Mais dans quel monde vivons-nous ?
Assurément dans un monde nouveau depuis ce lundi 24 février, après la décision de la nouvelle administration américaine de soutenir la Russie, contre l’avis des Européens, sur deux textes consécutifs adoptés aux Nations unies sur la guerre en Ukraine. Cette fracture inédite du camp occidental intervient alors qu’une stratégie commune d’isolement de Moscou sur la scène internationale avait toujours prévalu des deux côtés de l’Atlantique depuis l’agression russe orchestrée par Vladimir Poutine en 2022.
Au point de faire dire à l’éminent politologue Ivan Krastev qu’en prenant ainsi de court le Vieux Continent par cette décision, « Donald Trump signe la fin de l’idée de l’Occident ». Une prophétie d’autant plus crédible qu’en à peine trente jours, le nouveau locataire de la Maison Blanche aura multiplié les pressions commerciales sur ses partenaires (le Canada, mais aussi l’Union européenne) autant que les intimidations lors de l’examen des dossiers de sécurité militaire (autour des discussions sur l’avenir de l’OTAN).
Si l’Europe et son allié historique américain ne sont manifestement plus capables de parler d’une même voix au moment d’affronter une crise géopolitique aussi majeure, cela interroge. Car comment espérer partager demain une communauté de destin autour des valeurs de la démocratie libérale, qui semblait triomphante après la disparition de l’empire soviétique en 1991, si les partenaires d’hier ne sont même plus capables de s’entendre aujourd’hui sur ce que devrait être un ordre mondial juste au XXIe siècle ?
En engageant des discussions bilatérales directes avec la Russie, dans le dos de leur partenaire européen, les États-Unis de Trump semblent vouloir se situer au-delà d’une conception traditionnelle – d’inspiration morale – du droit international, et qui aurait consisté à reconnaître, comme préalable aux négociations de paix, la Russie de Poutine comme « l’agresseur » depuis l’invasion du 24 février 2022, et l’Ukraine comme « l’agressé ». Et ce pour une raison aussi simple qu’opportuniste : l’enjeu économique et financier incommensurable associé à l’accès privilégié aux minerais stratégiques ukrainiens que le président Trump exige comme contrepartie à l’aide versée pendant trois ans. Des richesses à vrai dire considérables aux dires mêmes du Washington Post, qui avait estimé la valeur des réserves en question à 26 000 milliards de dollars en août 2022. Avec des intérêts cruciaux pour l’avenir de l’industrie américaine (automobile, défense, aérospatiale…) en cas de perturbation d’approvisionnement, au moins pour les trois minerais jugés essentiels : le manganèse (Ukraine, 8e producteur mondial), le titane (11e) ou encore le graphite (14e).
À entendre Donald Trump, qui s’apprête à piller purement et simplement l’Ukraine, on croirait revivre l’époque où Margaret Thatcher réclamait alors les dividendes de la participation de la Grande-Bretagne à la construction communautaire, en prononçant le 30 novembre 1979 à Dublin une formule devenue célèbre : « I want my money back. » Mais les milliards mis sur le terrain ukrainien par l’Amérique et l’Europe devaient d’abord soutenir une ambition extra-financière : défendre militairement un pays libre contre une agression extérieure, en regardant d’abord l’Ukraine comme le dernier rempart face à un impérialisme russe qui, sous prétexte d’un désir inassouvi de retour à l’unité et à la « grandeur » de son passé soviétique défunt (1917-1991), se montre résolu à faire encore couler le sang et à s’affranchir des règles internationales.
Si l’administration américaine, dans ce second mandat présidentiel de Donald Trump, entendait persévérer dans cette posture où les considérations « business » écrasent toutes les autres, elle alimenterait sérieusement les critiques déjà proliférantes des adversaires d’un récit universaliste, désormais présenté par le Sud global (Russie, Chine…) comme le moyen déguisé qu’auraient trouvé les Occidentaux après 1945 pour imposer leur domination au reste du monde, sous les habits plus respectables du libre-échange économique et de la défense des droits humains à l’ONU.
Qui pourrait alors inverser ce mouvement de « décentrement », déjà à l’œuvre et dont l’objet même est de s’inscrire en faux par rapport au narratif occidental, lequel peine d’autant plus à s’imposer que beaucoup de promesses qui le sous-tendaient (réduction des inégalités, plus d’efficacité liée à la libre expression des marchés, développement des droits humains…) n’ont pas été tenues et que de nombreux défis de premier ordre (climat, pandémies, pauvreté…) restent à relever ?
