Les temps sont troublés et le seuil dans cet autre monde qui se profile est difficile à franchir pour la simple raison qu’aucune trace mémorielle, aucun imaginaire ne nous permet de nous projeter. Les menaces multiples commencent à s’incrémenter, et dans cette trame de fond d’incertitude et d’urgence, notre esprit oscille entre déni, repli sur soi, peur, paralysie ou au contraire engagement.
Les sciences de l’information et de la communication, nées à l’aube du XXe siècle, propulsées par des réflexions académiques et des projets scientifiques, ont singulièrement bien documenté cet état de fait. L’inquiétude perce au tout début du XXe siècle, lorsque les inventions technologiques ont installé un vingtième siècle communicant et circulant (héliogravure et photogravure, 1872, linotype, 1884, rotogravure puis offset en 1904 et rotative en 1911 ouvrent une communication d’information et de loisir massive alors que parallèlement le son et l’image, au travers de l’invention du téléphone, 1877, de la cinématographie, 1895, et des premiers nickelodeons, 1905, à Pittsburgh animent des médias qui réduisent la distance et entrent dans le quotidien). Et c’est parallèlement à ce début du vingtième siècle que se construisent les toutes premières bases méthodiques de la communication des organisations. Dès 1906, Ivy Lee pose les bases des relations presse, après l’accident du New York-Atlantic City, puis invente le mécénat d’entreprise pour les Rockefeller en 1914. Pendant ce temps, Daniel Lasker, vers 1912, pose les bases de la communication de marque dans l’agence Lord and Thomas. Trois ans plus tard, George Edward Creel, mandaté pour tourner l’opinion publique américaine en faveur de l’entrée dans la Première Guerre mondiale des États-Unis, construit un plan de communication remarquable, stratégique, basé sur les relations publiques et la communication politique au sein du Comité d’information publique.
Nos principales bases communicationnelles sont donc posées dès l’avant Première Guerre mondiale.
Depuis la communication s’est étoffée au gré des découvertes scientifiques et est devenue interactionnelle, interpersonnelle, non-verbale. Les théories de la réception ont complété des approches sur l’influence, sur l’engagement, sur la résistance. Aux approches critiques philosophiques se sont adjointes des études et des recherches sur la sémiotique, le pragmatisme, le fonctionnalisme… bref, la science info-communi- cationnelle a avancé à pas de géant. Pour autant, la pratique de la communication organisationnelle s’est certes affinée et agrandie à mesure que la panoplie médiatique s’est diversifiée, mais elle ronronne sur les mêmes bases posées depuis
un siècle. Telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans la majorité des organisations, elle est emblématique d’un système de pensée issue de la seconde révolution industrielle.
DANS CE CADRE, ET ALORS QUE TOUTES NOS BOUSSOLES S’AFFOLENT, QUEL RÔLE PEUT JOUER LA COMMUNICATION DES ORGANISATIONS ? EST-ELLE COMPATIBLE AVEC UNE LUTTE CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE ?
À de multiples égards, la communication des organisations a un rôle sociétal et même transformatif essentiel à jouer dans les changements qui s’annoncent.
Ces dernières décennies, la connaissance scientifique sur les crises environnementales et sociétales en cours s’est accumulée sans pour autant parvenir à mobiliser ni à changer foncièrement notre prisme routinier. Voici maintenant plus de cinquante ans que le changement climatique est documenté, compulsé, écrit, communiqué… et voici cinquante ans que la société sait, accepte plus ou moins, et réagit peu au regard des enjeux.
Les verrous au changement sont indéniablement humains et sociétaux, ils ne sont pas scientifiques.
Dans ce cadre, la communication des organisations est l’un des leviers majeurs à l’adaptation, à l’atténuation, mais aussi et surtout à l’accompagnement. C’est un levier sans doute moins tangible que le droit et les lois, mais c’est un levier massif et puissant, capable d’embarquer vers un changement de pratiques nécessaires, vers un effort global à mener. De fait, à l’inverse, l’absence de communication ou le bruit verrouille toute possibilité d’action et de changement dans un monde devenu essentiellement communicationnel. La communication est donc essentielle, au cœur de la transformation nécessaire à opérer à court terme. Les enjeux sont énormes, et la prise de parole médiée et massive est primordiale face à un monde où infobésité et désinformation font le lit des marchands de doute et autres lobbys contraires à l’intérêt général.
MAIS QUELLE COMMUNICATION ? POUR QUELLES PRATIQUES ?
C’est la communication des organisations qui a eu la première la charge de la reddition de comptes et de rapportage de la démarche de responsabilité sociale et environnementale amorcée par les organisations. En particulier, la communication institutionnelle a été historiquement en première ligne et mobilisée pour les rapports RSE alors que la communication commerciale et publicitaire s’est saisie, en parallèle et parfois malheureusement de manière caricaturale, de l’aubaine thématique. Dans le premier cas, l’exercice a été complexe et parfois maladroit quand les organisations, pressées d’afficher leur investissement, ont créé des labels et indicateurs ad hoc dans leurs rapports extra- financiers, dits rapports RSE. Dans le deuxième cas, la pratique publicitaire quant à elle a cristallisé les reproches et jeté parfois l’opprobre sur l’intégralité de la profession des communicants quand elle n’a pas hésité à « laver plus vert » : les accusations de greenwashing sont encore légion et on peine, presque vingt-cinq ans après les premiers abus, à trouver la bonne matrice discursive.
