : la liberté est loin d’être absolue et il faudra plusieurs mois aux rédacteurs pour penser avec minuties tous les « abus » dont cette liberté pourrait souffrir ; avant tout, consacrer la liberté ne doit pas menacer l’Unité du peuple français. La diffamation, l’interdiction des discours incitant à la haine, les abus de liberté, les fake news, existent donc pour nous Français depuis 1881 !
Une internationalisation sans frontières
L’internationalisation de la protection du principe a contribué à élargir les domaines où elle s’étend et à formuler sa garantie de manière plus large que le concept français. Il a fallu attendre que les violations qui ont été apportées à la liberté d’expression aient eu un caractère flagrant lors des deux guerres mondiales pour qu’elle fût consacrée à un niveau universel, comme par exemple dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, afin qu’elle s’exerce « sans considérations de frontières », (article 19). Le pacte de New York de 1966, la convention interaméricaine des Droits de l’Homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne comprennent pareille disposition en des termes farouchement identiques.
UN DROIT CHÈREMENT PROTÉGÉ : UNE LIBERTÉ LIMITÉE
Des ingérences proportionnées
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme est un tournant
pour le rayonnement de la liberté d’expression. Il consacre une liberté protéiforme d’expression, d’opinion, de communication des idées et informations par tous médias, pour toute personne dans un champ des plus larges. Comme toujours dans la Convention, l’alinéa 1 relatif au principe est suivi d’un alinéa 2, relatif aux limites. La liberté d’expression n’est pas un droit absolu, elle se définit même à travers ses restrictions et l’article 17 de la Conven- tion EDH, « conçu par les rédacteurs (…) comme une protection de l’ordre public interne des États contractants contre le danger totalitaire et fasciste », prohibe tout abus de droit de manière générale.
Dans tous les textes qui consacrent la liberté d’expression depuis 1789, celle-ci est en effet toujours assortie de limites et de réserves. C’est là l’honneur des libéraux d’aimer à ce point les libertés qu’ils peuvent ne concevoir qu’il en existe qu’une seule au point de devoir toutes les limiter pour toutes les garantir en les conciliant. Choisir une liberté absolue c’est mettre fin au régime des libertés, c’est autoriser les libertés, là où un régime libéral ne tolère que la répression. Terme tabou lié aux dictatures politiques, la répression est pourtant un mot chéri des libéraux : un législateur qui réprime est un législateur qui laisse la liberté s’exercer et n’intervient qu’au stade où un tel manquement à l’ordre social est avéré qu’il convient de le « réprimer ».
Attention aux mots amis (libertés absolues) et aux mots ennemis (répression) qui briment l’intelligence d’un peuple qui ne peut être gouverné que dans la nuance de sa subtile complexité.
Pour en revenir à l’article 10 de la CEDH, il organise, de manière plus précise et plus ancrée dans le temps présent, les limites à la liberté d’expression que la Convention qualifie « d’ingérance ».
Au vu du caractère élimé de ce terme dans le vocabulaire politique moderne, il convient de rappeler que la Convention y voit la limite aux libertés, c’est-à-dire la possibilité pour l’État de s’ingérer dans l’exercice de la liberté. La liberté est le principe, la restriction l’exception nous enseignait déjà le juge administratif français au début du 20e siècle !
Les limites à la liberté d’expression doivent être prévues par la loi, viser à protéger l’un des buts considérés comme légitimes par le paragraphe 2 comme : la sécurité nationale, l’intégrité territoriale et la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, la protection d’informations confidentielles et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. En outre, ces limites doivent correspondre à des « mesures nécessaires dans une société démocratique ». Loin de donner un boulevard
à la censure, la Cour y voit la nécessité de satisfaire un « besoin social impérieux ». C’est pourquoi, consciente du risque de manipulation de la « nécessité » de limiter la liberté d’expression pour un État, la Cour considère que l’ingérence doit surtout être proportionnée.
La Cour adopte en la matière une position très claire, il faut se garder de dissuader les titulaires de la liberté d’expression de l’exercer pleinement par peur de sanctions pénales trop lourdes.
Des juges garants
Pour les juges, la liberté d’expression, « droit hors du commun », est à la fois un droit en soi et un droit indispensable à la réalisation de tous les autres. La liberté d’expression est « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique »ou encore « une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale.
Le conseil constitutionnel conçoit les limitations de la liberté d’expression très différemment de la Cour européenne des droits de l’homme, en se penchant sur les autres libertés garanties, sur les émetteurs et les récepteurs de la liberté.
Deux limites existent donc à la liberté de communication « d’une part, les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication (…) et d’autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression ». La liberté d’expression, comprise ici dans sa dimension communicationnelle, alors qu’elle a longtemps été conçue pour protéger ceux qui émettent contre les risques de censure, doit aussi s’intéresser à ceux qui reçoivent, au nom de la diversité des opinions et du pluralisme, des courants de pensée. Le législateur doit veiller à ce que les citoyens « soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni que l’on puisse en faire l’objet d’un marché ».
Sergeï Lavroff en 2022 avait rapproché les textes onusiens et européens d’un « discours de l’envahisseur », il est désormais possible d’optionner, voire même de rejeter les acquis de l’état de droit, de la démocratie et du libéralisme, eu égard au respect dû à la prééminence du politique. Il faudrait qu’une liberté soit absolue, là où ceux qui la critiquent ne gouvernent pas, il faudrait que les textes ne limitent plus. Mais qu’en sera-t-il demain de tous ces choix laissés au pouvoir politique lorsqu’ils ne garantiront plus rien à personne que des privilèges pour ceux qui décident au nom d’un très idéalisé « intérêt commun » ? Le risque est grand qu’on leur coupe la tête. La voix de la liberté d’expression porte plus haut les intérêts qu’elle peut heurter et enorgueillit les Nations soucieuses d’une démocratie vivifiante par la diversité de ses batailles idéologiques, menées à fleuret mouchetés.
La limite est plus qu’un programme : c’est un credo.
Anne-Charlène Bezzina
Constitutionnaliste Enseignante-chercheuse Maître de conférences des Universités en droit public