Le problème est bien là : nos démocraties manquant d’efficacité politique, économique, sociale et même écologique, désormais, elles plient. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’on ne peut désormais plus exclure qu’elles puissent rompre un jour, voire s’effondrer. Car leurs propres fragilités internes les exposent plus que jamais à la dangerosité et à l’ambition de ceux qui y opposent un projet délibérément impérialiste, qui ne vise rien de moins que la relégation de notre modèle politique, voire son anéantissement.
L’Europe occidentale, jadis préservée par un lien transatlantique fort qui est en train de se disloquer un peu plus avec le retour au pouvoir de Donald Trump, devient un ilot démocratique et libéral au milieu d’une mer agitée dans laquelle cohabitent quelques puissances dominantes (Chine, Russie, États-Unis principalement), aux dents acérées, et dont le projet rappelle le phénomène qu’Hannah Arendt aurait qualifié, en son temps, d’« impérialisme continental ».
Dans ce nouveau bassin géopolitique nauséabond, où chacun montre ses muscles et n’hésite pas à bafouer chaque fois que possible le droit international, chaque prédateur se présente fort d’un récit bien rôdé dans lequel s’entremêlent aussi bien des références à une injustice historique (prétendue) dont il aurait été victime qu’en invoquant un nécessaire retour à l’unité et à la grandeur, censé justifier de se débarrasser au plus vite de tout adversaire (« parasite »), susceptible de l’affaiblir.
Comment lire autrement le grand dessein de Poutine, caressant l’espoir de réalisation de ce projet (fou) de réunification du « monde russe », ou celui du leader nationaliste Narendra Modi, lorsqu’il proclame vouloir faire de l’Inde un « foyer national hindou » ? Comment interpréter autrement encore la politique d’« une seule Chine » poursuivie par Xi Jin Ping (au détriment de Taïwan) et, assurément, le tournant panturquiste amorcé par Ankara, sous l’impulsion d’un Recep Erdogan, oscillant à chaque crise entre l’Occident et la Russie ?
Et que dire, enfin, de l’intention manifestée par Benyamin Netanyahou d’étendre la souveraineté exclusive d’Israël du Jourdain à la mer, au mépris d’une solution à deux États, pourtant le plus souvent poussée par la communauté internationale ?
Dans ce nouveau concert de nations où prévalent des nationalismes exacerbés et si parfaitement assumés, c’est à l’Europe de se montrer forte. Le déplacement du président Emmanuel Macron à Washington cette semaine aura eu le mérite – -sice n’est d’infléchir la position américaine sur l’Ukraine – au moins de replacer l’UE comme un acteur sur lequel compter dans les discussions à venir en vue de mettre fin au conflit russo-ukrainien.
Il était grand temps !
Car on a toujours l’impression désagréable, sur le terrain géopolitique comme sur les questions économiques et commerciales, que l’Europe n’arrive que rarement à jouer les premiers rôles ni même à se faire respecter. Car l’exécutif européen, à force d’être sur la défensive, a toujours un train de retard. La publication mercredi 26 février par la Commission d’une nouvelle série de propositions pour s’attaquer à une compétitivité toujours en berne en fournit encore un cruel témoignage. Face à une Amérique qui dérégule à tout-va, menace ses alliés d’une guerre commerciale d’ampleur, s’ajoutant à la nouvelle offensive chinoise sur les technologies vertes, mettant elle-même en péril l’industrie européenne, Ursula von der Leyen a fini par présenter de nouvelles orientations dont la cohérence d’ensemble est non seulement discutable (notamment si on doit les comparer au rapport Draghi, présenté le 9 septembre 2024), mais dont l’insuffisance la plus criante est à l’évidence la question des moyens réellement mobilisés.
À force de tergiverser et faute aussi d’unité possible à « 27 » sur les grands dossiers (la Hongrie s’est par exemple encore distinguée cette semaine de ses partenaires européens en ne votant pas, contrairement à eux, en faveur de la résolution approuvée par l’Assemblée générale des Nations unies sur proposition de l’Ukraine), l’UE reste vulnérable. Et, derrière elle, notre modèle démocratique et libéral tout entier.
À côté des agressions extérieures, celui-ci se délite aussi sous l’effet de la fragilisation de son propre système politique, économique et social.
Si on laisse de côté la situation particulière des régimes désormais qualifiés d’« illibéraux » (Hongrie, Serbie…) qui restent encore très minoritaires, le malaise politique dans les démocraties libérales l’emporte de loin sur la confiance observée lors des années de croissance. Une situation qui se traduit, dans les urnes, par le recul des partis traditionnels, illustré aussi bien par la claque des sociaux-démocrates allemands, qui n’ont remporté que 16,4 % des voix aux élections législatives de dimanche 23 février, que par la montée des populismes de gauche comme de droite, qui enserrent désormais le « bloc central » en France.