La ligne de crête est toujours délicate à trouver, malgré un travail approfondi de la profession sur les discours, les récits et les argumentaires, dans un exercice d’auto-régulation approfondi et régulièrement réactualisé.
La communication interne s’est saisie des enjeux de la RSE (discrimination, trans- parence, gouvernance, éthique…) mais malgré les chartes et déclarations signées (entreprises à mission, raison d’être), la pratique n’a pas évolué dans l’absolu.
Les relations publiques se sont essentiellement focalisées sur l’éco-responsabilité des actions. La communication digitale en est à se poser la question de son empreinte carbone et de la sobriété numérique. La sphère médiatique a bien signé, dans sa grande majorité, depuis deux ans, la charte pour un journalisme à la hauteur des enjeux écologiques, mais, de fait, les changements ne sont pas conséquents dans la majorité des rédactions. En résumé, des changements ont certes eu lieu, mais ils sont loin d’être à la hauteur des enjeux.
Pourtant des solutions existent, parfois portées par la recherche scientifique en sciences de l’information et de la communication, parfois portées par des collectifs de la société civile, parfois également co-construites, co-designées dans les territoires.
Cette communication différente, qui décloisonne et qui s’écarte du modèle du vingtième siècle classique porté par des considérations et des enjeux de marché, a un autre tempo, un autre niveau rhétorique, un esprit et une pratique communicationnelle.
Elle s’enseigne de manière encore trop confidentielle dans quelques masters universitaires en pointe et très spécialisés sur la communication et la transition écologique. Elle s’analyse, se pense et se modélise au sein d’un important et dynamique collectif de chercheurs regroupés au sein du Groupe de Recherche Communication, Environnement, Sciences et Société. Cette recherche écoute et accorde une large place aux mémoires et aux paroles vernaculaires, aux signaux faibles, aux groupes « inaudibilisés ». Elle s’intéresse aux effets de ventriloquie opérés par ceux qui n’ont pas de voie publique (par exemple les générations futures, le vivant non humain). Elle s’interroge sur l’invisibilisation de certains faits, travaille sur la distorsion de certains discours, sur les ef- fets de cristallisation et de circulation des points de vue. Elle a isolé des grandes voies narratives et sémiotiques qui ont construit le discours environnemental, mis en face les phénomènes de biais cognitifs et émotionnels qui distordent et brouillent la compréhension des messages, et analysé les phénomènes de construction du doute, de controverses et polémiques dont se sont saisis des acteurs intéressés à l’inertie et au silence face au changement climatique.
Ce sont souvent des recherches-actions qui ont été menées, et qui sont donc en possibilité de modéliser et de proposer une autre forme de communication, dite communication environnementale ou responsable pour les organisations.
Cette communication s’éloigne des plans de communications descendants traditionnels, fait une large place au co-design, à l’intelligence collective et à la participation. Elle prend le temps de la consultation, de l’écoute et de la mise en circulation des points de vue existants. Elle déverrouille les nœuds de blocage, s’intéresse à l’expression des lignes de ruptures sociales et à la compréhension des atteintes environnementales, dans une recherche de consensus et de solutions. C’est une communication de contact, de pédagogie et d’expressions de voies minoritaires. C’est une communication plus complexe, ancrée, ad hoc qui s’exprime mal dans les canaux traditionnels. C’est une communication multiscalaire, mosaïque, où la dimension familière et locale est prépondérante, mais où le niveau circulatoire efficace est souvent global. C’est enfin une communication que l’on peut également qualifier de sensible, qui va au contact, où le communicant passe d’une posture de chef fiacre à celui de facilitateur de flux conversationnel et de médiation.
La communication dite responsable est transformative et au service de l’intérêt général. Elle est donc fortement connotée par la prise en compte de communs. Elle est délibérative, documentée, et réaliste. C’est une communication dite à impact, au sens où elle est engagée et vise le changement de comportement. Elle s’appuie sur des règles déontologiques puissantes, basées sur des principes de clarté, de véracité et de proportionnalité des messages. Elle se coconstruit, portée par de larges communautés. Elle est singulière et parfois opposée à la communication plus classique portée par un message unique et décliné.
La communication responsable change de prisme et se rapproche des gens et des territoires. Nous avons cherché à la qualifier et très curieusement, nous avons abouti à un nuage de mots commençant par notre première lettre alphabétique, sans avoir cherché de coquetteries mnémotechniques. Ainsi donc, pour nous, la communication responsable alerte, elle acte. Elle anticipe aussi, ce qui lui permet parfois d’atténuer, et d’adoucir. Mais surtout et avant tout, elle accompagne. Un signe du champ des possibles à venir ?
Céline Pascual Espuny
Professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, spécialisée en communication des organisations et transition écologique