À vocation parlementaire1, l’article 27 de la Constitution de 1958 aurait dû, par la force des choses, se « présidentialiser » avec l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. C’est en tout cas l’horizon que permettait d’entrevoir la désignation d’un Président-hors-partis. Ce billet vise donc à repartir du discours de Bayeux du mois de juin 1946 pour en interroger l’actualité et ainsi comprendre pourquoi la mise en place d’un Président placé « au-dessus des partis politiques » trouve difficilement à s’appliquer en dépit de l’approbation criante d’une partie de l’électorat Français.
Si les présidents de la Ve République, que le plus illustre des Français percevait initialement comme de simples « juges de l’intérêt national »2 placés en-dehors de toutes contingences politiques, sont parvenus à devenir (via notamment les potentialités de la coutume praeter legem3) de véritables mandataires des élus de la Nation, et plus exactement de leur majorité, l’élection du Président Emmanuel Macron n’aura pas permis, malgré toutes les promesses que le dépassement du clivage droite/gauche pouvait pourtant laisser présager, de raviver la flemme du discours de Bayeux et de revenir, par la même occasion, à la conception initiale du Général de Gaulle de la figure présidentielle.
Ce faux retour en arrière est d’autant plus regrettable que le mandat présidentiel actuel démontre bien à quel point le Chef de l’État ne peut plus se contenter d’être l’élu des siens.
Ce qui était vrai en 1962, au moment du tournant présidentialiste, ne l’est sans doute plus en 2021. Ce qui laisse supposer, au regard du texte de 1958, que la nullité du mandat impératif – qu’identifie l’article 27 – devrait bel et bien lui être applicable. Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition, prenons le pari, que la démocratie pourrait rester le gouvernement du plus grand nombre au fil des ans. En attendant ce paradigme, aucun retour, fusse-t-il embryonnaire, à la conception initiale du Général n’est à prévoir dans l’hexagone.
Plusieurs éléments en attestent : en premier lieu le droit de message auquel a recouru Emmanuel Macron en juillet 2018 pour détourner son discours de politique générale en incantation adressée prioritairement voire exclusivement à sa majorité à l’hémicycle4. Dans un tout autre registre, le grand débat national permettant soi-disant sans la moindre discrimination d’affiliation à un parti, à tous d’échanger sur des questions essentielles pour la vie de la Nation, n’a pas connu le succès populaire tant escompté5. Et que dire de la crise sociale d’ampleur nationale initiée par le mouvement des Gilles jaunes en 2018, sinon qu’elle n’a pas débouché sur l’adoption tant recherchée – car maintes fois demandée – du référendum d’initiative citoyenne ? Quoi de plus gaullien, pourtant, que le recours au référendum… L’occasion était si belle de l’institutionnaliser !
Donc conformément à ce que l’expérience de la pratique a toujours révélé sous l’ère post-de Gaulle, les citoyens Français préfèrent l’élection d’un Président-chef de fil de la fabrique de la loi, à l’image de ce qui se fait outre-Atlantique, à celle d’un Président-arbitre perché au-dessus des partis. Et c’est d’autant plus vrai que les Gouvernements successifs ont tous eu massivement recours, particulièrement depuis les années 2000, aux ordonnances de l’article 38 pour rationaliser la chambre basse5. C’est d’ailleurs de ce point de vue-là que la mandature du Président actuel semble avoir définitivement aboli le discours de Bayeux. Précisément car la neutralité politique affichée si clairement lors de la campagne de 2017 ne s’est jamais traduite, du moins dans les faits, par un respect plus scrupuleux de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif. Donc par un retour à la conception initiale de la séparation des pouvoirs telle qu’envisagée dès 1946 par le Général de Gaulle.
Ces éléments connus, il convient de comprendre en quoi l’apparition soudaine, dans le paysage politique français, d’un candidat sans coloration spécifique aurait logiquement dû entrainer – ce qui n’est pas le cas en pratique – la neutralisation des fonctions présidentielles (I). C’est plutôt l’inverse qui s’est produit : nous avons assisté à une sacralisation desdites fonctions, sans qu’aucun remède à la bipolarisation de la vie politique ne soit réellement proposé (II). La présidentialisation du régime s’en est dès lors et sans grande surprise trouvée renforcée (III). Ce qui relance le débat autour du mandat non-impératif : devrait-on l’étendre au Président de la République (IV) ?
I/ – De la conception initiale de Charles de Gaulle de l’homme providentiel à l’apparition prévisible d’un Président de la République hors-partis politiques.