Les causes profondes de cette « désillusion démocratique », pour parler comme Dominique Schnapper (« Les désillusions de la démocratie », 2024), restent difficiles à appréhender. Mais au-delà de la colère et parfois du désir de vengeance qui alimentent de l’extérieur la contestation du modèle, les passions qui nourrissent aujourd’hui ce repli de la démocratie libérale semblent procéder de deux mécanismes internes qui se renforcent l’un l’autre.
Le premier prend la forme d’une certaine peur de l’avenir, sans doute nourrie à la fois par la frustration des classes moyennes, qui ne profitent plus guère de la croissance (désormais ralentie), un évident doute identitaire lié aux migrations et à la démographie et peut-être aussi et enfin par une certaine polarisation des opinions, de plus en plus crispées sous l’effet de réseaux sociaux devenus hors de contrôle.
Le second mécanisme à l’œuvre, d’après le professeur de science politique à l’Université de Paris Panthéon-Assas Jean-Vincent Holeindre (« Le réveil des passions », in Sciences humaines, sur « Le nouvel âge des idées politiques », décembre 2024), c’est le « rejet des collectifs constitués » (partis, Églises, syndicats, familles) qui, au passage, comporte un aspect positif : si les citoyens ne font plus guère confiance à une action politique pilotée par en haut (l’État), ils aspirent en revanche de plus en plus à créer des « collectifs à l’échelle locale », au service de causes (comme le climat), qui transcendent le plus souvent les clivages politiques traditionnels.
Le problème est que comprendre – au moins dans les grandes lignes – les maux de notre démocratie, leurs causes comme leurs terribles conséquences, ne présage en rien de leur résolution.
Les tentatives pour « réinventer la démocratie », aussi généreuses soient-elles (mieux partager les richesses pour réduire les inégalités, garantir une meilleure éducation politique, encourager un patriotisme plus inclusif, pour reprendre le programme de Yasha Mounk, in « Le peuple contre la démocratie », 2018 ) surtout lorsqu’elles sont fondées sur une utopie de rassemblement à but régénératif (réhabilitation de la notion de « fraternité » par la sociologue Eva IIIouz par exemple, en passant par « l’éthique du passant » suggérant « un double rapport de solidarité et de détachement », promue par le philosophe et historien Achille Mbembe, dans ses « Politique de l’inimitié » en 2016) sont d’un réconfort moral certain, mais apparaissent de peu de poids. Car elles se heurtent de plein fouet à un double obstacle réel majeur : la sidération, d’une part, qui intervient dans un climat géopolitique mais aussi social devenu tellement anxiogène qu’il laisse un certain nombre d’acteurs comme impuissants face à des responsabilités de reconstruction qui semblent les dépasser. Et la précipitation, d’autre part, à construire des réponses souvent partielles (notamment dans un contexte d’instabilité politique, de contrainte plus forte sur les finances publiques, et de circulation effrénée et non maîtrisée de l’information par voie numérique) plutôt qu’à une prise de recul en vue de l’élaboration patiente et lucide d’un nouveau contrat social global, dans lequel la vertu mais aussi la performance associée à l’action publique seraient de nature à restaurer la confiance et l’espoir du plus grand nombre, autour de quelques principes de nature à relégitimer l’intervention publique aux yeux de ceux qui en bénéficient (en tant qu’usagers) et de ceux qui la financent (en tant que contribuables).
Avec la pandémie de 2020-2021, nos démocraties avaient redécouvert avec plus ou moins de bonheur « l’incertitude ». Celle-ci s’est encore renforcée avec les crises géopolitiques (en Ukraine et au Proche-Orient) qui sévissent toujours. Comme si la décomposition (politique, économique, sociale, écologique…) devait toujours aller aussi loin qu’on peut le craindre, avant que nos démocraties ne trouvent la force et le désir irrépressible de se réveiller, pour se reconstruire enfin.
En faisant cavalier seul dans les négociations de paix avec la Russie autour d’arrangements principalement économiques, Donald Trump pourrait apparaître un peu plus encore comme le fossoyeur de la démocratie libérale. Il n’est toutefois pas certain qu’on ne le regardera pas demain plutôt comme celui qui aura provoqué le réveil politique de l’Europe occidentale, libérale et démocratique.
Car si l’on veut trouver du réconfort sur ce qui nous attend demain, il nous est possible de méditer cet avertissement (heureux) de Friedrich Hölderlin (1770-1843), qui suggère que le pire n’est pas forcément l’horizon naturel de l’Histoire : « là où naît le danger croît aussi ce qui sauve ».
François Perret