Le débat sur la fin de vie, qui s’achève en première lecture à l’Assemblée nationale, a révélé des tensions qui ont cristallisé au fil des amendements adoptés. S’agissant d’un texte qui en appelle aux convictions profondes de chacun, mais dont certains redoutent qu’il remette en cause certains interdits qui touchent aux fondements de notre civilisation, il est normal que diverses appréhensions s’expriment. La fébrilité a d’ailleurs donné libre cours à la résurgence d’un accès d’antimaçonnisme assez attendu et assez comparable à ce qui avait prévalu lors de l’adoption de la loi sur le mariage pour tous.
L’engagement des Francs-maçons en faveur de l’euthanasie active et du suicide assisté est un engagement de longue haleine. Il n’est pas le fruit d’un quelconque complotisme mais l’expression d’un courant de pensée qu’on peut contester mais qui puise sa raison d’être dans une conception de la liberté humaine au gré de laquelle tout individu est en dernier ressort l’unique responsable des choix qu’il effectue, dans une pure et unique confrontation avec sa conscience. Est-ce un progrès, est-ce un recul par rapport à la civilisation dont nous sommes les descendants, quelle que soit la relation qu’on entretient avec cet héritage ? Je n’aurai pas la prétention de trancher cette question pour le compte des autres. Je n’y vois pas pour autant le symptôme d’une forme d’hybris à peine déguisée glorifiant l’absolue liberté de l’individu mais la conséquence d’une sécularisation qui a remanié silencieusement le rapport que chacun peut entretenir avec l’existence.
Dès son apparition, la Franc-maçonnerie s’est montrée soucieuse de travailler à affranchir l’humanité des divers déterminismes qui l’enserrent, non pour les mépriser mais pour instaurer un dialogue distancié avec les obstacles qui parsèment le chemin d’une liberté qui par essence demeure toujours inachevée.
Certains ont rappelé l’initiative portée par le sénateur, franc-maçon du GODF, Henri Caillavet en 1978. La loi Claeys-Léonetti en a finalement repris en grande partie l’esprit. Il conviendrait aussi de rappeler le travail sur ce sujet d’autres Francs-maçons depuis plus de vingt ans, conscients du fait que le temps devait permettre une maturation en faveur d’une décision plus consensuelle, sans chercher à heurter inutilement les esprits contraires.
Bien entendu, il ne s’agit pas pour autant d’ouvrir la voie à un eugénisme déguisé qui marquerait une rupture anthropologique que certains redoutent. Cette loi ne saurait avoir pour objectif de désigner de manière froide et impersonnelle des « populations » qui du jour au lendemain deviendraient éligibles au droit à mourir, comme on peut l’entendre. Il s’agit encore moins de donner libre cours à des dispositions législatives si permissives qu’elles accorderaient un blanc-seing à ceux qui seraient tentés d’abuser de la faiblesse des personnes en souffrance. Un peu de raison s’impose dans un tel débat.
La rigueur doit en effet être extrême en ce qui concerne l’accomplissement d’une décision qui suscitera peut-être toujours une forme d’incompréhension de la part des soignants et de l’entourage, tout comme devra être respectée la clause de conscience du personnel médical à l’égard d’un tel geste. A ce titre, instaurer un délit d’entrave n’a de sens que s’il est strictement périmétré car culpabiliser systématiquement les opposants serait envoyer un mauvais signal.
Enfin, une telle législation ne saurait également dispenser la France de se doter d’un réseau de soins palliatifs digne du XXIème siècle dans lequel nous vivons. Le choix ultime ne saurait être la conséquence par défaut d’une fin de vie déshumanisée, comme cela peut être craint quand on sait que 20% des départements ne disposent pas d’unités de soins palliatifs et que ceux-ci sont délivrés de manière aléatoire dans plus de la moitié d’entre eux.
C’est donc bien le devoir du législateur de ne pas céder à une illusoire facilité. Une telle loi ne doit pas avoir pour objectif d’ouvrir la voie à une incitation généralisée au suicide, quelles qu’en soient les motivations. Il lui est plus raisonnablement demandé d’accorder une écoute positive, juridiquement parlant, à la parole, aussi rare soit-elle, de tous ceux refusant que quiconque décide à leur place de ce que doit devenir leur vie, pour eux-mêmes et ceux qui les entourent, à un moment où la vie ne leur semble plus un chemin d’espoir.
Nous entendons également les craintes de ceux qui redoutent qu’une telle loi ne soit les prémices d’une généralisation future du droit à mourir, au vu de ce qui s’est produit dans de nombreux pays étrangers ayant légiféré sur le sujet. Je ne suis pas sûr que cette pente assez présente dans les pays marqués par l’esprit du protestantisme soit tracée d’avance. Tout dépendra de la capacité des pouvoirs publics à doter le système de soins des moyens dont il ne dispose pas réellement à ce jour, pour apaiser le débat et faire que le droit à mourir demeure l’exception.
Gageons que la poursuite du débat parlementaire débouchera sur une solution apaisée et consensuelle.
Daniel Keller
Ancien Grand Maître du Grand Orient de France