Dès le mois de juin 1946, le Général de Gaulle précisait qu’un Chef d’État puissant – dont les tâches ne peuvent être qu’importantes et variées – doit être nécessairement placé en-dehors des clivages partisans. Ce retrait de la vie politique n’est pas anodin puisqu’il explique sans doute pourquoi le pouvoir exécutif doit véritablement procéder de la figure présidentielle. Instinctivement, nous pourrions alors penser que pour être crédible, un tel chef devrait être assujetti, ou a minima s’auto-soumettre, à l’article 27 de la Constitution de 1958. Or, il n’en est rien ! Si le Général de Gaulle et Emmanuel Macron partagent le même rejet des partis, ils croient également en la même image de l’homme providentiel6. Et celui-ci a un programme politique à mener, n’en déplaise aux partis.
Nous pouvons dès lors imaginer que l’apolitisation – qu’elle soit revendiquée ou bien réelle – de la figure présidentielle ne constitue rien d’autre qu’une manœuvre électoraliste pour renforcer la personnalisation du pouvoir.
Et que sortir de l’appareillage politique n’empêche aucunement d’assouvir toutes sortes d’ambitions personnelles, en ce compris la magistrature suprême, par nature politisée. Dans pareille occurrence, cela dit, seule une importante légitimité démocratique – que l’exercice périlleux du suffrage universel direct permet, il est vrai, d’obtenir – semble pouvoir prémunir le lauréat du discrédit autoritariste. C’est donc là qu’entre en jeu la course à la démocratie ! Et quoi de mieux, pour la remporter, qu’une réformation complète du mode de scrutin à la présidentielle ? Il aura fallu cinq ans au Général de Gaulle, de 1958 à 1962, pour s’en apercevoir.
À l’inverse, nous pourrions défendre l’idée d’après laquelle l’apolitisation de la fonction présidentielle devrait logiquement entraîner la dépassionnalisation des débats partisans. Et par la même occasion, une banalisation de la figure du Chef de l’État. La personnalité qui s’en approche au plus près sous la Ve République est sûrement celle de l’hypo-président François Hollande. Or, on l’a tous lu quelque part, c’est l’image du « Président Jupitérien » qui collerait parfaitement à la peau du Président actuel…
II/ – Le rejet des partis par la figure présidentielle n’apporte aucun remède à la bipolarisation de la vie politique.
« Prenons-nous tels que nous sommes », prévenait le Général de Gaulle à Bayeux, en juin 1946. S’il est difficile de jongler entre l’hyper et l’hypo-présidence, ce qui peut aisément se comprendre, autant choisir sa propre personnalité en essayant – contrairement au Général – de ne pas en changer sur toute la durée de la mandature. Promettre l’hypo-présidence aux Français, sous couvert d’arbitrage et de retrait par rapport à la vie politique, pour ensuite se comporter en Duce n’est certainement pas la meilleure façon de réconcilier, le jour du scrutin, les abstentionnistes avec les urnes. Le regain d’intérêt pour le vote-sanction – le plus souvent extrémiste – paraît, en outre, particulièrement risqué. C’est d’autant plus vrai que le « Macronisme » est une forme sophistiquée du centrisme. Et que le centrisme, hormis celui qu’incarna l’UDF, n’a jamais été au pouvoir en France…
Un président hors-partis ne devrait pas être un législateur en chef.
À aucun moment, il ne devrait avoir la possibilité, ni même l’idée, de garder la main sur sa majorité en remaniant sans concertation préalable ses ministères, ou en supprimant sans consultation populaire les grands corps de l’État. La « rénovation profonde » dont parlait de Gaulle – celle en mesure de nous faire « plus nombreux, plus puissants, plus fraternels » – n’a jamais supposé d’empiéter si souvent, et surtout sans fondement, sur les plates-bandes des pouvoirs législatif et judiciaire. Il était seulement question, en juin 1946, d’« observer des règles de vie nationale qui tendent à nous rassembler quand […] nous sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes ! ». Si nous vivons toujours à une époque « bien dure et bien dangereuse », pour reprendre la formule du Général, nous ne sommes toutefois plus au lendemain de la Libération. Puisse l’actuel Président s’en souvenir.
III/ – Le dépassement du clivage droite/gauche renforce la présidentialisation du régime parlementaire français.
Si le Président est « la clé de voûte des Institutions sous la Ve République », le régime présidentiel n’en reste pas moins « hors d’état de fonctionner », ainsi que le soulignait Michel Debré dans son discours du 27 août 1958 devant le Conseil d’État. Mais cela n’a pas empêché le Général de Gaulle d’opérer un tournant vers la présidentialisation du régime en 1962, alors qu’il défendait, du moins initialement, la séparation stricte et intangible des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif. En d’autres termes, le rôle d’arbitre situé en-dehors des partis politiques n’est pas si neutre qu’il n’y paraît. Cette casquette est en réalité interchangeable avec celle, plus connue, de l’hyper Président (ainsi que plusieurs Chefs de l’État – au premier rang desquels figure Nicolas Sarkozy – l’ont parfaitement compris sous la Ve République).
