Si elle était élue présidente de la République, Marine Le Pen a déjà annoncé qu’elle proposerait un référendum aux Français sur sa politique migratoire. Pierre-Yves Bocquet a analysé cette proposition de loi constitutionnelle déjà déposée à l’Assemblée nationale. L’ancien conseiller de François Hollande à l’Élysée publie ses conclusions dans La « Révolution nationale » en 100 jours et comment l’empêcher (coll Tract Gallimard janvier 2025). Explications.
Revue Politique et Parlementaire : D’après vous, la proposition de loi constitutionnelle de Marine Le Pen signe un véritable changement de régime bien que s’inscrivant dans la Constitution de la Cinquième République.
Pierre-Yves Bocquet : Ce ne serait plus la même Constitution car elle romprait avec les principes hérités de la Révolution française. Le programme dit de « préférence nationale » ou de « priorité nationale » du Rassemblement national n’est rien d’autre qu’une discrimination légale inscrite dans la Constitution. Ce que j’appelle une « xénophobie d’État » qui doit remettre en cause les principes fondamentaux de la République pour pouvoir être appliquée, notamment l’universalité des droits, en interdisant aux étrangers – et uniquement parce qu’ils sont étrangers – d’avoir accès à un certain nombre de droits. Pour le RN, il s’agit de renverser l’ordre constitutionnel sur lequel la République française est bâtie depuis 1789. Ce texte prévoit de modifier 18 articles de la Constitution et d’en ajouter 7 autres. Cela représente 25 articles en tout, soit quasiment 20 % de la Constitution qui serait complètement transformée pour qu’elle puisse dire ce que le Rassemblement national a envie qu’elle dise, à savoir « la France aux Français ».
RPP : Avec la notion d’identité nationale inscrite dans la Constitution.
Pierre-Yves Bocquet : Oui, pour la première fois, on ferait entrer cette notion nébuleuse « d’identité » dans la Constitution en confiant à la présidente de la République la responsabilité de la protéger contre les étrangers, dont le reste du texte laisse entendre qu’ils sont une menace.
Pour le RN, il s’agit de renverser l’ordre constitutionnel sur lequel la République française est bâtie depuis 1789.
Toutes les institutions de la République – qui sont toutes soumises à la Constitution – devraient appliquer ce programme de xénophobie porté par l’extrême-droite française depuis plus d’un siècle. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais réussi à le mettre en œuvre sous la République, justement parce qu’il est contradictoire avec les principes républicains issus de la Révolution française qui disent que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », qu’ils soient français ou étrangers.
RPP : Vous avez des exemples précis ?
Pierre-Yves Bocquet : Par exemple, il serait possible d’interdire à un étranger d’exercer des responsabilités associatives, la présidence d’une association ou d’une section syndicale, uniquement pour des raisons de nationalité. Selon le projet du RN, des étrangers pourraient être licenciés pour embaucher des Français à leur place, des Français pourraient attaquer l’entreprise qui à l’embauche leur aurait préféré un étranger… En interdisant aux étrangers, voire aux binationaux d’exercer des fonctions dans des organisations syndicales ou associatives, le texte veut briser les solidarités qui existent dans le monde du travail entre Français et étrangers autour de la défense des conditions de travail. C’est là où on voit la radicalité du projet et sa rupture avec deux siècles de tradition juridique française.
C’est la première fois dans l’histoire de la République que l’on verrait des droits restreints et non étendus par une modification de la Constitution.
RPP : Vous parlez donc dans votre livre de « xénophobie d’État »
Pierre-Yves Bocquet : Exactement. Et ce principe aurait la même valeur que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ou les principes sociaux du Préambule de la Constitution de 1946 qui font le bloc de constitutionnalité français, grâce à ce texte nouveau, et validé par référendum. Dans sa dimension anti-universaliste, ce projet est en totale rupture avec les principes de la Révolution française, c’est pour cette raison que je parle de « Révolution nationale ».
Ce serait aussi la première fois dans l’histoire de la République que l’on verrait des droits restreints et non étendus par une modification de la Constitution. Toutes les révisions depuis le début de la Cinquième République ont visé à élargir des droits.
RPP : Le deuxième principe nouveau qui serait inscrit dans la Constitution, c’est le principe d’identité et de mode de vie français, garantis par la République et donc par le chef de l’État.