De l’arbitrage à l’hyper présidence, il n’y a donc qu’un pas.
Et celui que semble avoir franchi Emmanuel Macron depuis son élection pourrait bien y ressembler, en regardant notamment, mais pas seulement, sa gestion de la réforme des retraites. Se pose alors la question des rapports entre l’apolitisation de la figure présidentielle d’un côté, et la présidentialisation, voire la personnification, du régime mixte français de l’autre. Beaucoup de théories circulent sur Internet et dans les médias, mais il est sans doute préférable d’y voir des accointances avec le Gaullisme, étant entendu que c’est certainement le Général, bien plus que François Hollande, qui a dû inspirer Emmanuel Macron dans son choix de ne se revendiquer d’aucun parti traditionnel. Quoi de mieux, après tout, qu’un retour en arrière pour mieux se projeter vers l’avenir ? Mais cela n’augure rien de sérieux, ouvrons les yeux, pour la re-parlementarisation du régime français.
IV/ – La soumission des Présidents à l’article 27 : un moyen d’enrayer les candidatures en trompe-l’œil ?
Si les Présidents de la République avaient, une fois élus, l’obligation ultime de satisfaire l’intérêt du plus grand nombre – et pas seulement celui de leurs électeurs –, les candidatures comme celles d’Emmanuel Macron perdraient forcément en originalité. C’est bien parce que l’article 27 de la Constitution de 1958 échappe anormalement au mandat présidentiel que des profils aussi atypiques, et résolument apolitiques, voient le jour. Sans aller jusqu’à dire que le Président Macron marque l’avènement d’une nouvelle ère et que la LREM est un parti unique, il est au moins possible de dire que son mandat sonne définitivement le glas du discours de Bayeux.
Dans ces conditions, il est devenu urgent d’enfin constitutionnaliser le problème en gardant pour ce faire à l’esprit que la Constitution reste le rempart face à n’importe quelle crise économique et politique. Si les pratiques de nos présidents ne changent pas, à savoir s’ils ne s’auto-soumettent pas d’eux-mêmes à l’article 27 – ainsi que la pratique praeter legem les autorise à le faire –, alors il faudra tôt ou tard réviser le texte de 1958. Et ce n’est pas vouloir instaurer l’instabilité présidentielle sous la Ve République que d’exiger du Chef de l’État qu’il respecte, protège et serve le pluralisme des courants d’idées, de pensées et de convictions. C’est d’autant plus vrai que la France est une République indivisible, démocratique et sociale.
Benjamin Clemenceau, docteur en droit public et chargé de cours magistral en droit constitutionnel
1 L’article 27 proscrit l’impérativité du mandat parlementaire. Il apparaît, en conséquence, au titre IV du texte de 1958. Aucune mention n’est faite à un tel mandat au titre II relatif au Président de la République.
2 V. le discours de Bayeux du Général de Gaulle du 16 juin 1946. Celui-ci est disponible en intégralité à partir du lien Internet suivant : https://www.elysee.fr/la–presidence/le–discours–de–bayeux–194 [consulté le 24 mai 2021]
3 Cf. par exemple la démission de Michel Debré à la demande du Général de Gaulle en 1962, ou bien encore celle plus récente de Jean-Marc Ayrault à la demande de François Hollande en 2014. Si l’on se fie à la lettre du texte de 1958, la France est un régime parlementaire moniste. Or, la coutume praeter legem a justement permis aux présidents sus mentionnées de révoquer, quand bon leur semblait, leur Premier ministre. Ce qui signifie qu’en pratique, la France est un régime parlementaire dualiste. D’où l’importance de la coutume !
4 De l’avis de certains observateurs, ce discours revêtait une dimension incantatoire. Le Président Macron donnait l’impression d’être, ce jour-là, en campagne. Ce fut pour lui l’occasion de faire un bilan sur sa 1re partie de quinquennat, mais aussi d’adresser un message clair à sa majorité : il souhaite un « Parlement qui travaille ». Pour aller plus loin, voir tout particulièrement le lien Internet suivant :
https://www.lefigaro.fr/politique/2018/07/09/01002–20180709LIVWWW00141–congres–emmanuelmacron–discours–politique–partis–groupes–parlement–versailles–boycott.php [consulté le 24 mai 2021] 5 V., entre autres, M. Balu, « Le dernier “grand débat national” a été un échec retentissant », Huffpost, 15 janvier 2019.
5 Sur ce point, v. tout particulièrement P. de Montalivet, « L’inflation des ordonnances », Revue de droit public, 2017, n° 1, p. 37 et s.
6 Cet attachement à l’homme providentiel n’est pas propre à la France, mais est relativement commun à l’ensemble des pays du pourtour méditerranéen. En Italie, on parle de Duce, en Turquie de Reïs etc.