Pierre-Yves Bocquet : Le texte lui-même ne définit pas ce principe. Mais dans l’exposé des motifs, et les exemples donnés dans la petite brochure du Rassemblement national qui présente le texte, c’est assez transparent. On y parle par exemple des crèches de Noël dont l’interdiction dans les mairies serait contraire précisément à ce principe de défense de l’identité. On voit bien qu’on est dans un discours identitaire – au sens politique du terme – et de défense d’une France fondée sur les « racines chrétiennes », des origines « européennes » et le rejet des immigrés extra-européens. C’est la xénophobie classique du Rassemblement national.
RPP : Vous parlez également d’un régime plébiscitaire.
Pierre-Yves Bocquet : Cette révision constitutionnelle importante serait faite par le biais de l’article 11 de la Constitution. En réactivant la possibilité de changer la constitution par le biais d’un référendum, sans passer par l’Assemblée nationale et le Sénat, la présidente élue aurait en fait la possibilité de faire à peu près ce qu’elle veut du texte fondamental en privant le Parlement de son pouvoir de contrôle, et en dialoguant directement avec les Français comme cela s’est fait plus tôt dans notre histoire constitutionnelle, notamment sous les deux régimes Bonapartistes.
« Dans l’histoire française, le référendum a souvent été utilisé pour étouffer la République ».
Napoléon Ier s’est fait désigner empereur des Français et avait mis fin à la République par un plébiscite, par un référendum, dès le début du XIXe siècle. Napoléon III, quand il a voulu rétablir l’empire héréditaire, a fait de même. Cela montre que le fait qu’on fasse des référendums ne signifie pas forcément qu’on renforce la démocratie, et que, dans l’histoire française, le référendum a au contraire souvent été utilisé pour étouffer la République. Et c’est dans cette tradition autoritaire hostile aux corps intermédiaires et à la démocratie représentative au Parlement que Marine Le Pen inscrit ses pas aujourd’hui.
RPP : Enfin, d’après vous, cette proposition de loi approuvée par référendum par le recours à l’article 11 de la Constitution constituerait un changement de régime quasiment irréversible.
Pierre-Yves Bocquet : En tout cas, très difficilement réversible parce qu’il y a ce que les juristes appellent une « pilule empoisonnée » dans le texte du Rassemblement national, c’est-à-dire une disposition nouvelle qui rend l’annulation de la réforme qui est proposée plus difficile qu’elle ne l’aurait été auparavant. En précisant que tout ce qui aura été validé par un référendum ne pourrait être défait que par un référendum, cela veut dire que – contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, à travers la réunion du Congrès selon l’article 89 de la Constitution -, le Parlement n’aurait plus la possibilité de modifier des dispositions de la Constitution qui auraient été validées par la voie du référendum. Quand bien même le Rassemblement national ne serait plus au pouvoir, la nouvelle majorité, même avec une majorité des trois cinquièmes au Congrès, ne pourrait pas modifier la Constitution autrement que par un référendum aux résultats toujours aléatoires.
RPP : Marine Le Pen justifie le recours à l’article 11 par le précédent créé par le Général de Gaulle en 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel.
Pierre-Yves Bocquet : Effectivement, c’est toute l’ambiguïté de cet article qui, dans l’esprit des premiers rédacteurs de la Constitution, ne visait pas à réviser la Constitution, mais dont de Gaulle a fait usage dans ce but. Un usage ratifié à 62 % par les Français en 1962. Si une telle voie était réactivée après une victoire présidentielle, la légitimité du nouveau président ou de la nouvelle présidente, de mon point de vue, sera telle qu’il sera très difficile au Conseil Constitutionnel, au Parlement et aux oppositions d’entraver cette volonté. C’est la raison pour laquelle, dans ce livre, je dis qu’au regard des menaces que fait peser cette voie plébiscitaire, il est urgent de la colmater, en inscrivant explicitement dans la Constitution qu’elle ne peut être modifiée que par la voie de l’article 89 qui est précisément prévue pour cela dans le texte fondamental.
Pierre-Yves Bocquet
Aancien conseiller de François Hollande à l’Élysée
Auteur de La « Révolution nationale » en 100 jours et comment l’empêcher
Propos recueillis par Marie-Eve Malouines